L'Aurès de Thérèse Rivière et Germaine Tillion : Etre ethnologue dans l'Algérie des années 1930
L’admiration que beaucoup portent, y compris dans l’équipe de L’autre, à la personne de Germaine Tillion, décédée en 2008 ne peut que conduire à porter son attention sur ce petit livre où l’anthropologue Michèle Coquet se penche sur le premier et presque seul travail de terrain qu’elle réalisa, si l’on excepte celui, involontaire ( !) que représenta l’expérience concentrationnaire. Effectué avec Thérèse Rivière à la veille de la deuxième guerre mondiale, sans doute en avions nous eu déjà des récits. Par elle-même d’abord (Il était une fois l’ethnographie) mais aussi avec le témoignage des photographies, dont certaines avaient fait l’objet d’un livre et d’une exposition en 2002 au Musée de l’Homme.
L’intérêt du présent ouvrage est de redonner toute son épaisseur humaine à cette expérience, à la replacer dans une histoire, à en faire le lieu d’une réflexion sur le métier d’ethnologue et aussi, ce qui n’est pas sans importance, l’occasion d’un portrait de la compagne de travail de Germaine Tillion que fut Thérèse Rivière. Celle-ci était la sœur de Georges Henri Rivière, le fondateur du Musée des Arts et Traditions Populaires consacré à l’ethnologie européenne qui a été récemment, après quelques péripéties, intégré au MUCEM. Mais elle fut elle-même un personnage notable de l’ethnologie et de la muséographie française au Musée de l’Homme, avant que la maladie ne l’en écarte prématurément et tragiquement, ce que raconte ce livre aussi.
Cela permet aussi de comprendre le contexte de cette « expédition », tant du point de vue matériel (l’incroyable convoi de mules surchargées d’un impressionnant matériel technique…) que politique. Il rappelle les conditions du développement de l’ethnologie en cette période d’avant-guerre qui est à la fois l’acmé de la colonisation française en Afrique du Nord et les premiers balbutiements d’un mouvement nationaliste algérien. Ainsi apparaissent clairement, grâce aux riches développements à ce sujet, les contradictions dans lesquelles sont souvent pris les ethnologues, les effets du « contre-transfert » culturel et politique qui affecte le travail ethnologique, ainsi que l’a abondamment analysé Devereux dans De l’angoisse à la méthode.
Ainsi deux personnalités complémentaires se révèlent dans cette entreprise à réfléchir à ce qu’est faire un terrain à deux. Par le style intellectuel et les préoccupations, Germaine était plus tournée vers l’étude des institutions des Chaouias, quand Thérèse était plus orientée vers la culture matérielle, les savoir-faire, tout en étant capable d’établir de vraies relations avec ses « sujets » d’étude au point de prendre parti dans leurs querelles ou les conflits avec les autorités coloniales. Croyant en républicaine convaincue aux possibilités d’une colonisation plus humaine, point de vue qu’elle partageait avec beaucoup, la première, on le sait s’engagea dans la Résistance et fut déportée. Soucieuse de faire progresser les choses, elle accepta pendant la guerre d’Algérie des responsabilités sociales et politique auprès du Gouverneur général de l’Algérie Jacques Soustelle, son collègue ethnologue, et se situa résolument, comme Camus, dans le camp des libéraux réformistes. Thérèse pour sa part continua son métier de muséographe, avant de sombrer au sortir de la guerre. Ainsi réalise-t-on qu’il y a plusieurs manières d’être ethnologue, un métier véritablement difficile souvent à la fois du point de vue physique et psychique, une expérience de soi parfois douloureuse, dans la confrontation à l’autre. Notons que le livre contient nombre de photographies et de croquis qui complètent de manière suggestive cette étude passionnante et très agréable à lire.