Rencontre
Vue sur la cour du centre d’accueil Pausa Source D.G.
Enjeux éthiques et démocratiques dans un centre d’accueil pour migrants à Bayonne
Frédérique CVITKOVIC
Frédérique Cvitkovic est Mmédecin cancérologue, Association Ethnotopies, Bordeaux.
Daniel DELANOË
Daniel Delanoë est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de l’Unité Mobile Trans-Culturelle, EPS Barthélemy Durand, 91152 Étampes, Chercheur associé INSERM Unité 1018, Fellow Institut Convergences Migrations (2021-2025) Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Cochin, Paris.
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
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C’est en décembre 2020 que l’association de bénévoles Diakité s’est retirée du centre d’accueil « Pausa », un centre d’accueil pour migrants situé à Bayonne, qu’elle avait initialement cogéré avec deux collectivités territoriales, la Communauté d’Agglomération du Pays Basque et la mairie de Bayonne. Au nom de leur « entière responsabilité légale et financière », ces deux institutions ont fait prévaloir leurs prérogatives dans les processus décisionnels, pour en assurer la gestion exclusive, au détriment de l’association Diakité. Devant l’impossibilité de réaliser plusieurs projets au service des personnes migrantes, Diakité décide alors de quitter le dispositif après 2 ans d’exercice.
Je poursuis l’analyse que j’avais initiée au printemps 2020 à l’occasion de mon mémoire l’obtention du diplôme universitaire « Médecines et soins transculturels » et dans lequel j’avais étudié les relations entre migrants, bénévoles et professionnels dans le centre Pausa, où j’avais plusieurs positions : bénévole de Diakité, soignante au pôle Santé du centre et réalisant une recherche sur l’association[ref]Le présent article est le fruit d’une recherche menée par Frédérique Cvitkovic, présentée en juin 2020 pour l’obtention du diplôme universitaire « Médecines et soins transculturels » coorganisé par Claire Mestre et Laurence Kotobi à l’université de Bordeaux, promotion Ho’oponopono, 2019-2020. Daniel Delanoë et Claire Mestre ont contribué à l’élaboration de la recherche et à l’écriture de l’article. Pour cette note de terrain, Frédérique Cvitkovic conserve le « Je » du discours à la première personne.[/ref]. Il ne s’agit pas seulement aujourd’hui de raconter la fin d’une aventure humaine mais aussi d’en tirer les enseignements pour de nouvelles actions de l’association. Elle projette en effet de poursuivre, en dehors du centre d’accueil, ses actions en faveur des migrants selon les mêmes valeurs à l’origine de sa création, dignité universelle et respect de l’Autre.
L’ensemble de l’analyse suit l’hypothèse de Jean-Pierre Olivier de Sardan selon laquelle travailler sur les conflits est « un des meilleurs fils directeurs qui soit pour pénétrer une société, en révéler tant la structure que les normes et les codes, ou mettre en évidence les stratégies et les logiques des acteurs et des groupes » (Olivier de Sardan, 1995, p. 232). L’analyse initiale concluait à des conflits entre logiques humanitaires et professionnelles des différents intervenants dans le centre, les bénévoles et les employées de la Communauté d’Agglomération du Pays Basque.
Le questionnement présent, écrit en juin-juillet 2021, quelques mois après que Diakité ait quitté le centre Pausa, apporte une vision plus large du conflit en incluant les « backstage actors » (Long, 1989), les acteurs des coulisses, absents du centre mais présents dans l’arène, à savoir les décideurs au niveau de la cité, de la région et de l’État, qui agissent sur les relations entre les bénévoles et les collectivités locales, chacun pour leurs intérêts propres. Ma recherche se situe dans le champ de l’anthropologie politique avec ses concepts spécifiques d’« institution » et d’« arène ». La question des interactions entre institutions et bénévoles et la question migratoire sont indissociables de l’étude de la vie citoyenne et du dialogue républicain, des tensions entre intérêt collectif et intérêt général[ref]Pour approfondir la question des tensions entre intérêt collectif et intérêt général dans le dialogue entre bénévoles citoyens et institutions, se rapporter au colloque organisé par le Sénat pour la célébration du centenaire de la loi du 1er juillet 1901 (Les colloques du Sénat, 2001).[/ref] (Les colloques du Sénat, 2001). J’ai tenté d’éviter une analyse partisane, mais il est difficile d’être bénévole engagée dans une action humanitaire et tout à la fois dans la posture distanciée du travail d’anthropologie (Terray, 2011).
