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Le désorcèlement bocain sans hochets conceptuels

Il y a plus d’un an, quand Daniel Delanoë a pris contact avec moi, il a proposé un titre pour mon exposé, «  Les logiques de la sorcellerie du Bocage  ». Je l’ai accepté parce qu’il avait au moins l’avantage de ne m’engager à rien. Très récemment, Delanoë m’a communiqué son article sur les «  Places et fonctions […]

Il y a plus d’un an, quand Daniel Delanoë a pris contact avec moi, il a proposé un titre pour mon exposé, « Les logiques de la sorcellerie du Bocage ». Je l’ai accepté parce qu’il avait au moins l’avantage de ne m’engager à rien. Très récemment, Delanoë m’a communiqué son article sur les « Places et fonctions des étiologies traditionnelles en consultation familiale transculturelle », ainsi que, peu après, plusieurs publications de votre groupe : j’ai alors compris le genre de travail auquel vous vous consacrez, et certains de ses présupposés me sont apparus. Le titre proposé voulait sans doute favoriser une comparaison entre la sorcellerie bocaine et celles que vous rencontrez dans vos consultations, des sorcelleries importées d’Afrique ou des Antilles. Je crains qu’un tel exercice ne soit prématuré, parce qu’il postule la pertinence universelle de certains concepts anthropologiques qui, en réalité, ont servi jusqu’il y a peu à qualifier des sociétés très distantes de la nôtre.

Je voudrais donc vous faire profiter de mon expérience — une ethnographie pratiquée dans mon propre pays — pour questionner des notions que vous employez couramment, telles que « culture » ou « tradition », ou pour examiner la question des « marqueurs symboliques » de la fonction de désorceleur, qui, selon la théorie anthropologique, seraient indispensables. Cet exercice va nous conduire à effectuer le travail comparatif que vous attendez de moi, et à interroger les positions depuis lesquelles nous parlons d’autrui comme anthropologues. Je terminerai sur la notion de « croyance », un terme que, pour ma part, j’ai banni de mon vocabulaire car il évoque l’adhésion d’autrui à certaines ontologies, en laissant dans l’ombre ce à quoi nous adhérons nous-mêmes, par exemple à une conception particulière de l’être humain.

De là, le titre que j’ai donné à cet exposé, « Le désorcèlement bocain sans hochets conceptuels ». Je vais examiner la manière dont se sont présentés, dans mon ethnographie du Bocage d’abord, le concept de tradition dans sa relation avec celui de territoire ; ensuite, la nécessité supposée de « marqueurs symboliques » pour la fonction de désorceleur ; et enfin, le concept de culture, qui nous fera reconsidérer l’emploi de la notion de croyance en anthropologie et peut-être en clinique.

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1. La « tradition » et son territoire

Les anthropologues du domaine français, et en particulier ceux de la brillante école structuraliste de Toulouse — Daniel Fabre, ses collègues et leurs élèves —, considèrent que les provinces d’Ancien Régime sont le support territorial de ce qu’ils appellent « la société coutumière » (leurs prédecesseurs parlaient de « la société traditionnelle »). Selon ces auteurs, les dispositions de la « coutume » définiraient des « cultures » locales. Or cette conception est problématique pour ce qui est des pratiques sorcellaires.

En effet, j’ai travaillé dans une vaste région, que j’ai désignée par l’expression délibérément vague de « Bocage de l’Ouest français », afin de protéger la population contre la curiosité médiatique. J’ai résidé dans un village situé au nord de la Mayenne, à la limite de l’Orne et de la Manche, à partir duquel j’ai rayonné, au hasard des familles de la région qui acceptaient de me parler de sorcellerie, et des professionnels du désorcèlement que j’ai pu rencontrer par leur intermédiaire.

Pour des raisons multiples, dont beaucoup tenaient à la répression des pratiques sorcellaires, et d’autres, à la pensée sorcellaire elle-même, les familles choisissaient leur magicien professionnel à distance de leur domicile, toujours au-delà de frontières judiciaires, religieuses, ou administratives : entre une famille ensorcelée et son magicien, il pouvait y avoir 50 ou 80 km. La projection sur une carte de toutes ces dyades — une famille ensorcelée, et, à plusieurs dizaines de kms de la ferme, son désorceleur — dessinait un territoire étendu, mais non pas infini : dans la plupart des cas, j’ai pu identifier des villages voisins où la sorcellerie ne semblait pas être pratiquée. Il existait donc bien un espace des pratiques sorcellaires, distinct d’un autre, dépourvu de sorcellerie.

Or la carte du territoire à sorcellerie ne recoupe pas celle qu’on pourrait dresser à partir des ouvrages des folkloristes du XIXe siècle. Ceux-ci, par exemple, avaient relevé de la sorcellerie dans la Normandie d’Ancien Régime, mais pas en Bretagne, où pourtant j’en ai trouvé — et certains d’entre eux proposaient d’ailleurs, avec un siècle d’avance, une explication quasi structuraliste de cette différence frappante.

Une autre difficulté concernait la Mayenne. Les folkloristes du XIXe siècle ont quasiment ignoré le territoire de ce département, qui se situe entre ces deux provinces à forte identité culturelle que sont la Bretagne et la Normandie. Ils l’ont donc traité, de façon implicite, comme si c’était une région dépourvue de « culture traditionnelle », ou de « société coutumière », et pas seulement en matière de sorcellerie. Pour trouver des indications sur la Mayenne dans les revues de traditions populaires, j’ai dû me rabattre sur une rubrique intitulée « Miettes folkloriques ». Même un structuraliste aussi inventif que mes collègues de Toulouse ne parviendrait pas à imaginer un « système symbolique » à partir de trois « miettes » — par exemple, un motif de broderie, un menu de noces, et, mettons, un bref récit de sorcellerie. C’est que, sous l’Ancien Régime, la Mayenne avait été une sorte de bien vacant, un cadeau que les rois de France offraient alternativement aux ducs de Bretagne ou à ceux de Normandie, et dont ceux-ci, à leur tour, offraient des parcelles à tel ou tel de leurs vassaux. Les folkloristes puis les anthropologues de la France se sont donc focalisés sur les régions à forte identité, à partir desquelles il était possible de construire des oppositions structurales — comme celle de la Bretagne avec la Normandie —, et ils ont négligé les régions à identité faible ou fluctuante comme la Mayenne ou, plus au sud, les pays de Loire. Faut-il en conclure que ces régions sont dépourvues de passé, de traditions, de culture, de système symbolique ? Reste qu’elles ne sont pas dépourvues de sorcellerie.

