La Passion selon Séville
L’objectif de ce texte est d’endiguer un certain mésusage de la théorie freudienne et de la théorie du rituel par les anthropologues. Celui-ci porte sur la lecture du livre intitulé La Passion selon Séville d’Antoinette Molinié 1. Cet ouvrage s’attelle à décrire les pratiques sociales en lien avec la Semaine sainte à Séville, à travers un paradigme qui associe anthropologie et psychanalyse. Ainsi, l’auteure restitue les pratiques sociales observées, à travers la notion de « cycle rituel » et en suivant les linéaments du paradigme freudien concernant le complexe d’Œdipe et l’acte cannibale de la « horde primitive ».
Dès la page 25, Antoinette Molinié relève le difficile usage de la notion de rituel qui, selon la définition de Jean Maisoneuve, comprend un caractère prescrit et stipulé qui ne fonde pas la spécificité de son objet, spécificité qui réside nous dit-elle, dans la singularité véhiculée par les pratiques sévillanes.
Dès lors, nous chercherons au cours de la description de ce livre, à cerner les implications épistémologiques entraînées par cette difficulté. Implications que nous éprouverons à l’aune de l’édification théorique qu’elle fait de son objet.
La réitération de l’action rituelle suppose une similitude entre l’acte à réitérer et l’acte réitéré. Notre première interrogation concerne les pratiques observées, sont-elles semblables d’une année à l’autre ? Ou bien laissent-elles une place à l’imagination des participants, à l’image par exemple, des festivités carnavalesques ? Antoinette Molinié répond à cette question en posant son objet dès l’introduction. Elle le distingue, par la suite, des festivités carnavalesques de cette région du monde, tout en attestant de l’imprégnation par ces célébrations religieuses, de ces festivités. L’étude de ce cycle rituel, composé de « cinq rites successifs », permet une entrée dans la cosmologie catholique de cette région du monde, qui s’avère ordonnée, par son temps calendaire. À ce stade, surgit une seconde question, puisque l’intérêt pour ce cycle rituel renvoie nécessairement à l’orthodoxie de l’institution prescriptrice, c’est à dire l’Église. La curiosité du lecteur s’attise alors envers les pratiques ritualisées qui renverraient à la singularité de la tradition sévillane.
Ainsi, les célébrations complexes et codifiées qui forment une partie du temps social sévillan, revêtent-elles les propriétés sémantiques admises au sujet du rituel ? Si non, ne serait-il pas plus judicieux d’évoquer à leur propos, le syntagme de « pratiques collectives ritualisées » ? Antoinette Molinié l’admet elle-même à la page 26.
D’ailleurs, lorsqu’elle décrit la méthodologie qu’elle a suivie, il semble bien que ce soit l’en dehors du rite qui l’ait bien plus intéressée. Ainsi, les actions « rituelles » qui font l’objet de cette étude ne sont pas celles que l’Église prescrit de manière orthodoxe dans des lieux consacrés. Le rituel tel qu’elle le présente à la page 27, est bien plus un cadre d’observation de l’innovation de la tradition. Cet en dehors du rite constitue le terreau affectif qui motiverait l’adhésion des sévillans à ces pratiques qui ne sont pas rituelles.
