Article de dossier

Moustapha H. Regard clinique et historien sur un dossier de patient de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal, années 1960)

© Jeff Attaway Baobab Some call the Baobab the "Tree of Life". 6 mai 2010. Source (CC BY 2.0)

Moustapha H. Regard clinique et historien sur un dossier de patient de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal, années 1960)

Romain TIQUET

Romain Tiquet est historien, chargé de recherche au CNRS, IMAF- Centre Marc Bloch.

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Pour citer cet article :

Tiquet R. Moustapha H. Regard clinique et historien sur un dossier de patient de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal, années 1960). L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2023, volume 24, n°1, pp. 59-68

Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-dossier/moustapha-h-regard-clinique-et-historien-sur-un-dossier-de-patient-de-la-clinique-psychiatrique-de-fann-senegal-annees-1960/

Moustapha H. Regard clinique et historien sur un dossier de patient de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal, années 1960)

Cet article propose d’entrecroiser vision clinique et regard historien en se focalisant sur un dossier de patient constitué dans le cadre spécifique de la prise en charge thérapeutique à Fann au Sénégal au milieu des années 1960. En parcourant le dossier de Moustapha H., hospitalisé en 1965 puis 1967 à la clinique psychiatrique, il sera question d’interroger comment la parole donnée aux patients au cœur de la démarche de Fann permet de rendre compte et de prendre au sérieux leurs discours et ceux de leur famille. Par ailleurs, plutôt que de s’intéresser au trouble en tant que tel, il sera question d’interroger ce que dit la manifestation psychique du contexte social et historique dans laquelle elle prend forme. Enfin, la démarche des praticiens de Fann, comme celle de l’historien, n’est pas sans limites et le risque d’enfermement du patient et de sa famille comme objet d’étude ou objet d’histoire, plutôt qu’acteur de sa propre histoire demeure.

Mots clés : cas clinique, dossier du patient, ethnopsychiatrie, histoire, psychanalyse, Sénégal, XXe siècle.

Moustapha H: a clinical and historical appraisal of a patient case file in the psychiatric clinic in Fann (Senegal)

This article proposes to interweave a clinical view and a historical perspective, focusing on a patient file constituted within the specific framework of therapeutic care at Fann in Senegal in the mid-1960s. From examination of the patient file of Moustapha H., who was hospitalized in 1965 and 1967 in the psychiatric clinic, we will explore how the opportunity given to patients to express themselves is at the heart of the Fann approach makes it possible to seriously take account of what they and their families have to say. In addition, rather than focusing on the disorder as such, we will explore what the psychic manifestation has to say about the social and historical context in which it takes shape. Finally, the approach of the Fann practitioners, like that of the historians, is not without limits and the risk of confining the patient and his family as objects of study or objects of history, rather than as actor of their own history.

Keywords: 20th century, clinical case, ethno-psychiatry, history, patient file, psychoanalysis, Senegal.

Moustapha H. Perspectiva clínica e histórica sobre la historia clínica de un paciente en la clínica psiquiátrica de Fann (Senegal, años 60)

Este artículo propone cruzar la visión clínica y la perspectiva histórica centrándose en la historia clínica de un paciente durante su seguimiento terapéutico en Fann, Senegal, a mediados de la década de 1960. Al revisar el archivo de Moustapha H., hospitalizado en 1965 y luego en 1967 en la clínica psiquiátrica, se tratará de cuestionar cómo la voz dada a los pacientes permite considerar y darles valor a sus discursos y los de sus familias. Además, más que centrarse en el trastorno como tal, se tratará de cuestionar qué dice la manifestación psíquica sobre el contexto social e histórico en el que se cristaliza. Finalmente, el enfoque de los profesionales de Fann, como el del historiador, no está exento de límites, permaneciendo el riesgo de confinar al paciente y su familia como un objeto de estudio o un objeto de la historia, más que como un actor en su propia historia.

Palabras claves: caso clínico, etnopsiquiatría, historia, historia clínica, psicoanálisis, Senegal, siglo XX.

Moustapha H.1, jeune bambara de 17 ans, habitant Dakar, est amené par ses parents à la clinique psychiatrique de Fann le 4 avril 1965. Musulman, il a fait l’école coranique et a passé quelque temps à « l’école française » qu’il a dû arrêter car les frais engagés étaient trop élevés2. Au moment de son hospitalisation il est apprenti-mécanicien et vit chez ses parents. Quelques mois auparavant, au retour d’une sortie nocturne au cinéma il rencontre un seytané – un esprit malfaisant (Bullard, 2022, pp. 92-94) – sous la forme d’un papier porté par le vent, papier qui le suit jusqu’à sa porte. De retour chez lui, il explique cet événement à ses parents, son père énonce quelques versets du coran et lui crache sur la tête pour chasser le seytané. Tranquillisé pendant quelques temps, Moustapha reste néanmoins inquiet. Son inquiétude grandi quelques mois après quand il découvre les activités « malfaisantes »3 d’une famille de sorciers mandingues voisine de la concession où il habite et qui semble persécuter ses parents et lui-même. Deux mois après la rencontre avec le seytané, Moustapha développe une crise d’agitation accompagnée d’autres troubles : rétention d’urine, chute, régression, absence de coordination physique. Ses parents décident alors de l’emmener à Fann pour le faire hospitaliser4. Un mois après son entrée à la clinique psychiatrique, il obtient une permission au cours de laquelle il tente de se suicider en se tranchant la gorge. La blessure est sans gravité mais Moustapha est réhospitalisé à Fann jusqu’au 30 juin 1965, date à laquelle il sort après 97 jours resté au sein de la clinique. On apprend dans son dossier qu’il est de nouveau hospitalisé deux années plus tard, le 20 avril 1967, après avoir fait une rechute. Présentant les mêmes symptômes qu’en 1965, il est de nouveau pris en charge à Fann mais il s’évade définitivement le 18 mai 1967 et le suivi de son dossier clinique s’arrête5.

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  1. Pour des raisons de confidentialité le nom du patient est anonymisé et son numéro de dossier non divulgué. Nous tenons à remercier l’équipe de recherche MaDAf qui m’a aidé à organiser mon propos et plus particulièrement Raphaël Gallien. Cet article a reçu le soutien financier du projet ERC Stg 852448 « Governing Madness in West Africa » de la Commission Européenne.
  2. Hôpital psychiatrique de Fann (HF), Dossier Moustapha H., Résumé clinique de l’hospitalisation de 1965.
  3. HF, Tableau clinique 1965.
  4. Le dossier de Moustapha H. mentionne cependant le recours à un marabout précédant l’hospitalisation. Il ne faut pas oublier que le recours à la clinique psychiatrique de Fann s’inscrit dans un pluralisme thérapeutique où les familles de proches atteints de troubles mentaux font parfois cohabiter thérapies « traditionnelles » (marabout, guérisseur) et psychiatrie importée ou considère l’hôpital comme un dernier recours à la suite de l’échec des thérapies « traditionnelles ». Voir à ce titre Tiquet, à paraître.
  5. HF, Résumé clinique de l’hospitalisation de 1967.