Parmi les provinces dotées d’une forte identité culturelle, et qui, de ce fait, ont été étudiées par les folkloristes du XIXe siècle, considérons à présent une région ou j’ai moi-même travaillé, le Calvados, en pleine Normandie. J’ai passé en revue les ouvrages des folkloristes en ayant présente à l’esprit la forme de sorcellerie que j’ai trouvée sur le terrain, centrée sur le désorcèlement : j’ai présenté celui-ci dans Désorceler comme une sorte de processus thérapeutique visant à réduire les malheurs répétés qui affectent la production, la reproduction et la survie des bêtes et des gens dans une exploitation agricole familiale.

J’ai donc dressé un tableau comparatif, sur un siècle, des techniques visant à parer les menaces qui pèsent sur une ferme : des techniques aussi bien matérielles (par exemple les techniques agricoles, la mécanique, la prévision météorologique, l’art vétérinaire, la médecine) que symboliques (la sorcellerie, la guérison magique, la religion — qu’elle soit officielle ou « populaire » —, le soin psychique). Et, d’une période à l’autre, j’ai noté les déplacements, les apparitions et les disparitions liés à la sorcellerie. Vous trouverez cette analyse au chapitre 3 de Désorceler, que j’ai intitulé « L’invention d’une thérapie » afin de souligner l’innovation culturelle constituée par le désorcèlement tel que je l’ai rencontré au XXe siècle.

Une seule catégorie de récits de sorcellerie était présente aussi bien chez les folkloristes du XIXe siècle que dans mes notes de terrain, ceux que j’appelle les récits exemplaires, qui rapportent un miracle effectué par sorcellerie, une suite d’événements incroyables qui sont autant d’entorses aux règles reconnues de la causalité physique. Ils sont tenus par des gens qui adhèrent aux idées sorcellaires, et qui les adressent à un interlocuteur bienveillant, ou à dont l’attitude ne dit pas d’emblée qu’il n’y adhère pas.

Au XXe siècle, les ensorcelés sont décrits comme des gens ordinaires, totalement dépourvus de force magique, qui subissent l’attaque d’un fermier de leurs relations (un de leurs semblables, mais qui serait doté de force magique), et qui n’ont pas d’autre issue que de s’en remettre à un professionnel de la défense magique, le désorceleur. Au contraire, au XIXe siècle, les gens ordinaires disposaient de nombreux moyens pour contrer la plupart des attaques sorcellaires par leurs propres moyens. Les costauds pouvaient rosser leur sorcier pour lui faire passer le goût de l’agression magique. Les chrétiens (donc, tout le monde, n’importe qui), disposaient de prières spécifiques à prononcer, de gestes rituels à faire, de symboles religieux et d’objets bénits à poser aux endroits menacés. Enfin, les gens âgés, d’une part, et les membres de certaines professions, de l’autre, disposaient de parades spécifiques. Parmi les professionnels, notons les prêtres et les médecins (possesseurs d’un savoir réputé aussi puissant qu’une sorcellerie), et les postillons, que leurs incursions hors de l’espace humanisé des villages mettaient à la merci des sorciers, mais qui disposaient de marteaux magiques dont ils frappaient les fers de leurs chevaux. Par ailleurs, dans les récits du XIX siècle, des médecins et des prêtres pouvaient aussi occuper la fonction de désorceleur. Enfin, les sorciers possibles n’étaient pas seulement, à l’époque, une famille de fermiers en relations avec la famille ensorcelée : ce pouvaient être, en outre, des mendiants (incapables de posséder une maison et une terre), des bergers (donc des garçons trop jeunes pour être responsables d’une ferme), et, d’une façon plus générale, la classe d’âge qu’on appelait « la jeunesse ». Car les jeunes gens jetaient des sorts pour faire rire de leurs victimes, se conformant ainsi à leur fonction de gardiens de la moralité publique.

Que conclure de ces données sur la tradition sorcellaire ? J’ai trouvé dans le Bocage, au cours des années 1970, un certain nombre de désorceleurs et de familles ensorcelées, prises dans de gravissimes malheurs répétés et incompréhensibles. Ces dyades ensorcelés-désorceleur étaient réparties sur un vaste territoire qui ne correspondait exclusivement ni à des « cultures » traditionnelles spécifiques ni à d’anciens territoires à sorcellerie ; au surplus, les idées et les pratiques sorcellaires s’étaient profondément modifiées depuis un siècle. Les désorceleurs et leurs clients, ainsi d’ailleurs que l’opinion commune des villages, assuraient néanmoins qu’il s’agissait d’une tradition immémoriale : ils l’attribuaient à leurs arrières, et ses formes actuelles de sorcellerie en seraient les héritières directes. Je me suis donc trouvée, en réalité, devant un énoncé traditionaliste, et non pas traditionnel ; une déclaration de tradition, ou une proclamation de transmission culturelle, mais certainement pas une tradition, puisque les données historiques ne l’attestaient pas telle qu’elle était revendiquée.