L’éclairage freudien qu’elle revendique afin d’expliciter l’« implicite de l’action rituelle » demande quelques précisions. Puisque sa formule, au sujet de la pensée de Freud, risque de conduire à un contresens. Prêter à Freud l’idée d’un inconscient nécessairement collectif, c’est s’éloigner de la singularité freudienne qui réside dans une pensée de l’idiosyncrasie. En effet, l’homme Moïse de Freud débute par l’idée qu’il faut considérer l’homme Moïse dans sa singularité et non comme l’objet d’un inconscient collectif. La nature du débat qui ouvre ce livre, consiste dans la véracité de son existence qui, selon Freud, est une prémisse du judaïsme. Prémisse vis-à-vis de laquelle, nous dit-il, il faut garder une distanciation critique. L’expression première de cette singularité s’effectue à travers son nom, qui relate un élément de sa biographie, et nous dit, que de la relation suscitée par l’événement, surgit la nomination d’un être singulier. En somme, tout être vivant surgit d’une configuration événementielle singulière seulement elle n’est pas, pour chaque être singulier, relatée. Ce que Freud décrit, ce sont les mécanismes afférents à la singularisation et non les processus de socialisation qui font de tel être singulier le membre d’un peuple. La nuance entre ces mécanismes et processus, n’étant au bout du compte, qu’une question de point de vue. Cette configuration événementielle singulière nous dit que l’entrée en religion s’effectue généralement selon la naissance, mais plus encore par le mythe. Ainsi est-il possible de savoir comment le mythe raisonne pour chacun.e.s des croyant.e.s ? Appartenir à un collectif, ne nous déprend pas pour autant de notre irréductible idiosyncrasie et/ou singularité. La démonstration Freudienne visant à prouver l’Égyptéité de Moïse renforce l’idée que l’Égypte antique s’est constituée à partir d’une alliance politique et constituait un territoire. Il ne saurait donc y avoir d’antinomie entre le fait d´être juif et égyptien.
Les analogies de méthode qu’Antoinette Molinié opère entre « développement intrapsychique et processus social » (p.32), sont de mon point de vue légitimées par le fait que les collectivités humaines sont composées par des individus et que la construction d’un individu ne peut se faire sans l’aide d’une collectivité.
La lecture du premier chapitre, pour un lecteur extérieur et méconnaissant ces célébrations, est rendue difficile par la densité des informations qu’Antoinette Molinié restitue et par le manque d’un résumé synthétique des processions composant cette Semaine sainte et les divinités qu’elle célèbre, qui font regretter au lecteur l’absence d’une cartographie de sa structure processuelle.
Que faire de l’idée qu’un artefact rituel (p. 64) ou une image, puisse générer son propre rituel ? En somme, cela reviendrait à dire que la figuration et l’action d’une image rituelle, seraient à elles-mêmes leurs propres référents ? Ou bien, que le figuré d’une image rituelle déterminerait son action ? En somme, le dessin ou l’agencement d’une image rituelle formerait le script implicite du rituel. Mais c’est bien plus que cela qu’Antoinette Molinié décrit, à travers l’action effective du représenté de l’image rituelle, figurée par l’institution d’une procédure civile que forme l´expression de cette action. En somme, selon l’exemple ethnographique qu’elle donne, c’est parce que la croyance religieuse a eu un effet sur la population de l’institution carcérale, qui s’est substituée au personnel accidenté qui de coutume assurait cette procession, que celle-ci s’avère annuellement remise en liberté selon l’expression de cette croyance religieuse (p. 65).
Le caractère novateur de la méthodologie mise en œuvre par Antoinette Molinié, dont ma jeune expérience ne saurait dire, s’il connaît un préalable, réside dans le décryptage des rouages de l’innovation rituelle, que lui permet une lecture analytique de son objet (p. 103). La lecture de cet ouvrage rend de prime abord confus la démarcation entre anthropologie et psychanalyse. L’attention qu’Antoinette Molinié marque entre le désir incestueux et sa prohibition, nous rappelle que ces disciplines ne diffèrent non pas tant par leurs inspirations réciproques que par leurs objets. Le désir incestueux étant un objet privilégié par le fondateur de la psychanalyse, sa prohibition, ayant distingué, depuis Claude Lévi-Strauss, celui de l’anthropologie.
