Éditorial
© Raphaël Thiémard From Rochers-de-Naye, Switzerland, Photos prise le matin du 28 juin 2009. Source (CC BY 2.0)
Des enfants capables d’édifier un monde meilleur que celui qu’ils tiennent de nous…
Publié dans : L’autre 2016, Vol. 17, n°1
Marie Rose MORO
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.
Conche M. Quelle philosophie pour demain ? Perspectives critiques. Paris : P.U.F. ; 2003.
Devereux G. Essai d’ethnopsychiatrie générale. Paris : Gallimard ; 1970.
Gauchet M. L’enfant du désir. Le Débat « L’enfant-problème » 2004 ; 132 : 98-121.
Moro MR. La violence envers les enfants, approche transculturelle. Bruxelles : Temps d’arrêt ; 2015.
Feldman M, Asensi H, Moro MR. (Eds) Devenir des traumas d’enfance. Grenoble : La Pensée Sauvage ; 2014.
Winnicott DW. Jeu et réalité. Paris : Gallimard ; 1975 (réédité en folio en 2004).
Pour citer cet article :
Moro MR, Des enfants capables d’édifier un monde meilleur que celui qu’ils tiennent de nous… L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2016, volume 17, n°1, PP. 5-7
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/des-enfants-capables-dedifier-un-monde-meilleur-que-celui-quils-tiennent-de-nous/
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« Nos sociétés dans leur masse manifestent un refus profond
de ce que représente l’enfant à l’échelle de l’espèce :
la chance d’un avenir au-delà du présent »
Gauchet 2004
La société fait des choix pour ses enfants qui se traduisent par des orientations sociales et politiques. Il importe donc de défendre ce dont les enfants et leurs parents ont besoin pour que cela puisse se refléter dans les choix collectifs qui les aident à grandir le plus harmonieusement possible et à trouver ce dont ils ont besoin. Ceci est d’autant plus nécessaire que les enfants vivent des situations de vulnérabilité comme par exemple la situation transculturelle : naître et grandir dans un pays qui n’est pas celui dans lequel vos parents ont grandi, parfois dans une autre langue, toujours dans d’autres représentations des enfants et de leurs parents et d’autres attentes, cela ne va pas toujours de soi. D’où ces dernières années, la naissance dans le monde d’une véritable clinique transculturelle des enfants de migrants et de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, traversent des structurations familiales différentes, des langues ou des mondes : les enfants de couples mixtes, les enfants nés dans un autre pays que celui de ceux qui les adoptent, les enfants confiés à des familles éloignées, les enfants voyageurs, les enfants adoptés dans les pays du sud ou de l’est… Une clinique transculturelle qui se développe beaucoup en Europe, au Canada et aux USA et qui a des conséquences sur le travail social, éducatif, juridique ou scolaire. Au-delà, cette clinique nous permet de mieux comprendre et de mieux aider tous les enfants qui aujourd’hui vivent dans des familles élargies, séparées, recomposées et qui donc doivent apprendre à passer d’une logique à une autre, d’une famille à une autre et qui, par exemple, ont autour d’eux plusieurs femmes qui partagent la fonction maternelle ou plusieurs hommes qui partagent la fonction paternelle. Ainsi, et c’est là un semblant de paradoxe, la perspective transculturelle nous aide à penser les manières de faire et d’élever les enfants dans les sociétés contemporaines en changement.
Que ce soit dans le débat sur la réforme actuelle des collèges ou dans celui des nouvelles formes de procréation, on trouve en filigrane la question de la nature et des besoins de l’enfant, question hautement philosophique et politique.
Pour Conche (2003), le métaphysicien, quelle que soit la position philosophique que l’on prenne, on est obligé de penser la condition des enfants. Dans cette condition, arrive au premier plan celle des violences qu’on leur fait subir, au nom de ce que chaque société considère comme nécessaire pour grandir et devenir une femme ou un homme (Moro 2015). Et quelle que soit cette société, la dose est grande, toujours. Et encore plus importante pour les filles. Elle se situe parfois dans des attentes ou des projections différentes, mais cette violence est toujours présente. Sans doute y a-t-il une dose nécessaire et incompréhensible, la violence du réel en quelque sorte ? Cependant on peut maintenant légitimement s’interroger sur l’intensité de cette violence, sur l’universalité des événements traumatiques qu’on fait subir aux enfants, sur les contraintes et les punitions qu’on leur inflige « pour leur bien » ce qui parfois apparaît comme une sorte de répétition sans fin de violences, de haines, que l’on fait subir aux plus vulnérables d’entre nous, les enfants, nos enfants.
