Article de dossier

© Wikidove, 2007, Mosquée Émir Abdelkader de Constantine en Algérie Source Autre

Intuitions délirantes et désirs hypothéqués :

penser la migration avec Frantz Fanon*


Simona TALIANI

Simona Taliani est psychothérapeute (« Laboratorio freudiano », Milan-Rome) et anthropologue (PhD). Chercheuse à l’Université de Turin et au Centre Frantz Fanon (Turin, Italie). Département « Culture, politique et société », via Giolitti 21/E, 10121 Turin (Italie).

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Pour citer cet article :

Taliani S. Intuitions délirantes et désirs hypothéqués : penser la migration avec Frantz Fanon. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2011, volume 12, n°3, pp. 285-295


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Intuitions délirantes et désirs hypothéqués : penser la migration avec Frantz Fanon

Fanon le Martiniquais, Fanon l’Algérien, Fanon le Noir : autant d’expressions dont a abusé ces dernières années une certaine critique littéraire se l’appropriant chaque fois sur le mode de « mon Fanon à moi », et qui risquent de déformer l’image d’un seul homme, dont les contradictions ne peuvent s’énoncer en termes d’opposition, mais plutôt comme une série d’ambivalences difficiles à liquider. Son œuvre reste imprégnée de fond en comble par une urgence subjective qui se révèle sans frein et sans trêve, page après page. C’est littéralement un immigré « écorché vif » (selon les mots de Édouard Glissant) qui se donne au lecteur depuis le début jusqu’à la fin. Ce travail se propose de repenser la migration avec Fanon, en soulignant comment il montre dès ses premiers travaux un intérêt très fort pour une situation que je nomme ici migratoire et qui ne cesse pas de l’interroger comme soldat, étudiant, médecin. La « situation migratoire » crée une rupture entre deux régimes coloniaux (l’ancien et le nouveau), et deux situations psychiques (« coloniale » et « culturelle »). La présence ou l’absence d’expériences traumatiques réelles (donc historiques) introduit une distance entre les générations, et plante une différence entre elles dans l’expression des souffrances psychiques. Ces deux « situations », celle « coloniale » et celle « culturelle », se trouvent intimement liées par l’expérience migratoire, caractérisée du fait de vivre toujours ailleurs.

Ce travail se propose donc de reparcourir l’œuvre de Fanon à partir d’un point de vue privilégié, celui de l’expérience migratoire, pour en saisir la place centrale dans la pensée d’un auteur qui a commencé à écrire en tant qu’immigré, et pour éclairer les passages qui ont permis de développer, au-delà de Fanon, les prolégomènes pour une psychanalyse à venir.

Mots clés : Frantz Fanon, histoire, identification, immigration, psychiatrie, réel, réfugiés, situation coloniale, situation transculturelle, traumatisme psychique, victimes de la traite.

Insights of Delusion and Compromised Desires: Thinking Migration with Frantz

Fanon Fanon the Caribbean, Fanon the Algerian, Fanon the Negro: expressions used by critics in recent years that risk deforming the image of a single man fraught by contradictions and unresolvable ambivalences. His works captures a state of subjective emergency, an intimate and interior exile that starts from his departure towards Europe. In his writing he encounters his exposed nerves and fibers, or in Edouard Glissant’s words, a migrant who has been flayed alive. This work rethinks migration with Fanon who thought and wrote about migration (his and others) since his first work Peau noire masques blancs. Here I put forth «migratory situation» as a rupture that brings to visibility, for Fanon and for us, the two colonial regimes (old and new colonies) and two psychic situations («cultural» and «colonial»). This rupture exposes the distance of different generations from the traumatic experience that incysts, in each generation, different forms of psychic suffering. Moreover, experience of migration shows that the migrant has always lived elsewhere and in doing so, it exposes the present dimensions of cultural and colonial situations. This essay retraces Fanon’s work from the experience of migration as an experience that was at the heart of his thought. Furthermore, it brings to the fore the part of Fanon’s work that helps us, after and beyond him, to think the prolegomena for a psychoanalysis ahead.

Keywords: alienation and absence of recognition, cultural situation and colonial situation, Frantz Fanon, healing rites and dehistorification, identification and dis-identification, migrant, psychiatry, real trauma and traumatic reality, refugees, repetition, the ghosts of History, victims of human trafficking.