2. Les « marqueurs symboliques » de la fonction de désorceleur

J’ai résidé sur le terrain un temps inhabituellement long, et j’ai continué à vivre ensuite dans la région pendant plusieurs années, la moitié de la semaine en temps ordinaire, et à plein temps pendant les vacances. Pourtant, malgré mes efforts, j’ai toujours échoué à identifer les « marqueurs symboliques » de la fonction de désorceleur. J’aurais été comblée dans la conception que je me faisais de l’anthropologie, et dans mes convictions de soixante-huitarde libertaire, si j’avais pu identifier quelque chose comme une contre-société clandestine, une sorcellerie des catacombes. Hélas, je n’ai jamais rien trouvé de semblable, même après que j’aie été considérée comme étant moi-même prise dans les sorts, après que je sois devenue une sorte d’assistante de ma désorceleuse, et que j’aie connu plusieurs de ses familles clientes, après que j’aie rencontré d’autres désorceleurs, etc.

J’ai fini par expliquer cette absence de marqueurs symboliques par le fait que l’Etat français, depuis des siècles, avait fait une chasse opiniâtre aux différences culturelles en tous genres. Pendant les années 1970, la sorcellerie bocaine était constamment invoquée dans les médias nationaux comme l’insupportable persistance, à 300 km de Paris, de quelques cantons de la barbarie et de la crédulité. Or, pour peu qu’un scandale de sorcellerie éclate et que la presse nationale en fasse état, la Chancellerie ordonnait aux autorités locales d’ouvrir des poursuites sous l’un des deux chefs d’inculpation présents dans la législation : « exercice illégal de la médecine » (mais il fallait prouver qu’un remède avait été prescrit), ou « escroquerie » (mais il fallait prouver que de l’argent avait été perçu en paiement de paroles ou de gestes, c’est-à-dire, selon les magistrats, en échange de rien du tout, de mensonges ou d’esbroufe). Le plus souvent, les magiciens étaient donc relâchés faute de preuves, mais ils vivaient sous la menace permanente de voir débarquer les gendarmes et d’avoir à ses défendre en justice. A mon sens, cela suffit à expliquer que les désorceleurs ne puissent pas constituer une corporation ou une profession officielles. La plupart d’entre eux conservait un emploi de façade dans l’agriculture ou l’artisanat, et ils opéraient le plus souvent la nuit, en secret, seuls ou avec un assistant, et sans jamais coopérer avec des collègues, dont ils se méfiaient bien sûr.

Cette impossibilité de s’organiser en corps de métier, et de tenir boutique, avait un corollaire : malgré mes efforts, je n’ai jamais pu établir qu’aucun désorceleur, parmi ceux que j’ai connus, le soit devenu au terme d’une initiation en forme, ou même d’un apprentissage auprès d’un désorceleur plus ancien. En général, un désorceleur expliquait son entrée dans le métier par le fait qu’il avait été autrefois victime de malheurs répétés d’une extraordinaire gravité, et qu’il s’en était sorti tout seul, bien qu’il dise parfois avoir, à cette occasion, fait la connaissance d’un magicien. Celui-ci, pourtant, ne paraissait pas lui avoir transmis quoi que ce soit, sinon, parfois, un livre. Or, pour en avoir moi-même réuni une collection, je savais bien qu’un livre de magie, à lui seul, ne permet pas d’opérer. Le plus souvent, son existence était d’ailleurs improbable : le père Grippon, par exemple, se vantait d’avoir puisé ses techniques de désorcèlement dans un livre en guayaki reçu d’un ancien missionnaire en Amérique du Sud ; d’autres avaient rencontré un prêtre allemand, pendant la guerre, etc. Les livres magiques venaient toujours de l’étranger et des temps immémoriaux, mais nul ne pouvait me dire comment il avait appris à pratiquer.

Selon mes interlocuteurs, leur entrée dans le désorcèlement serait le fruit de cette auto-guérison spectaculaire et des commentaires qu’elle aurait suscités dans leur entourage : celui-là, vraiment, il dispose d’une force anormale. Il aurait alors commencé à opérer — mais en faisant quoi, cela n’était jamais dit —, et son efficacité lui aurait valu sa clientèle. Leur slogan préféré, qu’ils ne manquaient pas d’asséner aux médecins quand ceux-ci les mettaient en cause, exprimait cette idée : Le diplôme, l’est à çui qui guérit. Apparemment, il leur tenait lieu de « garantie symbolique », et il se pouvait même que le scénario d’une autoguérison soit absent : la désorceleuse que j’ai fréquenté le plus longtemps n’a jamais accepté de me révéler quoi que ce soit sur son entrée dans le métier, sinon qu’elle avait victorieusement prédit plusieurs retours de prisonniers de guerre en 1945.

Donc, dans le Bocage des années 1970, rien n’était jamais dit d’un quelconque processus d’initiation qui attesterait publiquement qu’une transmission de savoirs et de pouvoirs symboliques avait bien eu lieu : voilà qui constitue une différence fondamentale avec les sorcelleries africaines, par exemple, pour lesquelles l’initiation se fait dans une maison construite à cet effet, où elle est subie pour un groupe entier d’initiants, et sous le regard de tous les initiés du village. Dans le Bocage, ce récit d’autoguérison suffit apparemment à qualifier la plupart des professionnels du désorcèlement, et certains d’entre eux s’en dispensent même. Qu’un magicien s’aide, pour procéder, d’un quelconque dispositif symbolique, un rituel par exemple, ne change rien à l’affaire : car c’est le magicien, et lui seul qui déclare cet acte comme étant un rituel. Ma désorceleuse, par exemple, nous ordonnait quantité de prières agressives contre nos sorciers, et de mesures de protection magiques, mais elle ne pratiquait strictement rien devant nous, et se bornait à dire, à chaque séance, qu’une fois seule, elle faisait ce qu’il y avait à faire. Or le désorcèlement — ses rituels et le processus qui les enveloppe — constitue le cœur de la « sorcellerie » bocaine, sa raison d’être : je peux le dire pour avoir assisté environ à deux cents séances.

