<em>Retour à Jitomir est un ouvrage difficile à classer dans un genre particulier. La quatrième de couverture le présente comme une fiction autobiographique, mais André Sirota ne manque pas d’y ajouter des réflexions personnelles de psychanalyste, anthropologue et psychosociologue des groupes actuels, ainsi que des repères historiques.
Cette œuvre illustre comment les destins individuels sont pris dans les affres de l’Histoire collective. L’histoire individuelle est ainsi témoin de l’Histoire collective. Intriquée à son contexte culturel et géo-politique, elle n’en reste pas moins singulière. André Sirota explique que l’Histoire ne prend sens pour soi, que si l’on a accès « à un regard à la fois intime et distancié sur l’histoire individuelle des plus proches de soi ». De même, pour comprendre l’histoire de nos parents, il nous faut connaître « l’Histoire collective dans laquelle ils ont été immergés »
(p. 44). C’est cette démarche qui est proposée avec Retour à Jitomir.
L’auteur y retrace l’histoire de ses parents, tous deux Juifs du XXe siècle. L’histoire de son père, David, né à Jitomir en Ukraine, prédomine. C’est celle-là qui a le plus besoin d’être retracée, car pleine de trous, dans lesquels résonnent les traumatismes des violences de masse. L’histoire de sa mère, Anna, juive dans l’Algérie sous domination française, semble avoir pu se parler davantage, se transmettre, se conter, quitte à être romancée : comme dans l’histoire de ce grand-père, dernier de sa fratrie, né au Maroc et envoyé sur les traces du mari fuyard de sa sœur, parti se fondre en Algérie, ce récit emprunte aux codes du conte dans une forme de quête initiatique. On y perçoit néanmoins bien les violences de la colonisation et de l’antisémitisme. L’auteur note que, si sa mère, Anna, a connu des « absences », son père, David, a dû faire face à des « béances », non pas de l’ordre du manque, mais du trou, qu’aucune représentation ne vient combler. Très jeune, David a été confronté à la violence meurtrière des pogroms. Du 22 au 26 mars 1919, selon certaines estimations, en l’espace de cinq jours, 317 personnes ont été tuées à Jitomir. Le nombre de blessés, physiquement et psychiquement, n’est pas comptabilisé, ni certainement comptabilisable. C’est ce bain de sang qui inaugure le récit de David et le poursuit tout au long de sa vie. Orphelin à 7 ans, il doit se construire sans famille, sans patrie, sans foyer. Une fois adulte et père, il parle chaque jour de ce massacre, mais dans une compulsion de répétition mortifère qui, paradoxalement entretient sa pulsion de vie. Léguée à la génération suivante, c’est à celle-ci qu’il revient de transformer son récit en quelque chose de créateur. C’est là que se tient le travail de la narrativité que, finalement, son fils nous propose dans cet ouvrage, dont l’on connaît les effets thérapeutiques. Là où David répète en boucle son récit du pogrom, André, son fils, tire les fils de différentes sources pour construire une histoire qui fait sens. L’histoire de David illustre ce qu’est le traumatisme associé aux violences collectives. On y retrouve le syndrome du survivant, le poids transgénérationnel, et surtout les effets sur la mémoire. Le traumatisme sidère, fige, au point de trouer le récit et même la mémoire de David. Comment reconstruire une histoire à partir de souvenirs tronqués ? La fiction n’est pas le faux ou le mensonger. Étymologiquement, fiction vient du latin fingere : façonner. C’est cette dimension de création qui est intéressante. Le travail de narrativité, auquel on s’attelle en psychothérapie, consiste à construire quelque chose de nouveau et de personnel, à partir d’évènements déjà là. Remanier et assembler ces souvenirs dans une fiction permet de tisser des liens, de réhumaniser une réalité crue, et de reconstituer un récit sur lequel le groupe pourra s’appuyer pour se raconter.
