© Correspondances, Les Films du paradoxe Source D.G.
L’art consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée
Gilles Deleuze, les Abécédaires
Claudie le Bissonnais, chargée de projets au sein de l’association, Arcadie1 à l’issue d’une première rencontre fort prometteuse avec Laurence Petit Jouvet, n’a pas hésité, semble-il, à se tourner vers cette professionnelle de l’image, habile, sensible et généreuse qui avait déjà fait parler d’elle avec la réalisation du documentaire J’ai rêvé d’une grande étendue d’eau, en 2005.
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Elle a confié à la cinéaste un projet d’ateliers audio-visuels assorti de deux contraintes. La création de lettres filmées2 comme autant de petites formes autonomes construites à partir de prises de paroles de femmes autour du travail.
Des femmes françaises de Montreuil d’origine malienne mais aussi de femmes maliennes de Bamako et de Kayes3.
Une aventure qui s’annonçait sous le sceau de l’engagement avec des images et des témoignages figurant la diversité dans le cadre de rencontres qui bousculeraient les frontières et se tiendraient au plus près de l’expérience de femmes au travail, ici comme ailleurs.
Suffisamment d’éléments attractifs en somme pour attiser la curiosité d’une cinéaste déjà coutumière du fait4, et toujours prompte à se réjouir de vivre une nouvelle expérience transculturelle et à mener un projet sur des territoires culturellement distanciés.(Montreuil, Bamako et Kayes).
C’est ainsi que pour commencer plusieurs femmes d’origine malienne installées à Montreuil furent sollicitées par la cinéaste pour participer à ce projet.
Pour Laurence Petit Jouvet qu’elles soient de générations, de classes sociales et de parcours différents, relevaient de l’évidence.
Les rencontres à Montreuil se firent par réseaux de proximité, (avec l’Association des femmes maliennes de Montreuil) puis se poursuivirent progressivement par voisinage.
Elles furent de toutes natures : provoquées, spontanées, précoces, tardives, prometteuses, hésitantes, réservées, fortement investies, interrompues…
Mais pour la réalisatrice toutes, incontestablement fortes, chacune à sa manière.
Un premier groupe élargi se constitua autour d’un rendez-vous mensuel sur une durée d’environ trois mois dans la bibliothèque de Montreuil mise à disposition par la mairie.
Ces réunions collectives furent autant l’occasion d’échanges que de mises en commun.
Chaque femme pouvant venir si elle le souhaitait avec des objets personnels propres à l’aider à s’interroger en profondeur et à revivre des moments forts de son parcours de vie (photos, fragments de lettres, dessins, souvenirs…).
Parallèlement, durant les temps d’ateliers, leur immersion dans l’univers des lettres filmées, produites par des cinéastes de différents styles, comme « Lettres d’amour en Somalie » de Frédéric Mitterrand, des lettres plus engagées à caractère politique, ou encore des correspondances autobiographiques, constituèrent un approfondissement leur permettant de s’approcher de ce que chacune avait envie de dire au plus juste sur elle-même.
La langue française fut unanimement retenue par les femmes maliennes de Montreuil pour s’exprimer.
Se croisèrent ainsi dans ces ateliers toutes sortes de personnalités féminines qui ne se seraient peut-être jamais rencontrées en dehors de ce projet.
Des femmes de différentes générations inscrites dans leur quotidien, vaquant à leurs activités, en âge d’être grand-mères ou jeunes.
Des femmes n’ayant pas eu le choix de venir vivre en France, sans formation, dans une totale insécurité financière, administrative, parfois soumises solitairement à un travail fatiguant sans se départir pour autant de leurs espoirs et de leurs attentes.
Des femmes qui ont des bleus à l’âme (divorce sans consentement), qui ne voient pas grandir leurs enfants mais qui aux détours de leurs tourments trouvent sens et réconfort dans leur travail prenant ainsi soin des autres.
Des femmes qui disent leur immense peur de devenir différentes, qui craignent de ne plus être reconnues au sein de leur communauté d’origine mais qui ne se découragent pas.