Gestion commune collectivités et citoyens : un exemple exceptionnel en France
Le centre Pausa a été ouvert à Bayonne à l’automne 2018 pour accueillir les migrants de l’Afrique subsaharienne arrivant en France par le Maroc et l’Espagne. L’association Diakité, du nom d’une des premières familles accueillies, se fonde et s’associe à la mairie de Bayonne et à la Communauté d’Agglomération Pays Basque (CAPB) dans un bel élan de solidarité envers les migrants pour gérer le centre Pausa. Il s’agissait de leur offrir des conditions d’accueil dignes et réparatrices et un temps de répit (« Pausa », la pause, en euskara)[ref]Pour l’analyse sociologique de l’utilisation de ce lieu de passage comme ancrage par les jeunes migrants, se référer à l’article à paraitre dans Hommes & migrations (Déaux, 2021).[/ref]. La CAPB a mis à disposition une caserne désaffectée comportant une grande salle et quelques pièces annexes, et des blocs sanitaires donnant sur une cour goudronnée (cf. photo) Son mode de fonctionnement était exceptionnel en France, avec une gestion tripartite entre l’association de bénévoles Diakité créée à cette occasion, la CAPB et la mairie de Bayonne. Cette gestion est, de facto, bipartite le président de la CAPB étant, jusqu’à ce jour, le maire de Bayonne. Les collectivités locales assurent entièrement le financement du centre, à hauteur de plus de 70 000 euros par mois, et l’association Diakité contribue à l’effort par des apports fournis par ses membres comme l’accompagnement personnalisé des migrants, notamment médical, et l’achat et la préparation des repas du soir. Ceci, jusqu’au printemps 2020, date du premier confinement lié à la pandémie de Covid 19. Dans le centre Pausa, différents pôles se mettent en place, pour l’accueil, l’alimentation, les vêtements, l’entretien, la santé et le transport, animés par plus de cent bénévoles en 2018, autour d’une centaine de personnes accueillies par jour. Les 7 employés dont 2 cadres de la CAPB participent à l’accueil et au transport afin d’aider les accueillis à accéder à des billets de bus pour continuer leur route. Les arrivées et départs des Ouibus se font alors, probablement à la demande de la mairie, en face du centre, le long de l’Adour près du pont Henri Grenet et non au centre-ville (place des Basques), invisibilisant ainsi la présence des migrants dans la ville. A cet endroit se croisaient sans interagir, les migrants et « les gilets jaunes » qui s’étaient installés au rond-point entre le centre et le pont Henri Grenet.
Le centre Pausa comme arène locale des conflits de logiques
Le centre Pausa est destiné à offrir un accueil temporaire d’environ trois jours. Mais progressivement, en l’absence de possibilité suffisante d’accueil hors « Pausa » des demandeurs d’asile et des personnes en reconnaissance de minorité, la durée de séjour des personnes appartenant à ces deux groupes représentant jusqu’à 25 % de la population accueillie, va atteindre parfois plus de 6 mois, induisant, notamment chez les mineurs non accompagnés, un désœuvrement et une souffrance psychique, en particulier durant les confinements imposés par la pandémie de COVID 19. A cela s’ajoutent des conditions matérielles d’accueil en matière d’hébergement et de conditions sanitaires qui ne s’améliorent pas durant ces deux années. Les bénévoles de la Cimade viennent sur site accompagner les exilés dans leurs démarches administratives.