Mon impression — et j’en développe longuement un exemple dans Désorceler — est qu’on devient désorceleur à l’issue d’une auto-révélation de sa propre force (que ce soit ou non à l’occasion d’une autoguérison miraculeuse), puis de la vérification de son efficacité auprès de quelques familles souffrantes ; ensuite, au fil des ans, on se bricole un arsenal thérapeutique, éventuellement très sophistiqué comme je le montre dans le cas de Madame Flora, qui fait jouer les idées sorcellaires de manière à produire l’effet thérapeutique souhaité.

3. En quoi la sorcellerie bocaine relève-t-elle d’une « culture » particulière ?

Je voudrais à présent interroger le concept de culture tel qu’on pourrait l’utiliser à propos de la sorcellerie bocaine : ce serait, en tout et pour tout, un petit lot d’énoncés et de pratiques qui professent une ontologie animiste, et qui circulent à un certain moment dans un certain territoire, où ils coexistent avec d’autres énoncés qui leur sont incompatibles.

Les énoncés et les pratiques incompatibles avec la sorcellerie sont le plus souvent fondés sur une ontologie naturaliste, par exemple celle que promeuvent l’Etat, l’Ecole, la Médecine, la Science, etc. Toutefois ce n’est pas toujours le cas, puisque les responsables de la religion catholique se coalisent avec les institutions de l’Etat pour condamner la sorcellerie. Ils le font au prétexte que Dieu seul a le monopole de la force non naturelle : Dieu serait intervenu une fois pour toutes dans l’histoire de l’humanité par l’Incarnation de son Fils, qu’il aurait perpétuée par le truchement de l’Eglise. C’est pourquoi, aujourd’hui, des prêtres consacrés dispensent des sacrements qui changent le vin et le pain en sang et en chair, qui remettent les péchés, qui lient les couples pour l’éternité, etc. Pour tout le reste, les lois de la nature suffiraient.

(Je vous rappelle ce détail : en arrivant sur le terrain, j’avais commencé par interroger les curés et les exorcistes diocésains, qui m’avaient dit adresser leurs ensorcelés à l’hôpital psychiatrique. Là, les médecins s’accordaient encore sur l’existence de délires de sorcellerie, ou de bouffées délirantes à thème de sorcellerie. Les curés et les exorcistes approuvaient donc pleinement les diagnostics médicaux : les sorts, me disait un exorciste local qui ne comprenait pas pourquoi j’étais venue l’interroger, mais ce n’est pas de la religion, c’est du délire.)

Donc, j’ai trouvé, sur un certain territoire à sorcellerie, des familles paysannes qui se disaient ensorcelées, ainsi que leurs désorceleurs. Tous partageaient la conception suivante :

Il existe parmi nous — nous, les gens ordinaires, vertueux et civilisés —, des humains en apparence tout aussi ordinaires mais ontologiquement dissemblables.

Ce sont de simples paysans comme nous, ils vivent dans notre voisinage depuis toujours, mais ils sont secrètement obsédés par l’envie dévorante de s’approprier nos forces, nos richesses et nos vies. Ils ont trouvé le moyen d’obtenir une force anormale, surnaturelle, qui leur permet de jeter des sorts sur les bêtes, les gens et les biens de notre ferme.

De cette force, on ne sait pas grand chose, sinon qu’elle n’a pas d’origine ni de fin, que ceux qui en disposent n’en sont pas les maîtres, mais que celle des sorciers nous jette dans des malheurs en série, de plus en plus dramatiques, dont le terme peut être la ruine ou la mort.

Car nous n’avons pour nous défendre qu’une force ordinaire, celle de tout un chacun, qui permet à notre famille de vivre en bonne santé, de se reproduire, et d’exploiter son domaine : elle est hélas limitée, donc insuffisante, quand elle est confrontée à la force illimitée des sorciers.

Or cette conception, les pratiques qui lui sont associées, et l’ontologie animiste sur laquelle elle se fonde, était exprimée par des paysans que je rencontrais tous les jours, et dont je vérifiais sans peine qu’ils étaient aussi modernes que les autres habitants du Bocage, ceux qui prétendaient ne pas croire aux sorts. Je vérifiais aussi qu’ils étaient aussi modernes que nous, les autres Français, car, d’une façon générale, ils étaient très semblables à nous : ils allaient à l’école publique puis au lycée, ils savaient manier les relations de causalité, ils regardaient la télévision tous les soirs en riant au spectacle de Ma sorcière bien-aimée — bref, ils étaient des Français ordinaires qui participaient sans le savoir — comme chacun d’entre nous — à la culture nationale.

Simplement, quand ils étaient pris dans une suite de malheurs incompréhensibles, ils pouvaient s’adresser à un désorceleur pour se tirer d’affaire. C’est ce dispositif particulier de sortie des malheurs répétés et incompréhensibles que j’ai peu à peu découvert. A mesure que mes interlocuteurs ont réalisé que je prenais leurs plaintes au sérieux au lieu de condamner leurs convictions soi-disant idiotes et dangereuses, ils m’ont révélé leur dispositif de sortie des malheurs, le désorcèlement. Je ne m’y attendais guère car la littérature ethnologique était muette sur cet aspect central de la sorcellerie.

Représentez-vous une ferme consacrée principalement à l’élevage. Pas riche, mais pas misérable. Exploitée par un fermier qui connaît son métier autant qu’un autre. Elle est aux prises, depuis plusieurs mois, avec des malheurs imprévisibles et qui se répètent sans raison : les bêtes et les gens deviennent stériles, tombent malades ou meurent, les vaches avortent ou tarissent, les végétaux pourrissent ou sèchent, les bâtiments brûlent ou s’effondrent, les machines se détraquent, les ventes ratent… Les fermiers ont beau recourir aux spécialistes reconnus — médecin, vétérinaire, mécanicien… —, ceux-ci déclarent n’y rien comprendre.

