Les Enfants d’Asperger : le dossier noir des origines de l’autisme
Ce livre que l’on doit à une historienne spécialiste de l’histoire contemporaine, préfacé par Joseph Schovanec, autiste, dédié à son fils Eric, diagnostiqué autiste, a d’emblée deux vertus :
– La première est de reconstruire une histoire, celle du Docteur Asperger et de sa version de l’autisme, au prix d’une analyse minutieuse de quantité de documents et d’archives dont on sent que l’accumulation est nécessaire tant le secret, le mensonge, la falsification pèsent encore lorsqu’il s’agit de comprendre le cheminement de cet homme, avant, pendant et après le III° Reich. Le dossier pourrait parfois paraître « à charge » mais il s’agit plutôt d’un travail au couteau contre les travestissements qui recouvrent les faits et qui ont permis à cet homme de faire référence, par son nom, pour décrire et identifier certains troubles du spectre de l’autisme. Cette première vertu est donc liée au travail de l’historienne qui ne lâche rien sur la tâche qu’elle s’est donnée : replacer le docteur et son syndrome dans le contexte de la psychiatrie nazie, des programmes de stérilisation forcée, puis d’« euthanasie » – c’est-à-dire de meurtres d’enfants et d’adolescents. Ce livre très complet permet donc de comprendre, à partir d’Asperger, la réalité et les pratiques des professionnels de l’enfance dans un système social qui veut les sélectionner, les réduire, les tuer au nom de la purification du peuple (Volk) et de la « race ». Cela jette un froid sur l’enthousiasme qui a précédé dans le champ de l’autisme la « re-découverte » de ce psychiatre viennois. L’approche de l’historienne vaut par l’analyse bouleversante qu’elle fait de l’infiltration de l’idéologie nazie dans tous les espaces sociaux, ici la médecine, la psychiatrie, l’éducation et montre, sous cet angle, l’évolution des pensées et des pratiques dans une capitale qui était le phare de l’Europe et du monde occidental et devient, sous le joug nazi, un lieu d’élimination des « vies qui ne valent pas d’être vécues », puis de tous ceux qui ne pouvaient a priori pas s’intégrer au « Volk » : les malades, les handicapés, les Roms, les délinquants, les pauvres, en concomitance avec l’élimination des Juifs.
– La deuxième vertu est de remuer les esprits sur la notion même d’autisme et, au-delà, de diagnostic, mais aussi de la prévention et des traitements dans les structures sociales, médicales et éducatives qui s’occupent des enfants en souffrance. Ce terme d’autisme a été choisi pour désigner certains enfants en souffrance aux deux pôles du monde de cette époque : le « Monde libre » avec Léo Kanner, en 1943 et l’Autriche nazie avec Asperger, en 1944. Les deux sont Autrichiens : Kanner fera ses études à Berlin puis, émigrera aux États-Unis, tandis que l’autre restera à Vienne.
Le premier publiera, en 1943, « Autistic Disturbances of Affective Contact »1. Dans cet article, il rend hommage aux travaux du Dr. Georg Frankl et de la psychologue Anni Weiss qui ont travaillé tous les deux dans le service que dirigera Asperger. Juifs, ils ont émigré aux États-Unis. Ils ont publié des articles auxquels Kanner s’est référé pour sa description des symptômes autistiques. Ce service, fondé par Erwin Lazar, un psychiatre progressiste, décédé en 1932, dont l’équipe a tenté de poursuivre le travail jusqu’à sa nazification, s’est distingué, dans un premier temps de façon internationale, par la mise en œuvre de la pédagogie curative.
Le second, Hans Asperger, publie sa thèse post-doctorale en 1944 (soutenue en 1943), sous le titre « Die ‘Autistischen Psychopathen’ im Kindesalter »2. Aucun débat d’antériorité n’est utile, cette notion d’autisme avait émergé avant le III° Reich, utilisée pour la première fois par le psychiatre d’adultes Suisse Eugen Bleuler (1911). Ce qui intéresse ici l’auteure, c’est la construction d’un diagnostic en fonction du contexte social et idéologique, diagnostic qui viendra ensuite s’inscrire dans ce contexte pour décider de ce que la société fera de ceux qui en sont porteurs. Bien sûr, une analyse comparative pourrait s’imaginer, en reprenant l’histoire et le parcours de Léo Kanner, le contexte de la John Hopkins University, mais cette comparaison n’est pas possible, elle conduirait à légitimer le régime nazi, son idéologie de mort, son inclusion de la mort comme « option de traitement ». Par contre, ce livre nous suggère d’évaluer la situation actuelle, la condition des personnes autistes au regard de l’Histoire.