En établissant une équivalence à la fin du second chapitre, entre cycle rituel et stade œdipien, Antoinette Molinié décrit le genre de son ouvrage. Il s’agit donc d’un essai de psychanalyse appliqué au rituel. Malgré qu’elle traite de thèmes classiques chers à l’anthropologie comme les usages matrimoniaux recouverts par la Fête de la Croix ou de la fonction de la « nuit du petit poisson », comme la réflexivité mise en œuvre par la société sévillane lors de la Féria, ou bien à travers la distinction qu’elle opère, entre parenté rituelle et parenté généalogique. Cette particularité méthodologique m’est apparu saillante à la page 111, lorsqu’elle dé-substantialise la lecture classiquement ethnologique de l’action rituelle au bénéfice d’une lecture œdipienne. Cette relecture milite pour une considération matérielle du fait psychique. Ou bien lorsqu’elle témoigne de la nature de son analyse à la page 179. Cette militance se retrouve au chapitre quatre, alors que l’inconscient est généralement considéré comme une autre-scène non-visible, Antoinette Molinié le spatialise. Les mouvements spatiaux deviennent ainsi révélateurs de cet inconscient (p. 187).
L’une des figures divinisées sévillane et la tauromachie lui permettent d’établir des parallèles entre les ontologies gréco-romaines et l’ontologie sévillane. Elle évoque l’institution d’une forme de prédation (son enlèvement) vis-à-vis de la Vierge, à laquelle elle semblerait consentir. La Vierge se trouve en charge d’initier, en contrepoint des femmes publiques, les jeunes hommes à la sexualité, à travers le passage sous son en-dessous. Antoinette Molinié souligne au passage, la pensée féministe de Leonardo Boff, théologien de la libération, qui déclare la féminité de l’esprit saint.
L’image de la Virgen del Rocío (Vierge de la Rosée) reproduite sur une diversité d’objets, permet conjointement aux rubans des chapeaux Rocieros de distinguer les confréries de pèlerins entre elles. Alors qu’elle s’interroge sur le rôle des femmes au cours de ce cycle rituel, favorisant un point de vue masculin, les expressions vernaculaires lui servent à déterminer la vie psychique de cette même gent masculine, faite de complémentarité et d’interdépendance avec la gent féminine. Antoinette Molinié, au cours du quatrième chapitre, évoque à plusieurs reprises le corps politique formé par la Vierge. C’est en faisant référence à l’ouvrage d’Ernst Kantorowicz, les deux corps du Roi, qu’elle en vient à évoquer les deux corps de la Reine que ces « rituels » viseraient à consacrer.
Le cinquième chapitre, qui traite des célébrations de Corpus Christi, donne lieu à des descriptions de l’anthropophagie sacramentelle qu’est l’eucharistie. Antoinette Molinié a, de plus, largement recours à l’histoire. La procession de Corpus Christi succède à celle de la Virgen del Rocio, pour autant la vierge Marie y occupe une place prépondérante, dont la « présence » équivaut à celle du corps de notre père Jésus figuré par l’hostie. La Vierge Marie, dans le cadre de cette procession, est jointe à la Tarasque, qu’Antoinette Molinié associe à la mauvaise mère. Ce chapitre rend compte de toute une série de récits fantasmatiques qui engagent des non-chrétiens.
En conclusion, Antoinette Molinié opère une synthèse des éléments exposés au cours des cinq chapitres de son ouvrage ainsi que des axes analytiques dont elle a usé afin de traiter ses données. Je retiendrai de sa conclusion la phrase suivante : « Le cycle rituel sévillan apparaît (…) comme une mise acte culturellement spécifique de la constitution du sujet exprimée dans la symbolique œdipienne. Celle-ci se présente comme un récit que l’on peut considérer comme un mythe à l’instar de celui de Totem et tabou » (p. 304). Cette phrase condense la méthodologie suivie au cours de son ethnographie. Elle dégage ainsi deux récits. Celui, explicite, de l’Église et celui, implicite, de l’ontologie sévillane. Cette collusion entre l’action rituelle et une lecture psychanalytique de sa pratique suggère de considérer la dimension thérapeutique de la forme rituelle.