Le Sessad1 de Marseille reçoit un grand nombre de familles immigrées dont la langue, le langage, les traditions sont inconnus des membres de l’équipe. Dans cette situation transculturelle, créer une relation thérapeutique peut se heurter à une incompréhension mutuelle.
Le Pôle de médiation ethnoclinique existe depuis 2007 ; ses membres appartiennent aux différentes ethnies rencontrées par le Service de soins et constitue pour celui-ci une aide précieuse.
Le travail en commun se déroule en trois étapes.
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Première étape : Une demande de consultation posée par écrit précise l’origine de la famille concernée (ici une famille comorienne), le mobile de la demande d’aide (les crises répétées de Y.2, 11 ans, deuxième fils d’une fratrie de 5), ainsi que l’essentiel des difficultés rencontrées par le Sessad.
Deuxième étape : Une réunion est proposée environ quatre mois plus tard par le Pôle ethnoclinique (le pédopsychiatre est comorien) à l’équipe du Sessad. Après une présentation mutuelle, le Service dévoile ce qu’il a pu apprendre de la famille et ce qui lui pose souci :
Les parents sont originaires de villages de la Grande Comore3, appelée « Ngazidja », île la plus proche du continent africain où se parle le Shingazidja ou « grand comorien ».
De condition pauvre, entourés de fratries importantes, tous deux ont très peu bénéficié d’instruction. Le père a d’abord épousé, selon les lois coutumières, une femme de son village avec laquelle il a eu trois enfants dont des jumeaux. Puis il a quitté son île pour aller en France afin d’« avoir une meilleure vie ». Il était alors « en crise » avec son père. Celui-ci qui était le premier à lui avoir parlé de ce pays, ne lui donna pas son accord lorsqu’il prit la décision de migrer. Douze ans plus tard, il décida d’emmener sa seconde épouse4, en France afin de la protéger des menaces de sa première femme. Six enfants naquirent de cette seconde union, dont Y5 orienté au Sessad du fait de crises d’agitation répétées et incontrôlables liées à un sentiment de persécution… Les parents ne vivaient pas ensemble mais le père passait quotidiennement au domicile de sa femme6. Les intimidations de la première épouse à l’égard de la seconde les contraignirent à rompre leur alliance alors que leur dernier fils n’avait que quelques mois. Des chantages accompagnés de paroles et d’actes malveillants (envois de colis contenant de la nourriture empoisonnée, chaînes, objets maléfiques) commencèrent à installer le désordre au sein de la famille et furent suivis d’une série de deuils et d’accidents.
Avant l’apparition de ces bouleversements intrafamiliaux nous7 étions parvenus à nouer une relation de confiance avec la famille, tout particulièrement avec la mère, et ce, pendant plus d’une année. Épaulé par un enseignant spécialisé, Y., doté de bonnes potentialités s’était rapidement remis à réinvestir les études et à se sentir moins persécuté au collège. Durant cette période, il ne manifesta jamais à notre égard la moindre agressivité ni le moindre comportement désadapté8. C’est après un été particulièrement chaotique que la situation familiale commença à se dégrader et que se multiplièrent chez Y. des actes de délinquance9 assortis de périodes de déscolarisation de plus en plus fréquentes, et d’un désintérêt manifeste, se disant trop occupé10, pour nos entretiens à visée thérapeutique. Face aux réactions négatives de ce jeune garçon, le Sessad se sentit démuni. Les parents et surtout la mère dénoncèrent des étiologies sorcières concernant les deux fils aînés transformés selon eux en « monstres », la délinquance de Y. et l’encéphalite foudroyante de M11. qui les rendaient méconnaissables. Le repli de la famille sur elle-même, la violence intrafamiliale qui semblait s’y installer (mode principal de communication), les velléités d’un père résolu à vouloir régler leurs comptes aux trafiquants du quartier, armes à la main, en dehors de tout cadre légal, la décompensation et la vulnérabilité de la mère fragilisée par de violentes crises d’asthme, les brusques évanouissements de Y. qui rentrait au petit matin refusant de prendre tout repas chez lui, la découverte d’une grosse somme d’argent dissimulée dans sa chambre, la rechute de M. l’aîné, 14 ans, qui, sorti du coma au bout de trois mois après avoir un peu retrouvé l’usage de la parole et de ses membres, était soudain retourné à un état quasi-végétatif, installé à temps plein à la maison faute de place dans un lieu de soin, dépendant entièrement de son entourage… autant d’éléments qui nous amenèrent à penser que la famille ne disposait plus d’aucune protection et qu’il fallait nous tourner vers le Pôle de médiation ethnoclinique pour évoquer ces désordres et éviter que deux mondes ne se clivent définitivement autour d’interprétations et de remèdes à première vue incompatibles. En effet, suite à l’exclusion du collège de Y. avec mesure conservatoire, l’injonction de soins en hôpital de jour pour adolescents assortie de médicaments prescrits par le médecin, alors que de son côté la mère pensait que son fils était envoûté et devait partir aux Comores afin d’y être soigné traditionnellement, n’étaient pas compatibles. Sans compter le père qui avait cessé de travailler pour veiller sur M., tout en multipliant les agressions physiques et les provocations à l’égard de Y. dont il craignait la mauvaise influence sur ses autres frères et qu’il qualifiait de « fou possédé » demandant à notre Service de l’aider à l’enfermer à l’hôpital psychiatrique ou dans une prison.