D’autres qui racontent leur colère sans animosité et, qui telle Omy, consultante en système informatique dans les grandes entreprises, refusent de baisser les bras lorsqu’elles se voient proposer un travail sous qualifié sans possibilité de progression, malgré leurs diplômes à cause de la discrimination raciale au travail.
Il y en a aussi qui ont pu réaliser une passion, un rêve et exercer une profession choisie qui les aide à s’épanouir et à trouver place dans la cité.
Elles sont commerçantes, femmes de ménage, maîtresses d’école, infirmières, directrices, animatrices radio, enseignantes en mécanique et elles disent toutes combien ce fut important de passer par le travail pour accéder à d’autres possibles.
Autant de femmes qui suscitent, respect, admiration et qui n’omettent pas non plus d’évoquer celles qui les ont précédées et qui leur ont ouvert le chemin, une maîtresse bienveillante, une grand-mère, un père.
Et plus elles s’expriment, plus on les trouve, authentiques, averties, volontaires, battantes, lucides, comme Fatouma qui dit sur un ton de parfaite évidence que tous ses élèves sont des héros.
D’ailleurs au fur et à mesure du déroulement du projet leurs motivations se sont tellement renforcées que celles qui le souhaitèrent purent s’engager pleinement dans l’écriture après s’être assurées du soutien de la réalisatrice5.
Quelques aménagements de la contrainte initiale adroitement opérés par la cinéaste contribuèrent aussi à libérer leur parole comme cette possibilité de pouvoir s’adresser si elles le désir aient à une personne décédée, ou qui n’avait même jamais existé, ou encore à une personne imaginaire vers laquelle elles n’osaient plus se tourner.
Autant de clés dont chacune pouvait se saisir. On reconnaîtra dans cette approche la volonté de la réalisatrice de tenir à distance les poncifs habituels sur le travail trop souvent ancrés dans des représentations sociales aussi éculées et convenues que larmoyantes.
Ainsi pour l’une de ces femmes, défendre dans sa lettre, sa passion pour son métier et l’investissement qu’elle y a volontairement placé, allait aussi devenir l’occasion de chercher à retisser des liens avec une mère repartie trop tôt au pays.
Pour une autre le choix de parler à une grand-mère décédée avant sa naissance allait revivifier les mythes familiaux et interroger les places particulières occupées par certaines figures héroïques d’une lignée.
Et pour une autre enfin, peu familiarisée avec l’écriture, le soutien dosé de la réalisatrice pour l’aider à formuler ce qu’elle souhaitait dire sans risquer de voir ses propos travestis allait pouvoir s’inscrire au cœur d’un processus de co-construction libérateur, et propice à renouer par-delà l’éloignement et l’isolement avec tout un collectif des commères qu’elle tient à saluer largement.
La volonté de Laurence Petit Jouvet de donner à ces femmes toutes les possibilités de s’exprimer fut inébranlable.
Pourtant, on peut se douter que la direction, la mise en place et le suivi de toutes les étapes jusqu’à son terme d’un projet aussi ambitieux, soumis à un double objectif, ne fut pas des plus simples…
Comment en effet mener à la fois un travail collectif sous forme d’ateliers de groupe engageant chacune de ces femmes sur une voie d’expression personnelle tout en visant la réalisation d’un film commun supposant des choix, des tris, des raccourcissements, ou même parfois le regroupement de plusieurs propos fondus en un6 ?
Comment faire vivre à chacune l’unique possibilité de dire à d’autres face à la caméra une chose, fondamentale, personnelle, qui puisse être collectivement reconnue et jugée, importante pour toutes ?
Quel fil rouge choisir pour relier l’ensemble et tendre par la démarche du particulier et de la diversité à l’universel ?
Comment explorer dans le déroulement des ateliers la complexité des situations et dégager à travers des lignes de force, l’aspect libérateur, la dignité retrouvée, l’opportunité à saisir de s’ouvrir sur un ailleurs ?
Sans oublier la garantie de trouver une écoute respectueuse des choses du dedans, la possibilité de construire un pont entre ici et là-bas et enfin la proposition de revisiter au féminin une histoire géopolitique qui laisse encore trop fréquemment les femmes en situation d’exclusion.