Le titre du livre, Retour à Jitomir, fait référence à la marche, au mouvement, à l’exode. Cette image récurrente structure le livre. Elle fait aussi partie de l’imaginaire et des mythes de l’Histoire juive. On la retrouve ici dans chaque récit individuel : le départ du grand-père maternel pour le Maroc, la traversée de David – alors jeune légionnaire – dans le Sahara, l’exode du narrateur et de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, la marche de David enfant jusqu’à la gare de Jitomir, un hiver de 1919. Dans le récit de la marche vers la gare, on est frappé par la solitude de David dans son discours. Les lieux qu’il a parcourus, les personnes qui l’ont aidé à fuir l’Ukraine, même ses frère et sœur, sont marqués d’un complet anonymat. Au-delà de l’amnésie spécifique au traumatisme, nous observons peut-être là un effet des violences collectives : en attaquant un groupe (pour ses origines ethniques, ses croyances religieuses…), on brise l’identité groupale, plongeant l’individu dans une solitude sans fin. Paradoxalement, en réduisant l’individu à son appartenance ethnique ou religieuse, on détruit peut-être quelque chose du sentiment d’appartenance, du sentiment de se sentir inséparablement liés aux siens. Ce qui faisait d’un groupe une unité vivante disparaît : le groupe n’est plus qu’une froide étiquette, un stigmate déshumanisant. Ici, ça n’est plus le peuple juif qui traverse le désert pour fuir l’Egypte, mais un enfant désespérément seul qui tente de survivre dans un monde désolé. Via ses recherches, André Sirota réhumanise et redonne des noms. D’ailleurs, tout au long du livre, les lieux sont nommés avec une grande précision, les descriptions sont étoffées et sensibles, sensorielles, rendant le récit vivant et supplantant le discours mortifère du père. On suit le narrateur dans ses déambulations dans les rues de Jitomir en 2013 quand, pour la première fois, il se rend sur les traces de son père. On prend plaisir à suivre les recherches généalogiques, à rassembler les pièces du puzzle de la vie de David, à tenter de faire coïncider les récits contradictoires qu’il a donnés de son vivant. André nous aide en cela grâce aux images, aux photos, aux extraits d’actes de naissances, papiers d’identité, aux coupons de presse, à la fois tirés des archives personnelles de l’auteur et des archives collectives. Ces pièces à conviction qui ponctuent le récit permettent non seulement de reconstituer l’histoire de David et Anna, mais font aussi office de trace, de preuves, pour contrer les tentatives d’effacement des Juifs de la mémoire, telles qu’organisées par les régimes négationnistes, totalitaires ou antisémites. En effet, lors de la Shoah, aucune sépulture n’était donnée aux victimes, comme si elles ne devaient jamais avoir existé. De même, on trouve peu ou pas de trace des pogroms qui ont sévi dans cette région au début du XXe siècle, que ce soit sur Internet ou dans les rues de la ville de Jitomir. Une phrase de l’écrivain Aharon Appelfed est citée en dédicace : « Il fut impossible de vivre après la Shoah autrement qu’en réduisant la mémoire au silence », « Les gens apprirent à vivre sans souvenirs ». Retour à Jitomir est l’un de ces récits qui aide à maintenir vivante la mémoire quand, d’une part, les traces matérielles ont été délibérément supprimées, et quand d’autre part, les violences sont trop indicibles par leurs victimes, quand elles n’ont pas amnésié leurs esprits. Ce livre revient aussi sur l’Histoire des Juifs en Europe, des totalitarismes du XXe siècle, sur l’histoire d’autres massacres de masse, lors des colonisations et sur l’histoire soviétique. Ce que l’on y lit fait résonance avec les actualités. Bien douloureusement. Les politiques, les guerres détruisent des destins individuels. Ce sont toujours les vies humaines, souvent les enfants qui, en première ligne, paient au prix fort la terreur instaurée par les États ou les groupes armés. Cette violence de masse interroge notre rapport à l’humanité. Elle nous rappelle que le « travail d’humanisation » n’est jamais définitivement acquis : il est à entreprendre continuellement, pour préserver et développer notre humanité. Nous conclurons sur cette citation tirée du livre : « chacun a sa propre part de culture à élaborer (…), à reconnaître les souffrances dont il a hérité (…) » au risque, si nous n’y engageons pas, de disséminer à (…) ses descendants ses propres trous psychiques à l’état brut, ainsi qu’autour de soi, parmi ses contemporains » (p. 34). Retour à Jitomir peut être lu comme une invitation adressée à chacun d’entre nous à nous plonger ou replonger dans notre h(H)istoire, à nous questionner sur notre héritage, à la fois familial et historico-culturel. Cet ouvrage nous invite à nous intéresser à notre propre histoire transgénérationnelle, avec ses récits héroïques autant qu’avec avec ses non-dits…, tout en ayant en tête le contexte historique, lequel imprime indéniablement sa marque. Enfin, un récit clinique du traumatisme lié aux violences collectives est donné ; il en ressort que le travail créateur de la narrativité distanciée, autant qu’impliquée, à distinguer du témoignage mortifère enchâssé dans le principe de répétition, peut conduite à restaurer et transmettre la mémoire individuelle et collective, et à nous inscrire dans une filiation qui est en même temps une affiliation active faisant de nous un sujet individuel autant qu’un sujet social.
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