Il existe autre axe de lecture, qui passe par des prénoms et des noms : ceux des enfants cités dans ce livre très documenté. Ils forment une farandole triste qui continue de hanter le lecteur après qu’il ait fermé le livre.
Que s’est-il passé pendant les années brunes dans l’hôpital universitaire pédiatrique de Vienne, et plus précisément dans le département de pédagogie curative dont dépendait le pavillon ouvert Widerhofer où exerçait Hans Asperger ? Edith Sheffer déconstruit une vue hors contextuelle qui a prévalu jusque-là et a permis de considérer la découverte de l’autisme par le Viennois comme une forme d’intuition clinique de la part d’un personnage « éclairé » qui n’aurait jamais collaboré à l’idéologie et aux pratiques de son époque. D’autant qu’il a poursuivi son travail et ses publications jusqu’à 1979, sans guère reparler, par ailleurs, de son syndrome, excepté dans son Manuel de Pédagogie Curative et dans un article pour un numéro consacré à l’autisme d’Acta Paedopsychiatrica, la revue de l’IACAPAP3, en 1968. Comme le rappelle Edith Sheffer, nous devons la diffusion des travaux d’Asperger dans les années 1990, leur « renaissance », à une psychiatre britannique, Lorna Wing, qui parle en 1981 de « syndrome d’Asperger », perçu dès lors comme un autisme « à haut niveau de fonctionnement ». On sait que cela a entraîné un élargissement considérable des critères diagnostiques d’autisme et une multiplication des cas : de 4,5 pour 10.000 en 1985, elle est passée à 1 pour 68 en 2016. La description du Syndrome d’Asperger n’est pas la seule cause de cette « épidémie ». D’ailleurs, ce syndrome répertorié dans le DSM IV n’apparaît plus dans le DSM V et l’ensemble des cas sont dorénavant inclus sous le terme de TSA : Troubles du Spectre Autistique. En même temps s’est développée la notion de neurodiversité, qui considère l’autisme comme une variante du fonctionnement cérébral.
Ainsi, l’histoire, le contexte, les idéologies façonnent les diagnostics, en particulier en psychiatrie. Cela a des conséquences, la première étant de catégoriser des individus, de les considérer comme différents, malades, de les exclure de multiples manières ; mais là n’est pas le pire.
Si Kanner est considéré, aux États-Unis, comme le fondateur de la pédopsychiatrie, Asperger n’aura pas cette considération. Toutefois, la question se pose de savoir à quel point il a participé à la naissance de la « psychiatrie » nazie. La psychiatrie nazie est fondée sur la notion de purification du Volk, qui prévaut sur l’individu et le réduit à un élément, bon ou mauvais pour le Volk. Le Volk est autre chose qu’un ensemble d’identités sociales, un peuple ou une nation. Cette idée, qui repose sur de prétendues prémisses biologiques, amène à l’étape suivante qui est celle de la purification. Tous les individus qui ne répondent pas d’une part à des critères physiques, d’autre part à des critères psychosociaux, qui ne cessent d’évoluer, doivent être d’abord stérilisés, puis enfermés, enfin éliminés. Cette idéologie ne relève au fond ni de la science, ni de la sociologie, ni de la psychologie et instaure une forme de clinique déviante, les personnes à « diagnostiquer » pour être éliminées vont de l’enfant qui perturbe la classe au malade psychiatrique en passant par le vagabond, l’opposant. Une « invention » devient centrale, celle de gemüt. Le terme est intraduisible, il peut être rapproché d’une forme d’ « empathie » orientée vers les autres, pas en tant qu’autrui mais en tant qu’éléments du Volk ; ceux qui sont dépourvus de cette étoile spécifique doivent être écartés. Cette invention, un « concept-compas » à écartement variable, permet d’étendre sans limites le nombre de personnes « diagnostiquées » pour leur déficit de « gemüt » et donc sans utilité völkisch, et de les éliminer. La destructivité à l’œuvre dans cette entreprise de purification et d’élimination est ici bien perceptible, elle est l’énergie noire d’un process qui irait vers l’élimination d’un nombre de plus en plus élevé de personnes, incluant les Allemands et les Autrichiens.
On remarquera que le diagnostic d’autisme, de « psychopathie autistique » pour reprendre le terme d’Asperger équivaut, d’emblée, à un diagnostic de manque de gemüt : les jeunes patients sont décrits par Asperger comme dépourvus de « sentiment social » (P. 17). Mais nous verrons son ambivalence vis-à-vis de ses jeunes patients.