Troisième étape : La médiation proprement dite réunie les parents, Y. et les deux équipes ; elle se déroula cinq mois plus tard, chacun s’y présentant avec la possibilité pour la famille de s’exprimer dans sa langue12.
La mère accepta tout en précisant qu’elle redoutait la présence du père qui disait-elle ne l’aidait pas et parlait « trop fort ». De son côté Y. avait pu dire qu’il ne viendrait pas s’il était là (cela faisait plusieurs mois qu’ils ne se parlaient plus). Le père affirma ne pas se sentir concerné et déclina d’abord notre invitation avant de se raviser quelques jours après.
Le jour de la médiation Y. et sa mère excusèrent l’absence du père qui avait dû partir aux Comores pour assister à l’enterrement d’une de ses sœurs, brutalement décédée. La séance se déroula dans un cadre paisible : une pièce de plein pied ouverte sur une cour, au mobilier simple, décorée de quelques objets offerts par des patients, une carte et un pagne coloré des Comores.
A disposition, des fruits et des boissons. Une chaise vide pour signifier la présence du père, empêché de venir. Après les présentations croisées, le médiateur rappela brièvement le but de la médiation et évoqua le travail qui allait être mis en place autour des liens que les parents avaient noués dans le système culturel qui était le leur. Attaches maniables à condition de réfléchir avec les familles à l’ordre du monde ici et là-bas. Nécessité de trouver les « choses à faire » sans oublier de se tourner vers les ancêtres (et non pas vers les enfants). Après ce rappel, un certain nombre d’éléments furent évoqués avec des temps d’arrêts sur certains mots comme « lien » par exemple, dont nous avons longtemps cherché la traduction en comorien. Attaches associées pour la maman aux articulations à trouver entre le monde caché peuplé d’invisibles et le monde visible. Le souhait de plusieurs membres du groupe de chercher aussi dans leur propre langue la signification d’autres mots importants pour eux, tels que malheurs, barrage, souffrance, blocage, devinrent les premiers énoncés d’une chaîne associative groupale13 qui, tout en se déployant sur un rythme soutenu de production de paroles, aboutirent à la création d’un discours exposant une pluralité de traitements ici et là-bas. Figurations d’une diversité de références confirmant l’appartenance de tout sujet à des ensembles lui préexistants et construits selon des modalités et des logiques particulières. Après avoir décrit les remèdes traditionnellement utilisés au pays (présages, liens entretenus avec les morts qui s’adressent aux vivants dans les rêves et disent ce qui doit être fait, prières, objets de protection) la mère a évoqué la disparition des garants (l’oncle maternel14) qui n’existaient plus pour elle ici et son sentiment de solitude avec les enfants qui étaient devenus, ici, sa seule famille et son immense richesse. Cet énoncé la ramena à sa propre histoire et à sa fonction d’enfant messagère dans son village avec les gens qui avaient pris l’habitude de l’interroger car elle voyait les choses à venir et savait comment faire. Elle évoqua les visites de son père (décédé quand elle était jeune adulte), qui continuait encore à lui donner des conseils dans ses rêves et qui l’avertissait de malheurs qui ne manquaient pas d’arriver. Aussi, nous dit-elle, si elle avait bien été avertie des dangers encourus par ses enfants, ici, elle n’avait pas su comment les en protéger. Aujourd’hui, ces songes avaient disparu et depuis, les choses étaient bloquées. Elle expliqua dans sa langue que ses dons d’enfant messager lui avaient été transmis par la lignée maternelle et plus