Partout, nous clamons que nous aimons les enfants pourtant nous les soumettons à des petits et grands traumas dont nous tardons par ailleurs à reconnaître la profondeur et la gravité. Si les bébés et les enfants portent les rêves de leurs parents, ils portent aussi leurs traumas et les violences qu’ils leurs infligent. Chaque enfant qui a subi un traumatisme doit et peut trouver un antidote à sa souffrance, pourtant inscrite dans sa chair et dans son processus de développement. Mais cela ne peut se faire qu’à condition qu’on reconnaisse ces traces ontologiques, ces ruptures symboliques des théories de la vie que portent les enfants à l’intérieur d’eux et qu’on aide chacun d’entre eux à retrouver, soit dans sa famille et l’espace thérapeutique, soit dans le société et le lien social, l’antidote constitué d’ingrédients intrapsychiques, intersubjectifs et collectifs1. In fine, c’est donc l’espace politique du traumatisme individuel déshabillé de ses oripeaux de l’impossible guérison qui s’ouvre devant nous pour que le futur soit possible, souhaité par les enfants et désirable pour eux. On peut préciser avec Bailly (ibid.) la nature des antidotes à la violence et au trauma chez les enfants. Bien sûr, une restauration symbolique et sociale s’impose et elle est, de la responsabilité politique : la justice, la réparation et les changements historiques contribuent à la restauration symbolique des adultes mais plus encore des enfants qui seront les citoyens de demain, dans cette société. Mais il est aussi des facteurs plus individuels qui sont de notre responsabilité clinique et sociétale : il est nécessaire de mettre en place des modalités thérapeutiques qui aident les enfants à revisiter leurs propres systèmes de théories, la manière dont ils se voient et dont ils perçoivent le monde, dans le but de modifier, réécrire, réinventer leurs théories subjectives endommagées par les événements traumatiques individuels et collectifs, uniques et surtout répétés, qui sont ceux qui compromettent le plus un rapport au monde sécurisant pour les enfants. Ceci est important à mettre en place dès l’enfance car à l’adolescence, si la blessure est encore béante alors, ce monde qui ne laisse plus de place pour leurs théories d’enfants va devenir effrayant et non désirable pour eux, ce qui fait le lit de la violence qu’elle soit dirigée contre soi ou envers les autres et contribue aux tentations idéologiques et aux répétitions sans fin de la violence et de la haine. L’objectif de ce travail de soins est de permettre à tous les enfants, quelque soient les traumas individuels ou collectifs qu’ils ont vécus, de penser, selon les mots de Winnicott (1975 : 91) que « la vie vaut la peine d’être vécue » pour elle-même, par elle-même et pour les autres. Croire que la violence est inutile et qu’elle fait du mal aux enfants, reconnaître qu’on les blesse et qu’on entrave leur développement en exerçant sur eux cette violence, les aider à se consoler et à se reconstruire quand cette souffrance s’exprime par une pathologie qui arrête leur développement ou leur fait perdre le goût à la vie, tel est l’enjeu des soins. Tous les thérapeutes doivent partager ces prémisses pour venir en aide aux bébés, aux enfants, aux adolescents et aux familles qui les portent.
Et, à côté de ce travail thérapeutique, il y a le celui de l’ensemble de la société plus philosophique et politique. La prévention de la violence et du trauma des enfants et des traces qu’ils laissent à l’intérieur d’eux est une responsabilité qui incombe à tous, parents, enseignants, éducateurs, comme le proposait déjà Winnicott après la seconde guerre mondiale. Il consiste à protéger les enfants et à les aider à reconstituer leur système de pensée même après les événements les plus terribles. On retrouve ainsi le projet de Devereux qui était de constituer une “psychologie de l’enfant, libre de tout stéréotype, c’est-à-dire une science véritable qui nous permette d’élever des enfants capables d’édifier un monde meilleur que celui qu’ils tiennent de nous“ (Devereux 1970 : 142). Beau projet collectif…
Paris le 21 janvier 2016