Tous ces malheurs sont pensés comme une perte de force pour le chef d’exploitation et de famille. C’est à lui seul que s’adresse l’annonce rituelle de l’état d’ensorcellement — « N’y en auraient-il pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? » —, c’est lui seul qu’on dit ensorcelé, même s’il ne souffre personnellement de rien. Vaches, betteraves, tracteurs, enfants, porcheries, épouse et jardins ne sont jamais atteints pour eux-mêmes, mais pour leur relation au chef d’exploitation et de famille, parce que ce sont ses cultures, ses bêtes, ses machines, sa famille. Bref, ses possessions.

Celui qui pose la question fatale est souvent un ami, et toujours quelqu’un qui est passé par la même crise et qui s’en est sorti grâce l’intervention d’un désorceleur. Au nom de son expérience, il fait donc l’annonce d’un possible ensorcellement : sans doute qu’« un sorcier te rattire ta force ». Le sorcier serait, lui aussi, un chef d’exploitation/chef de famille : proche mais non parent de l’ensorcelé, il est pourvu d’une force anormale, toujours maléfique, qu’il est censé exercer en pratiquant des rituels précis, ou bien en utilisant les canaux ordinaires de la communication, le regard, la parole et le toucher. La force anormale du sorcier, pompant la force normale de sa victime, constitue les deux exploitations en vases communicants : à mesure que l’une se remplit de richesses, de santé et de vie, l’autre se vide jusqu’à la ruine ou la mort.

C’est pourquoi l’on finit par consulter un magicien professionnel, le désorceleur, lui aussi pourvu d’une force anormale, bénéfique pour son client et maléfique pour les agresseurs de celui-ci. Une fois son diagnostic fait, le désorceleur mobilise sa force à l’occasion d’un rituel qui a pour objectif d’annuler celle du sorcier, tout en permettant à l’ensorcelé de récupérer son potentiel bio-économique : santé, fécondité des bêtes, fertilité des terres… C’est du moins ce qui se passe en principe : selon les ensorcelés, « ce qui y fait », c’est le rituel.

Toutefois, quand on assiste aux séances de désorcèlement, comme je l’ai fait pendant longtemps, on réalise que la sortie des malheurs en série est un processus complexe qui s’étale sur plusieurs mois, un peu comme une psychothérapie. Sauf que dans le cas du désorcèlement, le psychique et le corporel, le verbal et le non verbal, les gens, les bêtes et les biens…, tout cela est pris dans un même mouvement. On pourrait dire qu’il s’agit d’une psychothérapie familiale, mais deux caractéristiques des faits que j’ai rencontrés s’y opposent. D’une part, le psychique n’est jamais traité en tant que tel au cours des séances, on y parle plutôt des porcs, des betteraves et des tracteurs que des membres de la famille. D’autre part, les désorceleurs évitent avec soin d’incriminer des membres de la famille (aussi bien ceux de la famille nucléaire qui vient consulter que leur famille d’origine, dont ils sont les héritiers). Pour des raisons qu’il est trop long d’évoquer ici, en effet, le maintien ou la restauration du domaine familial du couple ensorcelé exige une solidarité totale du ménage, et la mise sous une chape de silence des nombreux conflits à l’issue desquels l’exploitation s’est constituée au détriment des parents et des germains d’un exploitant. Le chapitre 5 de Désorceler, « Les ratés de l’ordre symbolique » montre les conditions dans lesquelles un jeune exploitant en vient à prendre à son compte l’exploitation familiale, situation à laquelle tous les ensorcelés attribuent les débuts de leur malheurs répétés.

Ainsi, les ensorcelés du Bocage et leurs désorceleurs des années 1970 adhèraient à une ontologie animiste, par une dérogation aux lois naturelles qui commandent les occurrences de la vie ordinaire : ils le faisaient exclusivement quand ils étaient pris dans une situation culturellement codée — des malheurs répétés et incompréhensibles dans une exploitation familiale —, parce qu’il existait un dispositif permettant d’en sortir, le désorcèlement.

A ce point, une précision s’impose, qui va nous contraindre à moduler le caractère local de cette sorcellerie. En effet, la sorcellerie bocaine présuppose deux principes qui ne proviennent pas du Bocage mais de ce qu’on peut appeler, si l’on y tient, la culture nationale française. D’une part, la conception de l’exploitation familiale agricole, promue par l’Etat et régie par le droit rural, pose que seul le chef de famille peut être le chef d’exploitation. D’autre part, une conception commune à toute la paysannerie française, selon laquelle les gens, les bêtes, les machines, les végétaux et les bâtiments sont pensés comme formant un seul corps, celui du chef de famille et d’exploitation ; si bien le registre que nous nommons psychique, dans la culture savante, n’est pas formellement distingué des registres corporel et matériel. De nombreux lecteurs de mon travail, issus de régions aussi diverses que l’Alsace, l’Ariège ou la Savoie, ont confirmé le caractère général de cette conception.

C’est donc dans ce cadre non local — national —, qu’on peut attribuer la sorcellerie bocaine à une culture particulière. Par la sorcellerie, j’entends les deux conceptions complémentaires de l’ensorcèlement (un conflit potentiellement mortel entre des être humains inégalement dotés de force), et du désorcèlement (un mode de sortie de ces crises vitales par l’intervention d’un tiers lui aussi doté de force anormale).