Des difficultés de fonctionnement du centre apparaissent progressivement créant des questionnements sur le risque de mise en danger des personnes accueillies qui conduisent à des réarrangements pour une meilleure structuration du centre au prix de réajustements du rôle de chacun. Ces questions étaient par exemple l’accueil des mineurs par des bénévoles le week-end, le prêt de vélos à des personnes non assurées, les relations hors du travail entre bénévoles et migrants… L’association s’engage alors dans une démarche de formation et de suivi des bénévoles par les référents des différents pôles. Bénévoles et cadres employés par la CAPB, dont un coordinateur, se réunissent toutes les une à deux semaines à la mairie et à la CAPB. Le but principal des discussions est alors de tenter de résoudre ce qui semblait être au départ des difficultés de communication et aboutissait à des conflits entre les différents acteurs et les deux parties. Une charte de fonctionnement est signée après de nombreuses discussions, 18 mois après l’ouverture du centre ; à la demande de la CAPB, elle cède l’entièreté de la gestion et la coordination des pôles à celle-ci, modifiant ainsi les rapports de force qui s’étaient établis entre les co-gestionnaires qui faisaient face à l’urgence de la situation humanitaire.
La gestion de la pandémie augmente un peu plus l’éloignement entre les deux parties. Les bénévoles, hormis ceux du pôle « médical », ne sont plus admis sur le centre pour des raisons sanitaires durant le premier confinement au printemps 2020. Les réunions de travail continuent à la mairie ou à la CAPB. Très peu de bénévoles reviennent ensuite au centre Pausa, par lassitude ou amertume devant l’évolution des relations avec le coordinateur devenu directeur du centre. De ce fait, le fonctionnement de Pausa nécessite alors, pour ne pas trop augmenter le nombre de salariés, que les pôles « alimentation » et « hygiène » soient pris en charge par les personnes migrantes elles-mêmes. Cette participation aux taches collectives dans le centre était en accord avec la volonté commune de la CAPB et des bénévoles de voir les migrants s’approprier leur lieu de vie. Mais au bout d’un an, au printemps 2021, il semble que ce soient souvent les mêmes personnes, quasi sédentarisées à Pausa, qui soient à ces postes, sans contrepartie financière ni décisionnelle dans la gestion du centre.
Les membres du pôle « santé » de Diakité présentent en juin 2020 à la CAPB et la Mairie de Bayonne, en accord avec le conseil d’administration de Diakité, un projet de partenariat avec Médecins du Monde, comme cela est fait à Briançon, à Grande Synthe et Calais. Son but est d’améliorer la prise en charge médico-sociale des migrants, sur le centre d’accueil, en liaison avec les autres antennes de Médecins du Monde notamment de l’autre côté de la frontière espagnole et avec la Coordination d’Action Interacteurs aux Frontières Intérieures (CAFI). Ce projet réintroduisait une tierce institution entre la CAPB et Diakité comme celle qui existait la première année d’ouverture du centre, avec Atherbea, une association locale professionnalisée dans l’accueil des personnes précaires et/ou demandeurs d’asile. Ce partenariat prévoyait aussi de poursuivre une action concertée avec les autres partenaires, l’ONG la Cimade et la Permanence d’Accès aux soins de Santé sur l’hôpital de Bayonne. Aucune conciliation n’est possible lors des réunions de négociation entre d’une part la CAPB, et d’autre part le médecin responsable de la PASS et les représentants de Diakité. L’échiquier politique en juin 2020 avec les élections municipales et intercommunales consolide la position du maire de Bayonne et président de la CAPB. Sa réponse négative au projet parvient oralement à l’association Diakité en décembre 2020 : « Médecins du monde, ONG internationale, ne viendra pas planter son drapeau » dira-t-il. Le conseil d’administration et le pôle « santé » de Diakité décident alors de quitter le Centre, laissant sur place tout le matériel acheté ou donné par des bénévoles. Le matériel santé en l’absence de structure médicale pouvant prendre le relai sur site est emporté par l’équipe soignante.
