Rhapsodie des oubliés
Que peut-il se passer dans la tête d’un garçon de 13 ans, fraîchement arrivé du Liban et habitant les entrailles de la rue Léon à Paris ? Abad est un adolescent du 18e arrondissement. Son quartier est La Goutte d’Or, une goutte aux odeurs de poubelles, refuge des âmes sensibles, d’amour et de sexe. Son père, un ex-intérimaire couvreur-zingueur, avait choisi ce quartier, comme on choisirait la misère comme femme de sa vie. Ses « immeubles t’écrasent comme si tu étais un insecte. Quand tu rentres dedans, ils t’avalent et te recrachent comme les premières grenades d’été ». Ses parents, ses profs et tous les grands pensaient qu’il était fou, mauvais élève, sale et méchant. Son amour pour la belle Gervaise, une prostituée venue du Cameroun pour sauver sa mère, et qui s’est fait happer par les esprits de cette rue, lui a donné des ailes. Elles l’ont propulsé à la frontière espagnole, à la recherche de ce qui pouvait calmer ses pulsions chaudes et caresser les désirs naissants qui brulaient l’intérieur de son pantalon… Il a fini par regretter d’avoir laissé ses désirs se visser en bas de son ventre.
Abad s’est enfoncé dans la spirale du placement judiciaire à l’Aide Sociale à l’Enfance, décrite avec beaucoup de sensibilité et de fermeté dans les mots. Sa constante bonne volonté et sa maladresse sont à l’origine de sa rencontre avec la psychanalyste Ida, une vieille élève d’un certain Lacan. Elle a l’habitude de s’occuper des enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) en soignant leurs dedans… Avec des sentiments mélangés et des mots décousus, au départ, l’enfance d’Abad a pu se dire dans son cabinet sombre et étrange. Dès le début de leur rencontre, les deux enfances se sont bousculées avec force et profondeur.
La lecture de Rhapsodie des oubliés est un hymne aux tempêtes d’émotions qui traversent le corps et l’esprit de l’adolescence, à la manière du dessin animé Vice-versa1. Les sentiments sont personnifiés sans perdre leurs complexités ni leurs intrications. Abad n’est pas qu’un visage contemporain de Gavroche, l’enfant des rues parisiennes crée par Victor Hugo en 18622. Il est aussi Antoine, le personnage du film de François Truffaut « Les quatre cents coups »3, à travers ses relations avec ses parents et ses petits larcins qui lui vaudront d’être enfermé dans un centre pour mineurs délinquants. Abad est l’enfant qui ne l’est plus, sans pour autant être un adulte. Il est, cet instant, tornade, où la vie bascule de l’enfance à l’adolescence, chargé d’événements mentaux affectifs tissés et chantés pour ne pas les oublier. Une histoire chargée de violences, de ruptures, de contradictions, et aussi faite de belles rencontres, d’amour et de tendresses, y compris dans son parcours au sein de l’institution, l’ASE. Rhapsodie des oubliés est un éloge à l’altérité, celle de l’autre qui interroge, de la même qui dérange, celle qui cherche la consolation. Une belle histoire écrite dans une langue chaude comme la braise, pour les enfants qui cherchent à grandir vite et à échapper au sentiment de honte engendré par le silence des adultes ou leurs paroles confuses. Une histoire pour les adultes qui ont tendance à oublier l’enfance de l’enfant.
- Docter, P. (Réalisateur). (2015). Vice-Versa [Film]. Pixar An Studios/Walt Disney Pictures.
- L’œuvre de Victor Hugo Les misérables est publié pour la première fois en 1862 par la maison d’édition Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie.
- Truffaut, F. (Réalisateur). (1959). Les quatre cents coups [Film]. Les films du carrosse/SEDIF Productions.