Intuiciones delirantes y deseos hipotéticos: pensar la migración con Frantz Fanon

Fanon el martiniqués, Fanon el argelino, Fanon el negro: tantas expresiones de las que ha abusado estos últimos años una cierta crítica literaria. Con apropiaciones de tipo: «este es mi propio Fanon», que tienen el riesgo de deformar la imagen de un solo hombre cuyas contradicciones no pueden enunciarse en términos de oposición sino más bien como una seria de ambivalencias difíciles de liquidar. Su obra permanece impregnada completamente de una urgencia subjetiva que se revela sin freno y sin tregua, en cada página. El es literalmente un inmigrante «despellejado vivo» (según las palabras de Edouard Glissant) que se entrega al lector desde el principio hasta el final. Este trabajo se propone repensar la migración con Fanon, señalando como él muestra desde sus primeras reflexiones un interés muy fuerte por una situación que yo llamo aquí migratoria y que no deja de interrogarlo como soldado, estudiante, médico. La «situación migratoria» crea una ruptura entre dos regímenes coloniales (el antiguo y el nuevo), y dos situaciones psíquicas (colonial” y “cultural”). La presencia o la ausencia de experiencias traumáticas reales (es decir históricas) introduce una distancia entre las generaciones, e inaugura una diferencia entre ellas en la expresión del sufrimiento psíquico. Estas dos «situaciones», la «colonial» y la «cultural», se encuentran íntimamente ligadas por la experiencia migratoria, para comprender su lugar central en el pensamiento de un autor que comenzó a escribir como inmigrante, y para clarificar los pasajes que permitieron el desarrollo, más allá de Fanon, de los prolegómenos del psicoanálisis del futuro.

Palabras claves: esclavitud, Frantz Fanon, historia, identificación, immigración, psiquiatría, real, refugiados, situación colonial, situación transcultural, traumatismo psíquico.

« La jonction s’opère parfois, de façon même que l’on peut situer et dater…
[des] “individus exceptionnels”, dont le phantasme privé vient combler là
où il faut et à point nommé le trou de l’inconscient des autres »
Cornelius Castoriadis,
1975

 

La densité de l’Histoire

Je ne crois pas exagérer en disant que le moment où Frantz Fanon se révèle tout entier est celui de la migration. Entre la « situation culturelle » et la « situation coloniale » se passent sept années de migration en France1. D’abord comme soldat désillusionné pour avoir combattu pour des valeurs systématiquement niées et bafouées dans l’armée (« Je me suis trompé », écrira-t-il à ses parents) ; ensuite comme étudiant en médecine, période où il rompt résolument avec le milieu de ses compatriotes pour se risquer, seul, dans la société française et se « lactifier » un peu, comme il aimait à le répéter à Marcel Manville : « Moins on se voit, mieux on se porte », disait-il en créole à ses amis (Cherki 2000 : 29) ; comme médecin interniste enfin, qui commence à s’intéresser aux patients originaires des colonies, d’autres émigrés.

Son interrogation initiale sur la formation du sujet colonial naît de l’expérience originaire, mais les conditions de son émergence trouvent leurs racines ailleurs, en France. Il s’agissait pour lui d’expliquer la persistance de drames individuels au XXe siècle alors que le traumatisme historique était passé, que les petits garçons noirs ne voyaient plus leur père être battu ou lynché par un Blanc. « Y a-t-il eu traumatisme effectif ? », répétait-il obstinément. « À tout cela, nous répondons : non. Alors ? » (Fanon 1952 : 118). Alors mon hypothèse est qu’il s’est produit entre ces deux moments une situation migratoire ayant précipité deux temporalités distinctes (l’ancienne et la nouvelle colonie) dans un régime de société terriblement moderne, marqué à la fois par la découverte désenchantée de l’anonymat, l’impossibilité de passer inaperçu et l’étrange sensation de toujours se regarder à travers les yeux d’un autre.

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  1. Pour ce qui concerne les formules « situation coloniale » et « situation culturelle » voir F. Fanon (1952 : 68 et 124). Si la première est tirée du livre d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, la deuxième renvoie plutôt à une réalité sociale, qui engendre des mécanismes de reconnaissance particuliers tels que, après coup, l’image que le sujet a construit de lui-même peut se découvrir autre ou se retrouver renversée : « Aux Antilles – écrit Fanon – le jeune Noir s’identifie de facto à Tarzan contre les nègres. Dans une salle d’Europe, la chose est beaucoup plus difficile, car l’assistance, qui est blanche, l’apparente automatiquement aux sauvages de l’écran. Cette expérience est décisive. Le nègre sent qu’on n’est pas noir impunément » (ibid.). J’ai choisi d’entrecroiser dans mon texte ces deux situations, en interrogeant surtout le moment où – se croisant au cours de la migration – elles produisent des mécanismes de transformation psychique de l’histoire postcoloniale, qui devient à son tour une histoire de déplacements (les tropes du voyage et de l’exil). Georges Balandier a récemment soutenu que nous sommes tous, de quelques manières, dans une situation postcoloniale (2007 : 24). Si on peut bien admettre que cela est vrai, il faudra chaque fois conjuguer le postcolonial dans différentes expressions. C’est pour cette raison qu’en insistant sur la « situation migratoire » comme lieu de prolifération de rapports de sens et de domination, il nous permet de ne pas dématérialiser la réalité de cette expérience et des rapports sociaux qui en font l’enjeu ici et maintenant.

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