Vous aurez déjà compris qu’on ne peut pas considérer les locuteurs du Bocage se disant ensorcelés ou désorceleurs comme des arriérés, bien qu’ils ré-utilisent certaines des nombreuses idées qui leur ont été léguées par la tradition ; ni comme des abrutis, puisqu’ils sont au contraire des athlètes de la traduction, qui passent constamment d’une ontologie à son antagoniste, selon les circonstances et les interlocuteurs. La question principale que pose leur existence est plutôt celle-ci : comment les ensorcelés et les désorceleurs aménagent-ils, d’un point de vue cognitif, le fait de vivre en alternance selon deux ontologies incompatibles ?

4. Adhérer à des ontologies incompatibles

Voici comment ceux des Bocains qui pratiquent les deux ontologies évoquent la question. Ils le font comme on peut s’y attendre, en recourant à deux catégories d’énoncés mal articulés entre eux : d’une part, « Faut y être pris {dans les malheurs répétés} pour y croire », ou encore « Celui qui n’y est pas pris, il ne peut pas y croire » ; mais d’autre part, « On y croit toujours plus qu’on ne croit ».

Selon le premier genre d’énoncés {« Faut y être pris pour y croire »}, le fait d’accorder foi aux idées sorcellaires est la conséquence d’une situation particulière, être pris dans des malheurs répétés. C’en est la conséquence, et non la cause ou le préalable. Selon le second {« On y croit toujours plus qu’on ne croit »}, les choses ne sont pas aussi simples : cette situation particulière, être pris dans des malheurs répétés, et sa conséquence, ajouter foi aux idées sorcellaires, ont été inscrites en chacun, depuis toujours, à titre de possible. Entre ces deux genres d’énoncés il y a du jeu, au sens où on le dit en mécanique à propos de l’espace laissé libre pour la course d’un objet : ainsi quand on « donne du jeu » à une fenêtre ou à un tiroir.

Malheureusement les sciences sociales ne font pas droit à cette possibilité du jeu entre deux conceptions de la croyance, car l’idéal scientifique prescrit d’utiliser des termes dépourvus d’ambiguïté. Je vous rappelle toutefois que « croire » est un verbe d’attitude, qui peut exprimer aussi bien la certitude que la supposition avec ses infinis degrés, depuis la quasi-certitude jusqu’au quasi-scepticisme. Dire qu’Untel « croit » en la méchanceté des sorciers, en la virginité de Marie ou en l’auto-régulation du marché, c’est avoir à l’esprit une seule des nombreuses attitudes possibles envers ces objets qu’autorise la sémantique de « croire ». Désireux d’éliminer l’ambiguïté, les ethnologues attribuent donc à leurs enquêtés une attitude et une seule, la pleine conviction. Mais en procédant de la sorte, ils mutilent la réalité qu’ils sont censés décrire : dans les faits, il y a du jeu entre les mille fluctuations des attitudes indigènes en matière de sorcellerie, et c’est ce jeu qui doit faire l’objet d’une ethnographie de la « croyance », un terme qu’il vaudrait mieux éliminer du vocabulaire des sciences sociales.

Selon mon expérience, attribuer un état de conviction stable aux ensorcelés du Bocage est une erreur empirique grossière. Sauf en de rares instants, personne là-bas ne croit aux sorts sur le mode de la certitude. L’accès à une cure de désorcèlement exige seulement que les demandeurs soient pris dans une spirale de malheurs incompréhensibles et qu’ils ne tiennent pas les sorts pour une hypothèse inenvisageable. Ensuite, tout le travail du désorceleur se déroule sous le signe de la supposition, hors les moments d’exception dont je viens de parler. Quand je reconduisais les ensorcelés chez eux, après une séance au cours de laquelle ils avaient vécu deux ou trois moments de certitude, j’étais stupéfaite par la rapidité avec laquelle ils retombaient sur leurs pieds, c’est-à-dire dans une attitude de supposition — avec bien sûr, des oscillations.

Ces expériences m’ont conduite à l’affirmation suivante : le travail du désorceleur consiste à faire passer les consultants de divers degrés de supposition à une minute ou deux de certitude, sans exiger leur conversion à un état stable. Ce peu de certitude, si laborieusement obtenu et qu’il faut reconquérir à chaque séance, est d’ailleurs absolument nécessaire pour que les consultants opèrent la mutation dans leur façon d’être qui les fera sortir de la répétition.

Nous les urbains, les modernes, les anthropologues, les cliniciens, les professionnels de la culture savante, nous sommes donc assurés que les paysans bocains, eux, adhèrent à 100 % à la sorcellerie dans sa forme la plus dogmatique ; et qu’eux seuls sont tentés par cette manière de penser les crises vitales de l’existence. Mais il se trouve que nous sommes régulièrement fascinés par des fictions ou par des cas rapportés de sorcellerie comme le montre le succès de ce thème dans les livres, les films ou à la télévision. Pourquoi serions-nous séduits, puisque nous ne disposons pas de la sorcellerie dans notre tradition culturelle ? Et dira-t-on que, de ce fait, nous y « croyons », nous aussi ? Assurément non, en tout cas pas à la manière des paysans bocains pris dans une crise de sorcellerie. Comment, alors ?

Les récepteurs de récits ou de cas de sorcellerie que nous sommes en prennent connaissance dans le cadre d’un pacte de lecture que l’auteur leur propose. Ce qu’on appelle en théorie littéraire le pacte fictionnel (« ce n’est qu’une histoire ») ou en anthropologie, le pacte de l’écriture ethnographique (« ce ne sont que des paysans ») dispense le lecteur urbain de toute responsabilité intellectuelle. C’est pourquoi il peut s’autoriser à compatir avec les héros malheureux qui se débattent dans un cycle infernal de malheurs, il n’est pas tenu d’objecter à l’idée que des sorciers envieux utiliseraient leurs pouvoirs supranormaux pour siphonner les forces, les richesses et les vies des ensorcelés, et il peut jouir sans entrave du formidable impact émotionnel d’une telle situation. Se laisser fasciner par une évocation de la sorcellerie, ce n’est donc pas y croire au sens où l’on aurait la certitude que le récit décrit un état réel du monde ; mais c’est donner un certain poids à la supposition qu’il pourrait exister — « et si… ? » —, c’est y croire, en somme, sans le savoir.

