Éditorial
Faire la peau ou faire la paix ?
Théodore ONGUENE NDONGO
Ph.D, psychologue clinicien, chercheur associé, CRPPC (EA-653), Université Lumière Lyon 2, chargé de cours, École des Psychologues Praticiens.
Daniel DERIVOIS
Daniel Dérivois est professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l'Université de Bourgogne Franche Comté.
Derivois, D. (2020). Séismes identitaires, trajectoires de résilience. Une clinique de la mondialité. Chronique Sociale.
Fassin, E. (2020, 28 janvier). Nommer la violence d’Etat. Libération. Consulté le 12/01/2021 sur https://www.liberation.fr/france/2020/01/28/nommer-la-violence-d-etat_1775798
Kriegel, B. (2005). La force et la violence: une distinction capitale. Dans Unesco, La violence et ses causes: où en sommes-nous ? (pp. 25-31). Éditions Unesco – Économica.
Liiceanu, G. (1994). De la limite. Petit traité à l’usage des orgueilleux. Éditions Michalon.
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Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/faire-la-peau-ou-faire-la-paix/
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« Ce qui distingue radicalement la guerre de la chasse,
c’est que la première repose entièrement sur une dimension absente
de la seconde : l’agressivité. Et il ne suffit pas que la même flèche
puisse tuer un homme ou un singe pour identifier la guerre et la chasse1 ».
P. Clastres
Le meurtre de Georges Floyd aux USA a, une fois de plus, réactivé le débat autour des violences policières en Amérique et en Europe. Si dans l’Amérique post-Obama de Trump, les manifestations se multiplient pour continuer de dénoncer ce fléau racial qui ronge les liens sociaux depuis plusieurs générations, en France, le débat s’est vite polarisé entre la légitimité de l’usage de la force par la police et un sentiment d’impunité face à l’accumulation des accusations de violences répétées au sein de la police envers les minorités.
Si l’usage de la force est revendiqué par les fonctions régaliennes de protection de l’État, de ses institutions, et du maintien de l’ordre, le sentiment d’impunité semble trouver ses sources dans le non-respect des droits de l’homme. À bien observer, ces deux pôles trouvent leur argument dans les lois républicaines.
Les contours du débat social étant flous, il devient difficile de faire émerger dans le discours ce qui fait violence, potentiellement répréhensible, dans l’action de la police. Parler de violences policières, de racisme dans la police ou de policiers racistes peut être une étape importante dans la démarche mais semble insuffisant pour faire avancer la réflexion. Il faut interroger les sources profondes, c’est-à-dire certains éléments immuables du « fonds-intime-étranger » (Liiceanu, 1994) qui nous précèdent et à partir desquels ces scènes et accusations émergent. Par exemple, les caractéristiques physiques et biologiques, le lieu de naissance, la couleur de peau, la nation, l’époque, etc.
Quand Eric Fassin (2020) parle de « violence d’État » à la place de « violences policières », il propose un décalage intéressant car il resitue la responsabilité collective dans l’usage de la force par la police. Son approche vient questionner la possible instrumentalisation de la police et des victimes, voire ce qui relève de l’héritage identitaire (Derivois, 2020) de la question raciale et communautaire, par les institutions politiques et étatiques. Le problème est que la question raciale est encore occultée dans la France du 21e siècle. Quand elle est esquissée dans les médias et la société, c’est souvent sur fond de logiques binaires superficielles (Noirs, Arabes/Blancs ; étrangers/nationaux ; police/minorités visibles, etc.) mettant les uns contre les autres, sans interroger nos héritages communs.
Ce que dénoncent les minorités – et de plus en plus toute une nouvelle génération incluant, pour l’instant aux Etats-Unis, Blancs, Noirs, Arabes, Latinos, etc. – ce n’est pas tant la violence légitime de la police qu’un excès de violence témoignant d’une difficulté à élaborer une violence plus archaïque, existentielle, identitaire, dont les dérives raciales sont une figure. En d’autres termes, les violences policières envers les minorités traduiraient des répliques de séismes identitaires qui nous ont amenés à nous représenter les uns et les autres selon une vision racialiste, capitaliste et culturaliste depuis plusieurs siècles (Derivois, op. cit.).
Quoi qu’il en soit, la violence d’État recouvre les violences primaires non élaborées pouvant aboutir à une destructivité très forte comme les massacres, les tortures que l’État, en mal de recoller les morceaux de son identité, exercerait sur ses sujets. Mais elle recouvre aussi les violences en trop observées dans les pratiques et l’exercice des fonctions régaliennes par les agents de l’État.
Le reproche de l’usage de la force par les institutions du maintien de l’ordre peut être saisi au moins sur deux plans. Dans le premier, il peut s’agir du refus de l’autorité légitime de l’État à user de quelque force que ce soit envers ses citoyens. Ce qui amènerait à mettre en question tout usage de la force par la police. Cette conception peut conduire à une position anarchiste.
Dans le second, il peut s’agir d’une position qui reconnait et accepte l’usage de la force dans l’exercice de l’autorité de l’État, ou dans les missions de protection et d’éducation. Le point de tension ici étant une volonté d’encadrer suffisamment l’usage de la force dans le maintien de l’ordre et la protection des citoyens. Dans ce dernier cas, il s’agirait alors de définir ce qui fait violence dans les violences policières, par exemple. Quelques marqueurs de ces dérives nous semblent importants à mettre en débat :
L’intentionnalité de celui qui exerce la violence. L’utilise-t-il pour exercer la loi ou le pouvoir ? Il convient ici de distinguer la force (créatrice) de la violence (destructrice) (Kriegel, 2005).
Le territoire, pour symboliser la présence de l’État, ou pour attester qu’un bout de territoire n’échappe pas à l’autorité de l’agent de l’État ?
L’intensité de la réponse tient-elle à la qualité de l’infraction supposée et/ou de la nature de l’exercice de la force policière ?
Un autre marqueur implicite est transversal aux trois autres comme point aveugle du débat : la question des héritages identitaires ou des identités racisées. La violence est-elle utilisée pour marquer, consciemment ou inconsciemment, une supposée supériorité d’être sur les autres ?
Ces marqueurs interagissent entre eux et peuvent être, en même temps, chacun un indicateur d’une surviolence. Ainsi, la surviolence est fonction du lieu, du contexte, de l’intentionnalité et de l’intensité de l’usage de la force dans des missions d’autorité ou de protection socio-judiciaire et politique. Ce qui est en débat dans l’usage de la force dans l’action de la police, et qui tend à être qualifié de violences policières, relèverait de la surviolence, c’est-à-dire de quelque chose qui dépasse les cadres habituellement utilisés pour analyser les dérives policières.
La surviolence est une violence libérée du contrôle de la raison et, bien souvent, qui déborde les cadres qui sont supposés la contenir. Elle est ce surplus de violence, cette violence indue, existentielle, contenue dans l’exercice de la violence légitime de l’État et dans l’exercice de la force régalienne. Elle peut être exercée par toute personne porteuse d’une mission d’autorité légitime ou, tout simplement, contenue dans les formes de l’action politique et sociale.
Y répondre nécessite de changer de paradigme afin de faire l’inventaire de nos héritages identitaires, au-delà des vieilles logiques binaires et de passer du réflexe du faire la peau des uns des autres à la disponibilité psychique à faire la paix entre les époques, les territoires et les peuples.