Dans ce régime de diagnostic et de tri, quels sont ceux qui vont faire les diagnostics qui condamnent et ceux qui vont éliminer les enfants ?
L’auteure aborde de façon marginale l’ « euthanasie » des adultes mais évoque bien sûr le programme T4 à Berlin et, à Vienne, l’institut psychiatrique de Steinhof : ouvert en 1907, asile moderne, progressiste, renommé dans toute l’Europe, ce lieu est perverti par la nazification : « sous le II° Reich, les lieux se muèrent en cauchemar pour les patients » écrit Sheffer (p. 131). Les adultes du Steinhof furent dirigés vers les chambres à gaz en 1940, mais un établissement pédiatrique municipal d’assistance public, le Spielgründ fut ouvert dans certains pavillons du Steinhof. Là, les enfants servaient de cobayes dans le pavillon 17, étaient tués dans le pavillon 15. Ernst Jekelius fut le premier directeur de cet enfer, Ernst Illing lui succéda en 1942, avec Heinrich Gross, un médecin formé à Berlin aux méthodes de mise à mort auprès d’un des responsables du programme d’ « euthanasie ». Quant à L’Hôpital Universitaire pour enfants de Vienne, Franz Hamburger, directeur, l’avait « nazifié » depuis l’année 1930 (p. 55).
Le tri des bons et des mauvais éléments avait été institutionnalisé depuis longtemps, sous la férule d’Ernst Rüdin, à l’origine des mesures d’hygiène raciale et des mesures de stérilisation forcée, de Hans Reiter et d’autres qui s’occupèrent de nazifier la pédopsychiatrie naissante et la pédagogie curative sur l’ensemble du Reich. A Vienne, les enfants qui arrivaient au Spielgründ et dont certains, de plus en plus nombreux étaient tués au pavillon 15 (70 % d’entre eux n’avaient aucune maladie) transitaient avant par un véritable réseau de recrutement : les services sociaux, les écoles, les épouvantables foyers pour « enfants violents », le « KÜST » (Centre de prise en charge pour la protection sociale des enfants). Asperger faisait partie de ce réseau à plusieurs titres : de son pavillon, il envoya au Spielgründ plusieurs enfants, dont au moins deux furent tués ; en 1942, il était conseiller en pédagogie curative au sein d’une Commission chargée d’évaluer l’ « éducabilité » des enfants. Au centre de soin de Guggin, cette Commission pouvait évaluer plus de 200 enfants en une seule journée, ceux jugés « inéducables » étant adressés au Spielgründ ; il était conseiller médical pour l’administration nazie et procédait à des expertise d’enfants, il travaillait pour l’Office de Santé publique de Vienne qui organisait les stérilisations forcées… S’il n’adressait pas tous les enfants au Spielgründ, il en orientait beaucoup vers des foyers ou des institutions qui constituaient en fait un vivier de recrutement pour les mises à mort organisés au Spielgründ.
Deux dates sont à retenir dans cette période :
– Le 5 Septembre 1940, la Société allemande de pédopsychiatrie et de pédagogie curative organisa son premier (et dernier) Congrès à Vienne (p. 135- 162). La pédopsychiatrie y fut consacrée comme une discipline à part entière, du fait de la part qu’elle prenait dans l’entreprise de ‘transformation’ des enfants pour les dédier au service du Volk. Un panel de responsables politiques, médecins, psychologues nazis parla devant 500 personnes et déroula ses thèmes favoris : le principe du contrôle de l’état sur les enfants, le tri (Paul Schröder, un des maîtres d’Asperger : « La pédopsychiatrie, ce n’est pas soigner les psychopathes »), les êtres sans valeur et inéducables, la justification de la sélection eugéniste et de la stérilisation forcée, la gemüt, la détention préventive des enfants (rappelons qu’en 1939, le haut dignitaire nazi Reinhard Heydrich, demanda l’ouverture de camps de « protection juvénile » dans lesquels les jeunes au comportement hostile devaient être traités aussi durement que les camps de concentration pour adultes), les éducateurs fondant leur travail sur la biologie raciale. Asperger, dont le travail avait été mentionné lors du discours de clôture, rendit compte de ce Congrès dans une revue professionnelle (Der Nervenarzt) dans les termes les plus bienveillants qui soient, louant les conférenciers pour leur travail substantiel, leur engagement sincère : « La plupart des 14 conférenciers avaient commis des crimes contre les enfants ou s’apprêtaient à le faire » souligne Edith Sheffer (p. 138-139). Ce Congrès réunit essentiellement des Allemands et Autrichiens mais deux psychiatres Suisses y participèrent. Il est intéressant de comparer la conduite et les contenus de ce congrès à celui de Paris, en 1937 : Congrès International de Psychiatrie de l’enfant, organisé par Georges Heuyer4. Les psychiatres étaient encadrés par une délégation politique, devaient rendre des comptes, ne pas entrer en conflits entre eux et servir à la propagande nazie, puisque le comité chargé de les désigner et de les suivre comprenait le Reich ’Ministry for Public Enlightment and Propaganda, dirigé par Goebbels. Rüdin était à la tête à la fois des scientifiques et de la délégation. Il y eut bien sûr des oppositions durant le Congrès sur les questions d’eugénisme, mais des discussions purent se tenir sur les questions concernant les poids respectifs de la génétique et de l’environnement. Les Allemands, Rüdin, Schröder, entre autres, se montrèrent beaucoup plus nuancés que lors de leurs interventions au Congrès Viennois de 1940. Il faut dire qu’ils avaient aussi en sous-main la préoccupation de définir l’émergence de la pédopsychiatrie et de lui donner une place : autonomie pour Schröder, inclusion dans la psychiatrie adulte et la neurologie pour Rüdin. Cela nous mène au second point :
– La (Re)fondation de la Société de pédagogie curative (p. 163) en 1941. Les membres fondateurs sont Asperger, Max Gundel, directeur municipal du Spielgründ, Erwin Jekelius, directeur médical et Franz Hamburger directeur de l’Hôpital Universitaire pour enfants : Asperger est donc flanqué de trois criminels. Ce sont eux qui organisèrent le réseau conduisant à l’élimination des enfants. A ce point, l’implication d’Asperger dans le pire ne peut plus être mise en doute.
Mais il convient de revenir quelques instants sur ce « doute ». Pour reprendre la tournure à la mode : de quoi ce doute est-il le nom ?
– D’une part, c’est le nom qu’il convient de donner à la duplicité dont fit preuve Asperger pendant ces années, et cela bien après la chute du Reich. Edith Sheffer prend un exemple clinique de cette duplicité : lorsqu’il décrivait la psychopathie autistique, Asperger ne parlait pas d’un défaut de gemüt chez ces enfants mais d’un gemüt anormal, un gemüt différent plutôt qu’un gemüt déficient. Mais en même temps, il écrivait dans sa thèse que, chez les enfants autistes, la « méchanceté et la cruauté étaient des signes clairs de leur pauvreté de gemüt » (p. 283). Après la guerre, il prétendra qu’il avait pris des risques en ne signalant pas certains enfants, mais l’historienne a retrouvé de nombreuses preuves de son activité de signalement. Au fond, la question n’est pas de savoir si Asperger a été impliqué un peu, beaucoup, à la folie dans la nazification de sa clinique, de son travail, de sa personne. Cette duplicité fut le lot d’un nombre important d’Allemands et d’Autrichiens qui échappèrent ainsi aux procès d’après-guerre. Ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’il fut témoin actif et qu’il aurait pu dénoncer, expliquer ce que furent les destinées de ces enfants et qu’il ne l’a jamais fait, alors même que son nom était porté au pinacle par le monde occidental.
– D’autre part, c’est le nom de la « voie médiane » trouvée par Asperger pour s’escamoter : la pédagogie curative. Ce terme, créé bien avant le nazisme, est d’abord un oxymore : la pédagogie est éducative, formative, mais elle n’est pas curative, dans son intention. Comme d’autres pratiques, elle peut avoir un effet positif chez des enfants en / avec difficulté(s) mais si elle doit y être associée, elle ne peut se substituer au soin. C’est là un débat très actuel qui amène à réinterroger le sens des programmes de rééducation pour les enfants autistes et le rejet du prendre soin et des soins pour ces mêmes enfants, chacun aura son idée sur la question. Dans l’esprit d’Asperger et de ses confrères, il s’agit plutôt d’introduire la psychiatrie de l’enfant par la porte laissée ouverte mais très surveillée par les ordonnateurs nazis.