J’avais formulé dans mon travail de mémoire en juin 2020 l’hypothèse qu’il s’agissait de conflits de logiques générant une insatisfaction des différents intervenants ; elle sera confirmée au moyen du recueil et de l’analyse des discours de chacun des groupes d’acteurs, migrants, employés de la CAPB et bénévoles. Il s’avère que chaque groupe a ses logiques et adopte vis-à-vis des autres groupes un comportement en rapport avec sa logique prédominante :
- Le groupe des migrants, assez homogène malgré des histoires individuelles diverses, adopte une logique prédominante de survie face à la précarité, une logique d’affiliation[ref]De nombreux migrants ont subi des ruptures biographiques, décès de personnes de la famille ou d’amis, spoliations, violences familiales qui sont souvent la cause de leur départ migratoire (Bonnet et Delanoë, 2019).[/ref], voire de sur-adaptation pour gérer un quotidien difficile et un avenir incertain. Les migrants se savent le point d’union entre salariés et bénévoles, et prennent soin de ne privilégier ni les salariés ni les bénévoles.
- Les logiques professionnelle et d’éthique humanitaire, toutes deux nécessaires pour un travail médicosocial, qu’il soit rémunéré ou non, sont présentes chez les employés de la CAPB et les bénévoles.
- Les employés de la CAPB, surtout les cadres, ont un discours homogène, dominé par la logique institutionnelle de la CAPB, avec des éléments langagiers propres à cette institution, où la logique sécuritaire prédomine dans ce contexte de conflit ouvert avec la Préfecture, qui considérait le projet comme non conforme aux exigences réglementaires ou administratives.
- Un conflit entre logique humanitaire et institutionnelle peut s’entendre chez plusieurs employés vis-à-vis des migrants, lorsqu’ils emploient par exemple le terme de « présumés mineurs non accompagnés » ou de « situation stagnante » pour qualifier le groupe des demandeurs d’asile restant à Pausa en l’absence de possibilité d’accueil en centres mieux adaptés sur le territoire.
- Les bénévoles sont dans une logique humanitaire, ils sont dans la compassion envers les migrants, et sont à leurs égards soit dans le maternage soit dans une position éducative propice à favoriser leur autonomie. Il s’agit en majorité de personnes qui n’ont pas d’expérience de bénévolat auparavant, contrairement au noyau dur de bénévoles militants de l’association. Ils sont à la recherche d’une reconnaissance sociale qui pourrait se réaliser par la reconnaissance de leur travail, par définition gratuit, à travers la voie du don et contre don (Mauss, 1968). Leur travail est reconnu par les migrants, bien plus rarement par les cadres de la CAPB, ce qui est fréquemment le cas dans une institution Étatique (Alter, 2012). Je pouvais conclure, il y a presqu’un an, au printemps 2020, lors de la rédaction de ce mémoire, que les migrants faisaient les frais des conflits de logiques entre bénévoles et employés de la CAPB et qu’ils étaient l’objet des représentations de chacun sans pouvoir être sujets. Idéalement, un véritable exercice démocratique par la concertation négociée aurait dû avoir lieu entre migrants, l’association Diakité et la CAPB. Il ne fut pas possible, ni même entre Diakité et la CAPB.