Comment une réalisatrice « indépendante » pourrait-elle s’acquitter d’une commande portée par d’ « autres » et garantir une expression libre pour toutes (elles et elle ») dans un dispositif assorti de telles contraintes ?
Quels moyens allait-elle se donner pour accéder sans faillir et avec des moyens limités à une production finale artistique de qualité, au sein d’un dispositif dont la façon de faire était aussi importante que le résultat ?
Quelle méthodologie allait-elle favoriser pendant le tournage sachant par expérience que la mise en image et en son de chaque lettre risquerait de modifier de manière profonde et conséquente le dispositif initial lors de l’intervention d’une équipe de professionnel du cinéma chargée de s’accorder au mieux avec les désirs de chacune mais possédant aussi leurs propres impératifs ?
Comment encourager jusqu’au bout ces femmes à jouer leur propre rôle ou leur permettre de s’en remettre si nécessaire à une actrice pour dire quand même quelque chose d’important mais considéré dans un contexte particulier7 comme trop dangereux pour être adressé en direct ?
Comment contextualiser chaque propos tout en diversifiant les angles d’approche en extérieur, ou en intérieur, dans des lieux particuliers liés au travail ou dans la vie de tous les jours ?
Comment trouver pour chacune un ton, un style ? Il est un fait que toutes s’attelèrent courageusement à la tâche et participèrent aux différents moments de dérushage puis de montage prenant de la sorte activement part à la fabrication du film ainsi qu’à quelques décisions finales 8.
À l’issue de la réalisation de ces lettres filmées à Montreuil une première projection suivie d’une fête fut organisée à la maison de quartier. Vint ensuite pour la réalisatrice le moment de partir au Mali avec ces six premières lettres filmées des femmes de Montreuil pour les montrer aux femmes de Bamako et de Kayes. Il fut précisé à ces dernières qu’il n’y avait aucune obligation d’y répondre.
En fait seules les deux doyennes du groupe exerçant toutes deux l’une en France l’autre à Kayes, le métier de médiatrice, ont souhaité au regard de leur parcours de vie et de leur expérience s’adresser spontanément l’une à l’autre. Ce sont les seules.
Les consignes à suivre pour la réalisation de ces lettres filmées furent les mêmes que celles qui avaient été données à Montreuil.
Par commodité (la réalisatrice ne parlant ni le Bambara, ni le Soninké) mais aussi pour un gain de temps, l’association Images au féminin, chargée de promouvoir des formations à l’audiovisuel pour des femmes maliennes originaires de différentes villes, rassembla les deux groupes de femmes (à Bamako et à Kayes) qui participeraient au projet 10.
Le matériel de tournage fut loué sur place au Conservatoire National des Arts Multimédias de Bamako et la réalisatrice bénéficia pendant tout le travail des services d’une assistante qui est tout autant devenue le maillon indispensable d’un dispositif décentré que l’inévitable filtre culturel de références à présent bien éloignées de celles la réalisatrice.
© Correspondances, www.filmsduparadoxe.com
Comment Laurence Petit Jouvet qui avait maîtrisé jusque-là en tous points l’ensemble du processus allait-elle vivre cette perte d’une proximité langagière et culturelle. Cela allait-elle l’assombrir, la faire douter peut-être ?
Comment mener dans les temps et selon le budget imparti la seconde partie du projet en Afrique autour des deux groupes déjà constitués à Bamako et à Kayes, sachant qu’il n’y aurait aucune possibilité de recommencer si besoin était ?
Comment favoriser dans un contexte si particulier l’émergence productive de tout un jeu de correspondances entre ici et là-bas ? Comment faire résonner au plus juste les émotions et les pensées ?
Il fut convenu que les groupes maliens se réuniraient pendant une semaine à raison de 4 à 5h par jour puis que chacune prendrait le temps d’écrire sur une période à peu près similaire.
Il y eut inévitablement un sentiment d’urgence. Urgence ou incertitude, doute relié à un inévitable sentiment de maîtrise et de dépossession ?