Or selon mon expérience, rien n’est plus fragile que ces garde-fous constitués par les contrats de lecture entre auteur et lecteur, destinés à maintenir l’adhésion à la sorcellerie sur le mode mineur de la supposition. Ceci, pour deux motifs. D’une part, les idées sorcellaires ne sont pas avant tout des affirmations sur l’état du monde ou sur la nature des êtres qui le peuplent : leur raison d’être réside dans une stratégie pour sortir du malheur répété et incompréhensible (c’est pourquoi j’ai pu parler dans Désorceler d’une « thérapie sorcellaire »). Cette raison d’être autorise certains récepteurs de récits, pour peu que le besoin s’en fasse sentir dans leur vie, à demander pour eux le bénéfice de cette thérapie. Les uns m’écrivent pour me demander les coordonnées de ma désorceleuse ou de tout autre spécialiste magique dont je garantirais le sérieux ; les autres (parmi lesquels des médecins, des intellectuels et même quelques directeurs de Laboratoires de recherche) me prient tout bonnement de les désorceler. Conclusion : n’importe quel malheureux confronté à une incompréhensible répétition des malheurs — quelle que soit sa culture — peut adhérer aux scénarii sorcellaires du Bocage.

D’autre part, les idées sorcellaires du Bocage traitent — à leur façon, particulière — des exigences universelles de la vie en société. Les travaux de François Flahault sur les contes ont montré que ces universaux sont présents dans toutes les sociétés humaines, et qu’ils y étaient déjà avant l’introduction de l’écriture. Ils s’incarnent dans des récits dont l’intrigue, les personnages et les motifs sont étonnamment stables, bien qu’évidemment la manière de les dire varie d’une région à une autre. Considérés dans leur globalité, les contes témoignent du travail nécessaire pour que les clauses du contrat social soient rappelées à tous, adultes comme enfants, une génération après l’autre. Ils expriment l’idée que la réciprocité (« l’échange » selon Lévi-Strauss) est au fondement de la vie sociale — affirmation qu’on trouve aussi au cœur de la pensée sorcellaire. Telle que Flahault la pratique, l’analyse structurale des contes merveilleux ouvre donc sur l’affirmation de constantes universelles de l’esprit humain, sans lesquelles la compréhension interculturelle serait inimaginable, ainsi celle de la sorcellerie bocaine par quiconque n’en aurait pas été nourri avant même son accès au langage.

Réduite à son noyau — au petit nombre d’idées indispensables pour qu’on puisse parler de sorcellerie bocaine et de rien d’autre —, cette pensée oppose certains fondamentaux de l’interaction sociale à leur possible transgression par le sorcier. Elle expose le point de vue exclusif des victimes, les ensorcelés, et de leurs champions, les désorceleurs : même dans les récits de la tradition, ils sont les seuls énonciateurs possibles de paroles sur la sorcellerie — les sorciers présumés se murant dans un silence obstiné parfois rompu par un ricanement. D’une façon générale, l’ensorcelé se présente comme un être respectueux des règles de la réciprocité, tandis que son adversaire en serait un transgresseur systématique.

Noyau des idées sorcellaires

Ensorcelé Sorcier
1 Force normale Force anormale
2 Bien Mal
3 Limitation Illimitation
4 Visible Invisible
5 Pâtir Agir
Mourir Tuer

 

Une lecture horizontale de ce tableau montre que les ensorcelés se définissent par des traits antagonistes à ceux qu’ils attribuent aux sorciers : entre les deux cases d’une même ligne, il y a une disjonction radicale : ou bien son occupant est intégralement ce trait, ou bien il est intégralement son contraire. Par contre, une lecture verticale du tableau additionne les traits d’une même colonne et définit le destin final de chacun des intéressés, mourir ou tuer. Les lignes énumèrent les cinq traits antagonistes et inverses qui définissent les deux partenaires d’une crise de sorcellerie l’un par rapport à l’autre.

  • Ligne 1. L’ensorcelé ne dispose que d’une force normale, seulement humaine, qu’il investit dans son domaine, sa famille et sa ferme : du fait de l’attaque de sorcellerie, il dit n’avoir « plus de force à rien ». Tandis que le sorcier aurait accès à une force anormale qui s’exercerait sans médiation ni délai, qu’il brancherait sur le domaine de l’ensorcelé, dont il aspirerait la force normale comme le ferait un siphon. L’ensorcellement est donc un relation inégale et dynamique entre un « pas assez » de force, et un « trop » de force.
  • Ligne 2. L’ensorcelé prétend se conformer aux seules exigences du bien, au point de tendre l’autre joue à ses adversaires ; tandis que le sorcier n’aimerait que le mal et raisonnerait en cynique : pourquoi jouerait-il la comédie du bien, puisque sa force anormale lui permet d’obtenir la récompense que visent les gens vertueux ?
  • Ligne 3. L’ensorcelé se contente de son lot, il inscrit ses désirs dans les bornes du monde commun où coexistent des êtres ontologiquement semblables et dotés chacun d’une force limitée dont l’origine est identifiable. Au contraire, le sorcier ne serait jamais comblé, il éprouverait une avidité illimitée pour les biens d’autrui, même s’il n’en a nul besoin : il vivrait dans un monde où il n’y a pas de place pour deux.
  • Ligne 4. Les biens, la force et l’activité de l’ensorcelé sont visibles, étalés au grand jour car il n’a rien à cacher. Tandis que les maléfices du sorcier seraient invisibles, comme le serait sa force anormale : on ne le voit jamais jeter des sorts.
  • Ligne 5. L’ensorcelé ne peut et ne sait que pâtir : il se comporte comme une proie, se bornant à déplorer les dégâts produits dans son domaine par la force anormale du sorcier. Tandis que le sorcier se comporterait comme un prédateur activiste, toujours en quête des biens, de la santé, de la vie d’autrui.