Intérêt collectif et intérêt général, une réflexion étendue sur le rôle des backstage actors
Jean-Pierre Olivier de Sardan définit l’arène comme « un modèle des liens politiques, le lieu où des groupes stratégiques hétérogènes s’affrontent, mûs par des intérêts matériels ou symboliques plus ou moins compatibles » (1995, p.234). L’analyse de l’arène locale, en l’occurrence le centre d’accueil Pausa, ne suffit pas à rendre compte des raisons de l’échec de cette expérience de gestion partagée. Ce microcosme est encapsulé dans un macrocosme où les back stage actors (Long, 1989) ont une influence décisionnelle sur les stratégies du fait de leurs intérêts professionnels ou politiques. Ce passage au niveau macro-social permet une description plus riche qui dévoile les jeux de pouvoir. Une analyse anthropologique résolument politique en prenant en compte ces acteurs permet une perspective dynamique car le contexte politique peut changer et la société civile est en constante transformation. Les négociations politiques ont plus de possibilités d’être productives, si les acteurs cherchent à retrouver des valeurs communes et bâtir un projet. Devant le déséquilibre des forces en présence, à l’avantage de la CAPB gestionnaire, payeur et responsable légal, j’avais opté de traiter la problématique par son aspect institutionnel et les violences potentielles à l’intérieur d’une institution et entre institutions. L’association Diakité est tout autant que la CAPB une institution à part entière, une organisation sociale ; elle promet comme énoncé dans sa définition en philosophie politique d’être « un mécanisme légitime de construction du pouvoir et de prise de décision, permettant de transformer les conflits en négociations et de reproduire une représentation de l’intérêt général surmontant le fractionnement de la société » (Dubet, 2007)[ref]François Dubet utilise cette définition des institutions élaborée en philosophie politique puis en science politique dans un colloque à l’ENS de Lyon (Dubet, F. 2007).[/ref]. Je touchais un point sensible car lors de la restitution de mon travail auprès d’un représentant de la CAPB, le dévoilement de ces logiques à l’œuvre et l’attribution de statut d’institution à l’association Diakité sembla produire une crispation chez lui. Il y a eu, peut être aussi, une certaine frilosité de la part de Diakité à s’inviter hors de l’arène, à être reconnue en tant qu’institution à l’extérieur du centre par les autres associations, les ONG et élus politiques. Beaucoup de ceux-là découvriront alors les problèmes que Diakité avait rencontrés sur Pausa alors qu’il n’y avait plus de négociation possible entre CAPB et Diakité.
Le caractère clos de la structure Pausa, inconfortable mais rassurante, que nous avions aménagée avec les employés de la CAPB a sans doute participé à notre isolement. Cet effort à tisser des liens notamment entre les soignants du pôle santé et ceux de la Permanence d’accès aux Soins de Santé (PASS) et de l’Agence Régionale de Santé (ARS) ne se déploya pleinement qu’à l’été 2020, au moment de soutenir le projet de partenariat entre la CAPB et l’ONG Médecins du monde. Les premiers contacts infructueux laissaient certes penser que la situation locale était, forcément, complexe mais les bénévoles ont persisté à croire que leur travail suffisait à assoir leur légitimité dans la scène sociopolitique bayonnaise. Or ce travail fut constamment critiqué par le médecin de la PASS (travaillant à mi-temps) et le directeur de l’hôpital, sur l’argument qu’il se substituait au droit commun et qu’il pouvait se résumer à de la « bobologie ». L’activité du pôle santé de Pausa permit néanmoins en 18 mois 3980 consultations, chez 1427 personnes, 49 passages aux urgences et 29 hospitalisations et 165 consultations à la PASS.
Le conflit principal qui a probablement déclenché en cascade les autres conflits s’est situé entre les collectivités locales et le Ministère de l’Intérieur qui par la voix de son Préfet refusa d’allouer toute aide financière pour le fonctionnement du centre, dénonçant « un dispositif qui, in fine, contribue à la circulation des migrants potentiellement en situation irrégulière sur le territoire national ». Le maire de Bayonne a répondu dans une réunion à laquelle je participais : « L’action humanitaire menée à Pausa n’est pas illégale et répondait à une situation a- légale où rien n’était prévu pour mettre à l’abri des mineurs et des demandeurs d’asile quand les capacités d’hébergement sont débordées. ». Le 17 janvier 2019, il a déclaré à FR3 : « C’est à la fois pour des questions humanitaires mais aussi pour des questions de sécurité que nous avons pris ces dispositions. Je ne comprends pas que l’on puisse reprocher à un maire de prendre des dispositions qui ne sont que la conséquence d’une véritable carence de l’État dans l’exercice de sa souveraineté » (Carpentier et Estrade, 2019).
J’ai repéré ainsi plusieurs conflits répartis à divers niveaux :
- Les conflits institutionnels internes à Diakité et au centre Pausa : conflit entre logique organisationnelle et logique humanitaire,
- L’ambivalence de la PASS et de l’hôpital qui refusent de reconnaître la qualité de l’activité soignante des bénévoles et les voient plus en rivalité qu’en collaboration : conflit entre logique humanitaire et logique d’exclusivité professionnelle sur le soin,
- L’ambivalence de la CAPB et de la mairie de Bayonne, qui ont soutenu dès le départ l’aide aux migrants, ont financé le centre mais veulent le contrôler intégralement, au point d’exercer un niveau de contrôle qui démotive les bénévoles. La CAPB se situe entre logique humanitaire, logique administrative gestionnaire, et conflit entre volonté d’autonomie du Pays basque et pouvoir régalien de l’État.