particulièrement par sa grand-mère maternelle empoisonnée par sa propre sœur. Don qu’elle tint longtemps secret, de peur d’être attaquée à son tour. C’était d’ailleurs pour fuir tout cela qu’elle avait consenti à migrer, s’étant sentie menacée par les actes malveillants de la première femme de son époux qui lui reprochait d’avoir été choisie et s’étant perçue en danger par sa qualité d’enfant messager qui n’avait pas pu se dire dans un groupe organisé qui l’aurait protégée. Son père, qui était un « Foundi »15 avait bloqué, par le passé, les esprits musulmans de sa mère qui depuis était tombée très malade. Aujourd’hui, elle se posait avec une acuité particulière la question de la transmission de cet esprit bloqué, tout en évoquant les désordres de sa lignée. Elle dit avoir essayé de trouver des solutions mais sans succès. Comment explorer, sans le groupe, ces choses là ? Si elle a accepté de venir, c’est bien pour en parler, elle qui ne peut jamais corriger physiquement ses enfants puisque sa main est bloquée par l’esprit. Alors elle répéta que, venue dans ce pays « où il y a tout », elle souffrait parce qu’elle ne comprenait pas « pourquoi les enfants ça ne marchait pas » ? Elle voulait trouver le sens de tout cela pour faire ce qui était à faire. Le récit du rêve nous fit penser à ce que M. Rufiot avait écrit à propos du « holding onirique familial », appréhendé ici par la mère comme mode de communication et d’échange inscrit dans un creuset groupal d’inter-fantasmatisation nous invitant à éprouver les liens avec les morts sur un autre registre (ici, celui du rêve). Nous n’avons pas manqué de constater que, durant la médiation, Y. avait très peu pris la parole, ce qui était conforme puisque, dans l’ordre des générations et de la séparation des classes d’âges, les enfants comoriens sont surtout invités à créer des liens entre pairs. Silence que nous ne pûmes nous empêcher d’écouter comme la trace sonore de restes fossiles vivaces déposés sur sa personne et comme effet de désordres antérieurs qui avaient paralysé les échanges et la vie psychique du groupe familial. Nous fûmes sensibles au regard admiratif et solaire que Y. posa à plusieurs reprises sur le médiateur qui s’adressait à sa mère ; c’était comme s’il s’imaginait pouvoir aussi parler par sa bouche. Dans sa façon de prendre délicatement un des fruits de la corbeille et de le faire circuler entre nous, il montra également, nous sembla t-il, son désir de partager quelque chose avec le groupe. Avant qu’ils ne prennent congé, nous avons cherché pour eux des « paroles précieuses »16. Des mots de réconfort qui leur ont suggérés de ne pas rester seuls, de continuer à s’appuyer sur des groupes comme celui-ci, des groupes de transition qui permettent d’interroger les liens dans différentes logiques, mais aussi de prendre appui sur leurs propres modèles de regroupement comme celui des associations de son village que la mère préside. Puis nous avons, à tour de rôle, trouvé-créé des paroles de soutien pour les encourager à poursuivre ce travail afin de débloquer les choses (au sens de trouver des passages) et de continuer à s’ouvrir. Avant de partir, la mère a demandé pardon au groupe et a remercié l’assemblée17. Après leur départ, nous avons poursuivi la discussion pour parler de nos impressions, de ce à quoi nous avions été sensibles, des émotions qui nous avaient traversées, de la complexité des énoncés avancés sur un mode si peu familier, des entités très en conflit dans la lignée, de la transmission bloquée, et de la nécessité de poursuivre ce travail amorcé avec la présence du père dans le cadre d’une seconde médiation.