Certes il fallait par souci d’économie agir vite et efficacement mais aussi garder les groupes mobilisés autour du projet pendant les différentes étapes.
Heureusement tel un remède local et traditionnel, la réalisatrice su prendre appui sur toute la force d’un collectif, d’où surgirent des rencontres inespérées et non prévues comme celle d’avec Doussou, une femme malienne d’expérience, profonde et généreuse qui intégra le projet en cours de route.
Doussou, qui est médiatrice familiale à Kayes, exerce avec grand art et passion, son métier et, dans le film.
Rien d’impossible non plus pour Martin Weeler qui est le compositeur de la musique de ce film.
Un complice fidèle et enthousiaste toujours disposé à mener de fructueuses investigations sonores dans le monde entier et à se réjouir de la diversité.
Un passionné, immense défricheur de musique et fervent admirateur de voix, comme celle de la célèbre griotte malienne Tata Bambo Kouyaté.
Il aura su la convaincre en dépit de l’emploi du temps déjà fort chargé de cet artiste de chanter pour ce film. Tata Bambo Kouyaté composa et enregistra ainsi dans le studio mythique de Bamako le Bogolan, un air et des paroles originales pour saluer la bravoure des femmes de Montreuil, Bamako et Kayes. On ne manquera pas d’écouter aussi bien sûr dans cette bande son sobre et rythmée, l’excellent musicienYacuba Sissoko rencontré sur place qui joue du tamani, un tambour d’aisselle qui est un instrument local.
Décidément des évènements souvent portés par les rencontres…
Un projet dont les contraintes ont stimulé l’élan créatif. Un projet qui a su naviguer au-delà des frontières et qui a su combiner dans un bel alliage l’élégance de la tradition et la fantaisie de la modernité. Un projet enfin, qui n’a jamais renoncé devant la complexité du dispositif, et qui a su au contraire utiliser toutes les richesses croisées et respecter les différentes étapes du processus de fabrication sans se départir d’aucune exigence artistique.
Alors, il faut à présent que ce film continue de vivre à l’aune des débats qu’il provoquera ici comme ailleurs.
Il le mérite grandement. À voir le jour de la première à Montreuil, la cinéaste, les yeux brillants, les joues colorées par l’émotion, drapée d’un superbe boubou taillé dans une belle étoffe bleue rude et soyeuse, un vêtement spécialement confectionné pour elle par une de ses consoeurs de Bamako, on est touché par le rayonnement qui émane de sa personne.
On voudrait la prendre dans nos bras et, remercier à notre tour, cette femme de caractère qui a du talent. Une artiste qui sait irréprochablement travailler à adoucir le monde et à le rendre vivant. Une artiste qui s’en donne les moyens et qui ne compte pas sa peine. Une exigence rare.
Indéniablement ce travail de correspondances et de transversalité fut mené avec autant de grâce que de savoir faire et de modestie.
« Vous avez tant donné » ? « Détrompez-vous, j’ai tant reçu ».
Une fois encore, tout simplement, elle y a cru et jusqu’au bout… même dans les périodes de grand doute qu’elle a traversé aussi..
Alors pour cette soirée exceptionnelle du 26 mai, on lui a dit bravo.
Parce qu’elle avait de quoi être fière, d’avoir pu ainsi rassembler autant de monde (528 spectateurs, pour une triple séance de projection) lors de cette soirée mémorable au Méliès, le cinéma mythique de Montreuil.
Projections suivies d’un débat, en présence de toutes ces femmes d’ici et de là-bas, qui une fois encore ont pris la parole librement pour dire, et raconter, devant tous ceux qui ont suivi et soutenu ce projet de prés ou de loin, mais aussi plus largement face à un public totalement mélangé.
Un monde fou en tenue d’apparat, conquis, admiratif, ravi, haut en couleur, sapé, enthousiaste, participatif, venu pour leur rendre hommage.
Il ne nous reste plus à souhaiter que les projections et les débats se multiplient en France et en Afrique pour toucher un public aussi large que possible et que d’ici peu le film soit distribué sous forme d’un DVD.
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