- Le Ministère de l’Intérieur, quant à lui suit une logique : il refuse de financer le fonctionnement du centre d’accueil, au nom de la raison d’État et contre la raison humanitaire.
Le ministère apparait comme le principal backstage actor. Depuis plusieurs années, les politiques migratoires entravent l’accueil des migrants avec un but de restriction des « flux » migratoires. Les organisations humanitaires sont souvent accusées de « créer un appel d’air » en facilitant l’accueil des migrants (Vergiat, 2020). Le Pays Basque par sa situation de part et d’autre de la frontière franco-espagnole est particulièrement exposé à ces tensions qui travaillent la société civique entre légitimité des actions humanitaires et légalité des politiques migratoires.
L’ État français a contribué aux règlements et directives européennes prises en matière d’asile et d’immigration et les applique. En Méditerranée, depuis le début de l’année 2021 jusqu’à mai 2021, au moins 599 personnes sont mortes noyées en tentant de rejoindre l’Europe par bateau. Roberto Saviano dénonce « la stratégie mortifère de l’Union Européenne et de l’agence Frontex qui ferment les yeux et délèguent le sauvetage des embarcations de migrants à la Lybie ou Malte » et « la construction de l’ennemi parfait en la personne du migrant » (Saviano, 2021).
On voit, dans cette étude à propos du centre d’accueil pour migrants à Bayonne, le poids de la logique humanitaire diminuer au fur et à mesure que l’on monte dans les échelons du pouvoir. Les bénévoles sont ceux qui privilégient la logique humanitaire, même devant des difficultés organisationnelles locales, la CAPB tente de concilier logique humanitaire et gestionnaire, l’ État s’oppose entièrement à la logique humanitaire, au nom de la logique sécuritaire.
Le schéma ci-dessous figure la position des principaux acteurs par rapport à ces deux logiques. Diakité se situe dans les logiques de l’humanitaire et du bénévolat, la PASS de l’hôpital dans l’humanitaire et le professionnel non bénévole, la CAPB se situe à l’intersection dans une position intermédiaire entre bénévole et professionnelle d’une part et humanitaire et sécuritaire d’autre part, et le ministère de l’intérieur est dans la logique sécuritaire et professionnelle.
Ceci nous conduit à réfléchir sur le statut de bénévole et les difficultés d’interaction entre ceux-ci et les institutions publiques en général, ici les collectivités locales. Les bénévoles n’ont aucun lien de subordination juridique et n’obéissent qu’au triple principe de libre engagement, de gratuité et d’altérité. Une abondante littérature tant sociologique que politique traite de cette problématique. Les bénévoles sont souvent des artisans institutionnalisés des politiques migratoires. Il y a une volonté de régulation étatique et tutélaire des réponses privées amorcées par des citoyens ordinaires (Bourgois et Lievre 2019). Les collectivités locales et les bénévoles interviennent dans un espace symbolique fort, celui de l’interêt collectif et de l’interêt général (le bien commun), chacun revendiquant l’idée d’un monopole dans ce secteur, ce qui amène souvent à un conflit de légitimité (Colloque du Sénat, 2001). L’association constituée de citoyens bénévoles est l’interprète et l’intermédiaire entre deux entités locales, les élus et la population.