Après cette première médiation les choses s’apaisèrent. Y. retourna irrégulièrement au collège. La famille partit à Paris, pour le mariage du fils de l’oncle paternel. Au retour les choses se dégradèrent notamment durant l’été où M., l’aîné tomba malade18 et fut hospitalisé. Une fois sorti du coma (un mois après), il fut transporté dans un hôpital spécialisé d’un autre département. Pendant ce temps Y. livré à lui-même rentra de plus en plus tard chez lui et fut pris en flagrant délit de vols, et autres transgressions. Les crises reprirent et les altercations avec le père devinrent de plus en plus spectaculaires.
Une deuxième médiation eut lieu cinq mois plus tard et se déroula cette fois-ci en présence de la mère, de Y. et du père. Ce dernier arriva en retard annonçant d’emblée qu’il n’allait pas rester longtemps car il était pressé. Y. silencieux garda longtemps et ostensiblement la tête baissée, cachée entre ses mains. Au cours de cette médiation le père occupa beaucoup de place et la mère parla peu. Une forte tension régnait. Le père parlait fort et se montrait agité, roulant des yeux et pointant le doigt sur Y. Il déborda du cadre notamment au moment des présentations qu’il tenta d’interrompre disant qu’il nous connaissait tous. Il voulut aussi à plusieurs reprises prendre la parole sans qu’elle lui soit donnée pour menacer Y. directement. Ce comportement incita le médiateur à proposer aussitôt au père que les choses fonctionnent dans le groupe comme dans l’assemblée du village, ce qui signifiait qu’il devait attendre qu’on lui donne la parole et qu’il ne pouvait pas interrompre les autres… Ce rappel à l’ordre de la circulation de la parole au village, inscrite dans ses codes de références, l’apaisa. La carte murale de l’archipel des Comores punaisée au mur au côté d’un pagne traditionnel attira son regard. Il y chercha le nom de son village qu’il nomma pour nous, puis évoqua le lac salé qui s’y trouvait, s’adressant au groupe dans la langue comorienne. Un lac très populaire dont on parle dans les légendes, comme celle qu’il nous conta : « Dans ce village, un voyageur s’était vu refuser l’hospitalité des villageois. Après son départ, la terre s’ouvrit, engloutit tout le village, ses habitants et se métamorphosa en lac salé ». Le message parut clair : les visiteurs et les étrangers avaient droit à une bonne hospitalité selon la tradition et les valeurs d’un pays réputé pour ses qualités d’accueil. Ce que dit en d’autres termes ce proverbe « Un voisin est un voisin même si c’est un incroyant ». Mythe que vient compléter dans la séance celui des commencements, étroitement associés à la cosmogonie comorienne, qui raconte que « les premiers habitants de l’île étaient des djinns et que c’est l’homme qui, venu après, en voulant s’octroyer les meilleurs endroits près des côtes, des baies, et des plages avait exagéré et les avait mis en colère. Depuis ce jour, les hommes en apportant le désordre étaient en conflits fréquents avec les djinns qui se vengeaient ».
« Les villageois prétendent que le lac salé est un marais où les esprits sont incarnés en des animaux et qu’il faut faire attention à ne pas être “frappé”19. Le père avait-il été, lui, “frappé” ? Ce dernier nous fit part de quelques moments clés de son histoire, notamment celui de son renvoi de l’école pour agressions physiques et verbales sur son professeur. Il évoqua aussi les violences qu’il exerça sur son propre père auquel il refusait d’obéir ainsi que ses fugues répétées. Frappé de l’opprobre de tout le village20 puisqu’il ne voulait pas travailler pour aider à nourrir sa famille qui était nombreuse, il s’écarta de celle-ci, épousa une première femme du village avec laquelle il eut trois enfants puis décida de partir contre l’avis de son père21 « pour tenter sa chance » en France, un pays dont son père lui avait aussi beaucoup parlé quand il était enfant. Sans domicile fixe, il vécut clandestinement plusieurs années sans revenir au pays, et nomade, exerça divers métiers (îlotier, veilleur de nuit, manœuvre dans la bâtiment) jusqu’à ce qu’il soit victime d’un grave accident du travail22 qui le laissa paralysé quelques temps et l’amena à être opéré à plusieurs reprises. Soit trois années complètes de soins et de souffrances dans le sud de la France où il travaillait. C’est alors qu’il retourna aux Comores et prit, dans un village près du sien, une