Deux ans après la publication remarquée de leur ouvrage La vie psychique du racisme, l’empire du démenti, Livio Boni et Sophie Mendelsohn font paraître en 2023 Psychanalyse du reste du monde, géohistoire d’une subversion. Ils y poursuivent leur investigation des rapports entre la psychanalyse, les diverses trames historiques dans lesquelles elle s’insère, les rouages inconscients du racisme, ainsi que les espaces – psychiques et géo-graphiques – de minorisation. La forme que prend leur démarche n’est plus celle d’un essai à quatre mains mais celle d’un ouvrage collectif impressionnant par son ampleur, regroupant une quarantaine d’auteurs et autrices. La « géo-histoire » qu’ils proposent trouve sa rigueur épistémique dans le souci d’enraciner les conceptualisations psychanalytiques au sein des processus historiques et des contextes territoriaux qui les encadrent. En reprenant à leur compte l’invitation de Jacques Derrida à envisager une « géo-psychanalyse » du reste du monde, Boni et Mendelsohn prennent toutefois gare à ne pas envisager leur démarche dans une binarité entre une psychanalyse eurocentrée et une psychanalyse décentrée, ce qui reviendrait à homogénéiser un Sud globalisé n’existant qu’aux yeux des Occidentaux. Leur géo-histoire n’est pas une contre-histoire, « car toute contre-histoire court immanquablement le risque de n’être qu’un négatif, au sens photographique, de la version hégémonique » (p. 14).
Pas moins de quinze séquences historico-géographiques sont ainsi déclinées, regroupées dans une « topographie différencialiste » où chaque espace, temporel et territorial, devient l’occasion d’appréhender un « axe théorico-pratique » par lequel la psychanalyse est questionnée, déplacée, subvertie, transformée : axe postcolonial dans le sous-continent indien, axe psychothérapeutique anidéologique en Chine, axe critico-spirituel dans le monde arabo-musulman, axe anthropologique en Afrique occidentale, axe poético-politique dans les Antilles françaises et axe métapolitique en Amérique latine.
Si la constitution d’une géo-histoire de la discipline est indéniablement l’un des objectifs de l’ouvrage, un autre tout aussi central est celui de renouer avec la subversion du geste psychanalytique inaugural : écouter ce que les personnes minorisées ont à dire. La psychanalyse n’est-elle pas née de l’écoute des femmes opprimées de la Vienne des années 1890, leur offrant la possibilité de mettre des mots sur la violence subie mais aussi le désir et la quête de liberté ? Aujourd’hui, il est certainement toujours d’actualité d’écouter avec la même sensibilité les sujets minorisés, en particulier ceux issus des anciennes colonies. Proposer une géo-histoire de la psychanalyse, c’est donc aussi renouer avec la subversion qui est la sienne de manière située historiquement, sans toutefois renforcer le mythe d’une psychanalyse intrinsèquement du côté de l’émancipation, comme le rappellent les contributions exposant la compromission d’une certaine psychanalyse amenée à légitimer des régimes dictatoriaux au Brésil et en Argentine.
Pour donner forme à un tel projet, les auteurs et autrices ne pouvaient prendre la parole qu’au sein d’une polyphonie de tons, points de vue et appartenances. De nombreux et nombreuses psychanalystes contribuent à l’ouvrage, mais également des médecins, psychiatres ou non, des anthropologues, sociologues, poètes, écrivains et écrivaines, militantes et militants, philosophes, professeurs et professeures de littérature, d’histoire, de langue, de psychologie, etc. Leurs voix, disciplines, langues, nationalités et cultures, constituent cette diversité à travers laquelle s’explorent les différentes trames de réflexion traversant l’ouvrage. En décrire une architecture globale serait vain, tant c’est la constellation d’échos et le frayage de tangentes qui donnent sa structure au projet d’écriture. On y croise ainsi aussi bien une approche résolument historique, avec David Pavon-Cuéllar qui aborde l’émergence de la psychanalyse dans le Mexique des années 1920, qu’une articulation de l’analyse clinique des mouvements transférocontre-transférentiels à une réflexion sur la philosophie du langage, à travers l’exploration par Karima Lazali des émergences du divin dans la langue arabe. On y découvre des figures occultées de l’histoire de la psychanalyse, comme Louise Marx qui a marché dans les pas d’Octave Mannoni à Madagascar et s’est intéressée aux dessins d’enfants, dont Raphaël Gallien analyse les travaux en dépliant aussi bien les impensés coloniaux de son écriture que la portée émancipatrice de sa démarche. On y revisite également des figures tutélaires pour mieux en déconstruire les mythes associés, grâce par exemple aux contributions de Robert J.C. Young et Derek Hook qui proposent une relecture serrée des textes de Frantz Fanon. Ils y déploient l’intertextualité de sa pensée, entre phénoménologie, existentialisme et psychanalyse, et la font dialoguer avec des concepts contemporains tels que l’anti-blackness et l’afro-pessimisme, dans le but d’approfondir la conception lacanienne du racisme conçu comme vol de jouissance. Si l’on ajoute à ces quelques exemples la profusion d’entretiens, avec des auteurs comme Jeanne Wiltord, Sudhir Kakar et Joseph Tonda, ainsi que les « transversales » qui, aux interstices des chapitres, apportent des éclairages sur la psychanalyse dans les kibboutz israéliens, sur les courants freudo-marxistes et lacanoalthusséristes en Amérique latine ainsi que sur une refonte de la notion d’inconscient à partir du chamanisme, on peut se faire une idée de la mise en pratique dans l’ouvrage d’une pensée du Divers et de la Relation au sens glissantien, radicalement polyphonique et complémentariste, mais jamais cacophonique.
La psychanalyse telle que pensée dans cet ouvrage est celle du reste du monde en tant qu’elle fait partie du monde, renonçant au fantasme d’être une métathéorie à même d’observer le monde depuis l’extérieur. Bien au contraire, la pensée psychanalytique existe dans le corps social, historique, politique et géographique. George Devereux affirme que psychisme et culture co-émergent mutuellement. Il n’existe pas de psychisme qui ne soit enculturé tout comme il n’existe pas de culture qui ne soit vécue subjectivement. Boni et Mendelsohn appliquent cet état de fait à la psychanalyse elle-même, en tant que discipline doublement concernée, théorie du psychisme mais aussi à maintes occasions théorie de la culture. Il n’existe donc pas de psychanalyse qui ne soit subjectivement pensée par un auteur ou une autrice appartenant à sa culture, à une histoire et à un lieu. Tel pourrait être l’idée fondamentale à retenir de cet ouvrage, troublante par son humble simplicité et pourtant éminemment subversive au sein d’une discipline qui a tant sanctifié ses pères fondateurs et tant prôné sa portée universelle.
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