Le groupe social que constitue l’association Diakité a les qualités et les défauts liés au statut de bénévole, sans affichage politique, sans subordination juridique. La situation bayonnaise est en outre particulière puisque l’association Diakité n’a pas de subvention des collectivités locales, n’exerce aucun rôle financier dans la gestion du centre et n’emploit pas de salarié sur Pausa. La seule interdépendance affichée entre les acteurs des collectivités locales et le groupe des bénévoles est l’aide aux migrants. La charte de fonctionnement du centre Pausa permettait d’améliorer le lien entre tous les intervenants sur le site mais les termes du contrat plaçaient l’association Diakité en position de subordination vis-à-vis de la CAPB. Le poids de l’interêt collectif d’autres groupes, politiques, institutionnels étatiques nationaux ou régionaux s’est avéré plus prégnant en convergeant sur le refus d’une éventuelle expansion du centre d’accueil pour migrants de Bayonne. On aurait pu croire que l’expansion de Pausa servirait l’intérêt général en permettant un accueil digne des réfugiés, en démontrant notre capacité à transcender nos appartenances et interets pour une société plus humaine. Les bénévoles n’avaient pas d’autres alternatives que de suivre leur propre logique institutionnelle et ils le démontrèrent en quittant d’un seul bloc et en un jour « l’arène » qu’était le centre d’accueil Pausa.
La connaissance à un niveau national et international d’autres approches alternatives et multilatérales de la gouvernance des migrations et l’instauration d’un réseau de solidarité autour de toutes les organisations y travaillant sont nécessaires à l’étayage des actions menées par les associations. L’Organisation pour une Citoyenneté Universelle (O.C.U.), une association regroupant des organisations françaises et internationales ainsi que le Collectif des Associations aux Frontières Intérieures (C.A.F.I.) sont des exemples de réseaux collaboratifs et solidaires précieux.
Une expérience assez similaire à celle de Bayonne s’est déroulée à Briançon. Elle montre aussi que les alliances entre société civile et autorités locales sont fragiles, car liées aux politiques locales. Ainsi, l’association « Refuges solidaires » qui a accueilli depuis 2017 plus de 10.000 migrants arrivant par la frontière franco-italienne va quitter ses locaux en aout 2021, sous la menace d’une expulsion de ses locaux actuels, à la demande du nouveau maire et président de la communauté de communes du Briançonnais. Celui-ci dit qu’il va rénover ces locaux pour y accueillir le Centre d’accueil de demandeurs d’asile et argue que « La question migratoire et de l’hébergement d’urgence ne peut être réalisée que dans l’État de droit, avec des professionnels et dans un cadre réglementaire » (Brahim, Mediapart 28 avril 2021). Refuges solidaires va néanmoins pouvoir se réinstaller dans de nouveaux locaux avec d’autres associations de l’économie solidaire, sociale et environnementale grâce a un projet porté par plusieurs partenaires privés dont la fondation Caritas et le fonds Riace France. Ce dernier encourage les initiatives pérennes structurant des projets d’hospitalité territoriale, notamment les projets portés par le collectif d’associations du Pays basque et du sud des Landes dont fait partie Diakité (riacefrance.org).
Conclusion
Ainsi, in fine, le conflit dont le centre Pausa était l’épicentre illustre les tensions à l’œuvre dans la société civile entre les valeurs humanitaire de solidarité et fraternité et les contraintes réglementaires des politiques migratoires.
Il s’est résolu par le départ de l’association Diakité, ce qui a probablement servi les intérêts personnels et collectifs de plusieurs acteurs au niveau locorégional, politique ou du domaine de la santé, chacun œuvrant pour ses intérêts propres.
On peut supposer que le refus du Ministère et sa condamnation du principe même de l’aide aux migrants par l’association Diakité, a miné la légitimité de l’action de Diakité, légitimité également niée par l’hôpital, et a fini par conduire la CAPB à la contrôler au point de décourager les bénévoles. La logique humanitaire et associative n’a pas pu résister à la convergence des logiques administrative et gestionnaire de la CAPB et de la logique sécuritaire de l’État.
L’engagement des bénévoles pour des valeurs de solidarité envers les migrants dans le Pays Basque reste un terreau fertile pour repenser leur action dans l’avenir, en prenant en compte toutes ces réalités contingentes dont l’absence de soutien financier et logistique des collectivités locales et de l’État.
Remerciements
Frédérique Cvitkovic tient à remercier les membres de l’association Diakité, les professionnels et les migrants qui ont accepté les entretiens de recherche, ainsi que Nadine Theillaumas, qui a assuré la direction du mémoire de 2020.