seconde épouse23, avec laquelle il se maria rapidement après que le frère24 de celle-ci, lassé des mésententes villageoises et de « la guerre des femmes », lui ait donné son accord, mais sans consulter les étoiles comme le veut la coutume. Le père ajouta que le mal de dos qui ne l’avait jamais quitté n’était en rien comparable avec la douleur et les tourments qu’il éprouvait à présent quand il pensait aux problèmes qu’il avait avec ses deux fils, celui qui était tombé si gravement malade qu’il en avait perdu l’usage de la parole et de ses membres « comme moi avant » et l’autre devenu délinquant et violent « comme moi avant aussi ». Il concluait « j’ai fait des monstres » en désignant pour preuve le bras endolori de sa femme et accusant son fils de l’avoir cassé alors qu’elle essayait de s’interposer suite à une grave altercation entre Y. et lui qui s’était envenimée lorsqu’il avait voulu l’empêcher de sortir de la maison pour se rendre à ses trafics nocturnes. Il avait alors raflé toutes ses affaires et jeté sans distinction celles-ci dans la machine à laver après avoir enfermé son fils à clef dans sa chambre à double tour. Suspendu à la fenêtre, Y. était devenu comme fou, avait menacé de se défenestrer, et de mettre le feu à la maison si son père approchait. Les pompiers durent intervenir en urgence, Y. fut amené en crise à l’hôpital et il en ressortit le lendemain avec la promesse de retourner à l’hôpital de jour. Le père hurlait alors : « Des fois je pense mourir, j’ai épuisé les ressources, je supplie mon fils d’être un enfant. J’ai aidé plein de gens et je ne sais pas aider mes enfants maintenant ». Devant ce flot de paroles nous ne fûmes pas gagnés par l’émotion ou la compassion, mais plutôt par l’agacement25. La mère prit la parole pour dire qu’elle avait déjà dit au père qu’il ne savait pas parler à son fils et qu’il le brutalisait en permanence ; que c’était là, la raison pour laquelle Y. ne lui adressait plus la parole, qu’il rentrait si tard le soir, et ne prenait plus aucun repas à la maison. Elle voulait à présent que chacun se soigne, le père aussi, et que Y. accepte d’aller à l’hôpital de jour, de prendre ses médicaments parce que dans un de ses rêves, elle avait été avertie d’un grand danger qu’il courait. A ce moment là, comme agi par cette parole, le père regarda sa montre, téléphona, se leva violemment et partit tout en menaçant physiquement et verbalement son fils avant de quitter la salle. Y. bousculé, se leva pour riposter, ils manquèrent de s’empoigner dehors et nous dûmes les séparer. Le père fut escorté pour s’en aller tandis que nous tentâmes de calmer Y. pris de tremblements. Cette crise, la première que nous voyions dura plus d’une demi-heure. Il fallut le contenir à plusieurs reprises. Seule une femme âgée qui se trouvait alors dans la cour et qui vint spontanément à sa rencontre parvint à lui parler et à l’apaiser. C’est sur ces sollicitations bienveillantes que Y. accepta enfin de rejoindre le groupe pour que nous puissions clore la séance. La mère demanda de l’aide et nous dit ne plus savoir comment parler à son fils qui ne l’écoutait pas. Elle exprima son inquiétude en pensant à l’été et à Y. qu’elle voulait écarter du danger du quartier et de ses mauvaises fréquentations. La figure de l’oncle paternel de Paris fut évoquée et Y. prit l’engagement devant nous de partir chez lui tout l’été. Il tint sa promesse.
Cependant dès la rentrée scolaire, la situation continua de se détériorer, Y. refusa de prolonger son séjour et de passer comme le souhaitait ses parents et le proposait également son oncle, toute une année scolaire à Paris. Y. poursuivit ses entretiens individuels avec la psychologue, mais assez rapidement les crises reprirent. Il eut une grave altercation avec un professeur du collège. Il refusa de retourner dans l’établissement après avoir entendu que, désormais, celui-ci ne le recevrait plus qu’aux jours prévus par la convention stipulant des journées d’hospitalisation dans un hôpital de jour. Une grosse crise survint alors qu’après s’être présenté au collège, on lui rappela qu’il n’avait rien à y faire. A la suite d’une nouvelle altercation physique avec son père, une nouvelle hospitalisation fut demandée. Y. accepta temporairement cette proposition. Embarrassée, sa mère expliqua aux autres membres de la fratrie que leur frère était parti à Lyon chez un oncle.