La lecture des deux colonnes, une à une, indique l’enchaînement de ces cinq traits, l’effet de leur cumul pour chacun des deux partenaires d’une crise de sorcellerie.

Dans la colonne de gauche, celle de l’ensorcelé : tout humain pourvu d’une force simplement ordinaire, qui veut et qui fait le bien, dont les désirs s’inscrivent dans la limite d’un monde à partager avec d’autres, dont les actions sont visibles, risque d’être réduit à la passivité et à la faiblesse car il existe, dans son voisinage, des humains en apparence semblables à lui mais dotés d’une avidité infinie et de pouvoirs incomparablement supérieurs, les sorciers.

En termes plus généraux, cette ontologie énonce des impossibilités : on ne peut pas être à la fois bon et suffisamment fort ; bon et actif ; bon et prospère ; bon et, à terme, vivant dès lors qu’il existe une force anormale à laquelle certains seulement ont accès. L’action humaine se réduit alors à l’alternative « mourir ou tuer ».

Il suffit d’avoir ce tableau présent à l’esprit pour comprendre le changement de situation qu’introduit la consultation, par l’ensorcelé, d’un désorceleur. Car celui-ci conjoint le bien et la force anormale, opérant un croisement entre les manques de l’un (l’absence de force anormale pour l’ensorcelé) et les manques de l’autre (l’absence de bien pour le sorcier). Du coup, contrairement à l’ensorcelé : le désorceleur est bon mais pas trop ; il n’est pas réduit à une posture passive ; les autres aptitudes dont il est pourvu (l’illimitation et l’invisibilité) lui permettent de combattre le sorcier sur son propre terrain. Enfin, le désorceleur, pas plus que le sorcier, n’est le Maître de la force anormale. Tous deux disposent d’une certaine quantité de cette force, et c’est ce qui va leur permettre de se mesurer, sans qu’on puisse prédire qui sera le vainqueur.

C’est précisément en s’appuyant sur son hybridité que le désorceleur va s’employer à instaurer un chiasme entre le bien et la force anormale chez l’ensorcelé, à le compromettre avec un peu de mal pour le brancher sur de la force, à le faire sortir de la passivité et renouer avec la vitalité. Je vous dis cela dans des termes très abstraits par manque de temps, mais j’examine dans Désorceler le travail d’une Madame Flora qui explore avec minutie les mille rapports de force auxquels son client est confronté au cours des quelques mois d’un désorcèlement. Du fait que le psychologique, le biologique, le social, etc. ne sont pas pensés comme des registres ontologiquement séparés, le désorceleur, quand il parvient à mettre en mouvement l’un d’entre eux, embraye sur les autres : réussir la vente d’une bête entraîne une propension à sortir de la passivité.

5. Une « culture » faite de quatre bouts de ficelle

Bien sûr, ces idées sur le malheur et le désorcèlement sont particulières à un territoire — que j’ai appelé le Bocage de l’Ouest — et à une situation — une activité professionnelle familiale centrée sur le vivant.

Mais beaucoup de ceux qui m’ont écrit après la sortie de mes livres y ont reconnu leur propre situation, celle de victimes de malheurs répétés et incompréhensibles. Ils ont compris que, malgré telles bizarreries locales, la pensée sorcellaire bocaine formule certains universaux de la vie en société, et ils me demandent de prélever dans mon expérience le programme d’action dont ils ont tant besoin pour se rétablir.

Quelle que soit leur tradition culturelle, les victimes de malheurs répétés et incompréhensibles peuvent donc adhérer à certains éléments au moins de la sorcellerie bocaine : des gens qui ont la mort aux trousses n’ont pas les moyens de faire des chichis avec les différences culturelles. Ils cessent de considérer les paysans ensorcelés comme des sauvages, et ils n’ont aucun mal à se reconnaître dans les représentations sorcellaires. Le fait que le noyau de cette pensée ne sépare pas l’ontologie et la morale de la psychologie suscite en eux l’espoir fou d’une reconstruction de soi et du monde qui fasse échec à la répétition. De là, ils sautent sans transition à ce qui leur importe le plus : l’effet du désorcèlement, la fin des malheurs. Pour s’en sortir, pour instaurer une conjonction entre soi et la force anormale, il faut puiser dans le fonds d’illimitation — c’est-à-dire aussi dans le fonds de haine et d’agression, sources de la force — que chacun porte en soi. C’est ce qu’ils ne veulent pas savoir (car ils entendent conserver les avantages de la moralité et de la civilité), et ce que le désorcèlement bocain les dispense de savoir.

D’une façon plus générale, la sorcellerie bocaine paraît instituer d’un même mouvement un soupçon fondamental sur la fragilité du contrat social et une méthode pour le consolider par une activité perpétuelle de reconstruction du soi et du groupe — réalités d’ailleurs également précaires. Le Bocage a suscité une culture qui nourrit un espoir modeste quant à la solidité du social et qui l’appuie sur une ontologie minimale. Plutôt que l’un de ces mondes indigènes enchantés qu’exaltent les anthropologues, avec leurs pensées ultra-sophistiquées et leurs luxuriantes « forêts de symboles », la sorcellerie bocaine produit, avec quatre bouts de ficelle, une réflexion fondamentale sur la disjonction entre la force et le bien ou la vie — problème qui ne concerne pas que les sociétés du Bocage.

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Jeanne FAVRET-SAADA

Jeanne Favret-Saada est une ethnologue française.

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