Article de dossier
Les observations des bébés : un défi méthodologique et épistémologique
Publié dans : L’autre 2019, Vol. 20, n°3
Natacha COLLOMB
Natacha Collomb est chargée de recherche en anthropologie au Centre Norbert Elias, UMR 8562, Marseille.
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Pour citer cet article :
Collomb N. Les observations des bébés : un défi méthodologique et épistémologique. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2019, volume 20, n°3, pp. 252-262
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-dossier/les-observations-des-bebes-un-defi-methodologique-et-epistemologique/
Les observations des bébés: un défi méthodologique et épistémologique
Cet article à vocation épistémologique et exploratoire, se présente comme une comparaison de deux formes possibles, appartenant à deux disciplines différentes, la psychanalyse et l’anthropologie, d’investigation par l’observation du mystère que continue à constituer le bébé. L’observation selon la méthode Esther Bick a été conçue pour compléter la formation des psychanalystes et elle concerne le bébé dans sa spécificité. L’observation participante, fondatrice de l’anthropologie moderne, vise toutes les dimensions de la vie sociale mais n’a pas été pensée pour ce sujet singulier.
Après avoir proposé quelques hypothèses concernant la place marginale que le bébé occupe dans les recherches anthropologiques, je montre les points de convergence et de divergence de ces deux formes d’observation et m’interroge en conclusion sur la valeur ajoutée que constituerait la fabrication d’un syncrétisme méthodologique raisonné.
Mots clés : anthropologie, épistémologie, Esther Bick, méthode d’observation, nourrisson, objectivité, psychanalyse, subjectivité.
Observations of babies: a methodological and an epistemological challenge
This exploratory and epistemologically-oriented paper compares two alternative forms of investigation of psychoanalysis and anthropology based on observing the mystery which continues to embody babies. The observation, based on the Esther Brick method, was designed to contribute to training psychoanalysts and involves the specific nature of babies. Participant observation, the foundation of modern anthropology, concerns all dimensions of social life but not babies specifically.
After formulating a few hypotheses as to why anthropologists continue to neglect babies (long-lasting legitimate subjects of interest for all psychologies), I show where and how these two methods of observation diverge and converge. I then question the possibility of devising a richer model of observation based on reasoned methodological syncretism.
Keywords: anthropology, epistemology, Esther Bick, infant, objectivity, observation method, psychoanalysis, subjectivity.
Las observaciones de bebés: un desafío metodológico y epistemológico
Este artículo, con intenciones epistemológicas y exploratorias se presenta como una comparación de dos formas posibles de observación a través del misterio que sigue siendo el bebé, pertenecientes a dos disciplinas diferentes, el psicoanálisis y la antropología. La observación según el método de Esther Bick fue concebida para completar el entrenamiento de los psicoanalistas y concierne el bebé en su especificidad. La observación participativa, que es la base de la antropología moderna, apunta a todas las dimensiones de la vida social, pero no se ha pensado para este sujeto en particular.
Después de proponer algunas hipótesis sobre el lugar marginal que ocupa el bebé (desde hace mucho tiempo y cada vez un tema de mayor interés para la psicología) en la investigación antropológica, se muestran aquí los puntos de convergencia y divergencia de estas dos formas de observación, interrogándose, en conclusión, sobre el valor agregado que constituiría la fabricación razonable de un sincretismo metodológico.
Palabras claves: antropología, epistemología, Esther Bick, lactante, método de observación, objetividad, psicoanálisis, subjetividad.
Posons d’abord, et gardons-le à toutes fins utiles en tête que, pour des raisons que la suite clarifiera peut-être, le bébé est un support idéal à toutes les projections. Demandons-nous ensuite comment une anthropologue, qui a longtemps travaillé dans un même village du Laos autour de questions relatives à la petite enfance, en particulier sous l’angle de l’apprentissage et de son rôle dans la fabrication des personnes1, peut contribuer à établir, autour des bébés, un dialogue entre l’anthropologie et la psychanalyse. Ajoutons à un intérêt intime pour la psychanalyse, la curiosité intellectuelle ancienne, nécessaire et logique, vu ses centres d’intérêt, de cette anthropologue pour toutes les psychologies qui se sont intéressées à l’enfant, à son psychisme ou à sa pensée et à son développement. Terminons enfin par son attachement à une approche réflexive et épistémologique. Secouons. Il en sort le désir de fabriquer une anthropologie des anthropologies et des psychologies des nourrissons. L’exercice sera périlleux puisqu’il exige, en déplaçant son attention d’un village laotien vers des communautés de pratiques scientifiques qui sont en partie les siennes, de se regarder « soi-même comme un autre » (Ricœur, 1990).
Je discuterai donc dans un premier temps, nécessairement trop rapidement et partiellement, de la manière dont l’anthropologie a constitué l’enfant, et plus particulièrement le bébé, en sujet. Dans un second temps, je rebondirai à partir des questions qui auront émergé de cette incursion sur le terrain anthropologique, sur le défi méthodologique que semble avoir posé aux Sciences de l’Homme qui s’en sont préoccupées, l’étude du bébé. J’avais, dans un premier temps, souhaité mettre en relation deux idées : le mystère à percer que semble constituer le tout-petit d’humain et le rôle privilégié accordé au regard et à la vision comme voies d’accès à la connaissance2. Emblématique de cette relation me semblait être la méthode élaborée par la psychologie expérimentale, dès l’entrée du bébé en laboratoire3, pour évaluer les compétences cognitives des bébés, à savoir la mesure de la durée de fixation visuelle ou oculaire. Le principe, pour faire court et schématique, repose sur l’idée que le bébé (dont les compétences visuelles sont alors attestées) fixe plus longtemps une scène qui l’intéresse ou qui l’étonne. Le bébé ultra, et ultra précocement, compétent de la psychologie cognitive expérimentale en arrive ainsi à être décrit (Lécuyer et al. 2012 : 184), par contraste avec le bébé physicien de Piaget qui « expérimente les lois régissant les relations entre les objets », comme un « bébé astronome qui observe les variations de l’environnement qu’il n’a pas lui-même produites », la perception visuelle constituant « l’acte même de connaissance »4. J’avais négligé le fait que l’exercice de cette contribution est nécessairement contraint, et que la question du regard est une pelote dont le fil peut être déroulé à l’infini. J’invite d’ailleurs les lecteurs à une expérience parallèle de lecture de cet article, consistant à relever toutes les métaphores convoquant, directement ou indirectement, l’organe de la vision dont la notion de regard dans son immense productivité est représentative5.
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- Ma thèse, Jouer à apprendre. Spécificités des apprentissages de la petite enfance et de leur rôle dans la fabrication et la maturation des personnes chez les T’ai Dam (Ban Nakham, Nord-Laos), soutenue en 2008, est accessible en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00653051.
- Cette tendance à voir la connaissance comme une sorte de vision, est régulièrement désignée par l’expression de « métaphore oculaire », empruntée au philosophe américain Richard Rorty (1979).
- Rapportée, conventionnellement, selon Lécuyer et al. (2012), aux publications de Fantz et de Berlyne en 1958.
- Je renvoie pour une autre formulation d’une idée comparable au très bel article du neurophysiologiste Alain Berthoz (2008) pour lequel, entre autres multiples fonctions, le regard, toujours premier, oriente l’attention et guide l’action.
- Cette exploration peut-être utilement guidée par la consultation du numéro 75 de la revue Communications intitulé « Le sens du regard » et paru en 2004.