Troisième et dernière médiation à laquelle le père refusa de participer.
La mère de Y. et Y. arrivèrent au pôle chacun de leur côté. Après les présentations d’usage, il fut question de la place occupée par le religieux dans la famille, du statut de « Naziouia » de la mère (celle qui connaît et récite le Coran dans le groupe en l’absence du Foundi) et de ses prières qui sont « le pain des morts », qui lui permettaient de ne pas se sentir seule, de se protéger des idées noires et des violences désorganisant la famille. Prières qu’elle adressait également à Dieu pour que son fils M. recouvre la parole et l’usage de ses membres. La mère parla aussi beaucoup de son village, des fêtes, des places où les gens se rassemblaient et aussi des valeurs transmises de dignité, d’honnêteté et de solidarité. Elle se plaignit du manque de participation de Y. qui refusait de faire les courses, s’isolait, ne voulait voir ni parler à son frère, ni même rester dans sa chambre, « le seul qui ne s’était pas réjoui comme nous tous de son retour à la maison ». « Même si on n’a rien, il faut rester dans le groupe et ne pas s’isoler parce que l’on peut être attaqué ». Elle évoqua aussi la honte pour celui qui n’est pas marié ou celui dont les enfants volent. « C’est la famille qui est insultée, pas l’enfant », au village « Y. serait sanctionné par son oncle maternel et sa classe d’âge et non par ses parents comme ici ». Elle revint sur le « gouzi », celui qui n’est pas marié et qui ne cotise26 pas. « Se construire comme un humain, c’est le contraire du « gouzi ». On chercha dans notre langue l’équivalent de ce mot. Celui de marginal fut proposé, mais la mère y vit plutôt la figure d’un homme frappé, ce qui veut dire attaqué. « Un homme sale, éloigné du groupe qui n’a plus le droit de prendre la parole ». Elle nous dit qu’elle avait consulté récemment pour se faire enlever le mauvais œil et que dans ses rêves elle avait vu « les morts en colère ». Elle demanda aussi au groupe comment faire grandir les enfants ici. « Là bas Y. aurait construit sa « banga »27 changé de « classe d’âge ». Collé à sa mère, Y. ici n’est pas dans le groupe. Puis la mère parla de Y. quand il était petit. Un enfant bagarreur, colérique, un « gougourou » ce qui signifie « vite contrarié ». Alors en voyant cela, elle lui a couvert la tête parce qu’elle pensait déjà qu’il avait été « frappé ». Maintenant c’était pareil, il continuait de se battre et commettait des choses graves.
Certes, un suivi très régulier des parents aurait été nécessaire mais le comportement du père ne le permettait pas. Nous cherchâmes à faire des ponts avec les outils de soin à notre disposition, en expliquant que c’était le collège qui avait demandé l’hôpital de jour et que si Y. se sentait persécuté il ne devait pas rester seul. Le médicament était là pour rétablir l’équilibre. Le médiateur prit l’exemple de la balance qui par manque de stabilité penchait d’un côté ; la perte d’équilibre étant trop de mouvements (d’agitation), la force devant se retrouver dans le collectif et notre mission devenant alors celle de montrer à Y. les bons groupes pour lui. La mère ajouta que « la perte d’un enfant, c’est la perte d’une mère. Si l’enfant devient “un grand homme”, alors la mère aussi devient “une grande femme”. Les groupes relais doivent être pensés comme ce qui vient empêcher l’errance. Il fut alors question de la manière dont chacun avait quitté ses groupes et s’était isolé. Pour Y., cela avait commencé avec le groupe de l’école coranique. Madame revint sur la mauvaise préparation de son alliance et ses effets, sur sa difficulté à rester elle-même reliée avec le groupe de son village. Nous conclûmes avec la place très importante occupée par les ancêtres, qui savent, comme nous en avions été témoins avec Y., parler aux enfants. Ce n’est qu’au cours de cette troisième médiation que Y. accepta de se présenter. Nous avons alors pu remarquer le timbre grave de sa voix comme s’il avait grandi d’un coup. Il nous dit qu’il n’avait jamais été aux Comores à cause son asthme28, mais qu’il avait découvert le vil-lage de sa mère en regardant les cassettes familiales. Durant cette séance il prit librement la parole et son regard circula entre les membres du groupe, ne restant plus bloqué sur le médiateur. Nous conclûmes la séance comme de coutume avec les paroles précieuses et un partage de nos éprouvés.