La pédagogie curative prend son origine dans la pédagogie Steiner, qui fonda sa première école Steiner-Waldorf en 1919. Si Steiner était un philosophe spécialiste de Goethe, il fut également un adepte de l’anthroposophie, une doctrine ésotérique qui donne la primauté au spirituel dans l’individu. Le mouvement Steiner sera interdit par les nazis, mais secrètement, un certain nombre de dignitaires du III° Reich étaient anthroposophes. Dans ses livres, Steiner a présenté une théorie raciale de l’Humanité, sa distinction entre races supérieures et races inférieures est claire. Ses méthodes pédagogiques se fondent aussi sur le fait que chaque enfant est particulier, unique, principe sur lequel se fondaient les différentes pédagogies en Europe, avant le nazisme. Asperger a mis en avant cet aspect dans ses conceptions et même ses pratiques au pavillon qu’il dirigeait à l’Hôpital Universitaire pour enfants de Vienne. Rappelons que dans les années 1980-1990, la pédagogie alternative a connu un renouveau et des centaines d’écoles Steiner ont été ouvertes dans de multiples pays. En France, la pédagogie Steiner a été mise en cause par un rapport parlementaire sur les sectes mais il existe beaucoup d’écoles Steiner qui ne revendiquent pas ouvertement leurs liens avec l’anthroposophie. Beaucoup de projets pédagogiques alternatifs s’inspirent, dans les faits, de différentes écoles (Montessori, Freinet, Steiner…). Ce mouvement « New Age » nous rappelle que l’éducation, comme la médecine, la pédopsychiatrie est étroitement intriquée avec les idéaux sociaux, implicites et explicites. Ainsi, Asperger succéda dans la direction du Service de Pédagogie Curative à E. Lazar, qui fut un pionnier dans l’approche des enfants basée sur leur reconnaissance comme individus plutôt que comme diagnostics, la créativité spontanée des enfants (jeux, dessins activités manuelles etc.), l’absence de contraintes inutiles. La psychanalyse et la psychologie avaient fécondé cette pratique, de façon telle que le service était visité par exemple par le psychiatre américain Joseph Michaels qui rédigea, après sa visite, en 1930, un article élogieux sur le fonctionnement du pavillon dans l’American Journal of Orthopsychiatry (p. 69). Asperger continuera toute sa vie professionnelle à s’abriter derrière cette façade de la Pédagogie Curative mais il ne soulignera jamais la nazification de ses pratiques, la stigmatisation des enfants « non-éducables », leur adresse au Spielgründ…
Ce parcours souvent pénible dans le chemin sombre du docteur Asperger nous révèle, bien sûr, les différentes facettes du personnage mais renvoie également à des questions majeures qui restent ouvertes aujourd’hui : quel poids fait peser sur une personne, en particulier un enfant, la pratique du diagnostic en clinique ? Notre époque n’a-t-elle pas tendance à faire de la classification son paradigme ? Comment la société utilise-t-elle les diagnostics, les catégories pour soutenir ou persécuter les personnes ? Comment les théories sur l’éducation et la médecine sont-elles déterminées par les idéaux sociaux, supposés, acceptés, refusés ou imposés par la force ? Quels sont les moyens dont disposent les personnes pour s’individualiser tout en participant, en toute conscience, à leur société, leur pays ?
Un grand nombre de maladies décrites par des médecins nazis et qui portaient leurs noms ont été débaptisées et renommées. Cela s’est produit très tardivement pour le syndrome d’Asperger. Dans ces décisions, il est tenu compte de la vie des médecins et pas seulement de leurs références scientifiques, ce qui a une signification implicite : aucun inventeur n’est isolé de ses pairs, des autres, de son contexte culturel et social. Mais de façon explicite, des millions de personnes ont été étiquetées et, souvent, se sont approprié le nom d’Asperger. Ces « enfants » d’Asperger doivent à présent gérer, en plus de leurs difficultés personnelles, cette appartenance à une « famille » au passé douteux, un « Nom du père » qui les a décrits, puis dénigrés et a aidé parfois à leur mise à mort.
Ce livre est précieux car il permet de regarder l’Histoire en face et de réfléchir aux questions laissées ouvertes, et qui concernent les enfants, nos enfants. Plutôt que de revendiquer cette glauque paternité, il est préférable de garder en tête les noms des enfants sacrifiés : Ferdinand Schimatzek, Alois Kaufmann, Hannelore Fuchs, Erika Maria Stanzl…
- anner Leo : Autistic Disturbances of Affective Contact. Nervous Child 2, 1943 : 217-250.
- Asperger Hans : Die ‘Autistischen Psychopathen’ im Kindesalter. Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, 117 n° 1, 1944 : 76-136.
- IACAPAP : International Association for Child and Adolescent Psychiatry and Allied Professions)
- Volker Roelcke : The twofold politics of psychiatry ; Ernst Rüdin and the German delegation at the International Congress of Child Psychiatry in Paris, 1937. Revue d’histoire de l’Enfance “irrégulière. 18, 2016 On line)