Malgré trois médiations29 pour pénétrer dans le monde de cette famille, ultérieurement, les difficultés s’aggravèrent : Y. commit des actes de délinquance à plusieurs reprises. La présence de M. totalement dépendant au domicile accapara sa mère. Y. déscolarisé, refusa d’aller chez son oncle, menaça de se tuer s’il était orienté vers un foyer comme ses parents l’avaient demandé. Le Sessad jugea ne plus pouvoir exercer sa mission (Y. refusait de nous voir et n’était presque plus jamais chez lui). De mon côté30 je tentai de conserver malgré tout le lien avec Y. et lui écrivis régulièrement. Sa mère me dit qu’il lisait ce courrier. Malgré les timbres et l’enveloppe glissés pour qu’il réponde, il ne le fit pas. Il refusa de venir en consultation : « plus envie ». Cette réaction négative me toucha. Je pensai au début qu’il me protégeait à sa façon des mauvais groupes qui l’entouraient maintenant et que ses fréquentations étaient devenues incompatibles avec nos séances. Je ne vis plus de passages possibles si ce n’est cette tentative épistolaire unilatérale et depuis peu des échanges téléphoniques où Y. accepta de m’écouter. Je pris l’initiative d’aller, un jour, à sa rencontre au domicile et nous pûmes parler dans la cuisine. Après que l’équipe d’AEMO31 ait rendu aussi son tablier et me référant aux conseils du médiateur pour évoquer la force si particulière qui est dans le groupe, j’imaginai alors solliciter une petite équipe mobile, autre sorte de collectif. Proposition très poliment mais très fermement refusée par Y. de ce service qui de fait ne réussit jamais à le rencontrer. Alors que je ne m’y attendais pas, deux mois plus tard un éducateur de rue travaillant la nuit dans la cité où demeuraient Y. et sa famille, souhaita rencontrer notre équipe à la demande de Y., après que ce dernier lui ait parlé des liens précédemment tissés entre nous. Dans la perspective d’une première entrevue avec cet éducateur, l’éducatrice du Sessad et moi-même avons réfléchi sur la manière la plus appropriée d’encourager Y., conformément à sa demande, à se diriger vers un nouveau lieu individuel d’écoute. Toutefois avant que le relais ne soit fait avec une équipe de soin pour adolescents, également familière des problématiques transculturelles, Y. souhaita me rencontrer une dernière fois « pour me dire au revoir ». Ce jour là, très sombre, au bord des larmes, bouleversé, il m’expliqua qu’il avait été témoin la veille vers minuit, d’une altercation entre « son collègue » de 19 ans et un policier ivre. Ce dernier avait utilisé son arme, alors qu’il n’était pas de service, « pour lui tirer une balle dans le cul » après une remontrance à l’adresse de ce jeune qui entrait avec un joint dans la superette du quartier. Dans les journaux, je pus en effet lire le lendemain que ce policier avait été transféré et incarcéré à Montpellier par peur des représailles du quartier, en attendant d’être jugé.
Y. en même temps qu’il avait souhaité me dire au revoir et m’exprimer son sentiment de haine et d’injustice, put ainsi me confier toute l’importance qu’il accordait aujourd’hui à l’accueil de sa famille au Pôle de médiation ethnoclinique, en insistant aussi sur le bien fondé de toutes nos rencontres individuelles. C’est ainsi qu’il s’en alla, apaisé, accompagné de son éducateur, afin d’être accueilli par une nouvelle équipe de soin prête à l’aider à reprendre ses études.
De la complexité de tout ce cheminement, je ne pouvais pas ne pas témoigner. L’attitude de Y. à la première médiation, et sa venue au Sessad pour me rencontrer une dernière fois, m’ont confortée de l’importance de vouloir appréhender la culture et de contextualiser toutes ces « paroles précieuses ».
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