La haine de l’antiracisme
Alain Policar est politiste, chercheur associé à Sciences-Po (Cevipof), auteur de plusieurs livres sur les questions du libéralisme politique, du racisme et de l’universalisme. Dans ce nouveau livre, il identifie un mouvement à l’œuvre dans la société française depuis les années 1990 : une critique agressive de l’antiracisme, qu’il nomme l’« anti-antiracisme ». Un thème qui n’a pas fait l’objet jusqu’ici d’une analyse systématique. En effet, comme Régis Meyran l’indique dans la préface, il est devenu banal de lire dans la presse que les « nouveaux » antiracistes seraient devenus racistes, ils seraient gangrenés par l’idéologie woke, l’islamo-gauchisme ou encore le néoféminisme, il faudrait désormais les dénoncer comme une menace sur la République. Les anti-antiracistes forment une galaxie hétérogène où l’on trouve des auteurs comme Laurent Bouvet, Pierre-André Taguieff, Nathalie Heinich. En tant que chercheur rigoureux, Policar reconnaît certains débordements de l’antiracisme, le fait que l’antisémitisme a pénétré une partie non négligeable de la gauche radicale, et de rares cas de fascination à gauche pour l’islamisme. Mais surtout, Policar montre comment l’antiracisme s’est renouvelé dans les années 2000, en complétant la condamnation morale du racisme de l’après-guerre avec le concept de racisme systémique, un concept qui suscite ce mouvement de véritable haine.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et les déclarations de l’Unesco sur la question raciale de 1950 et 1951, l’antiracisme était uniquement considéré dans sa dimension morale : le racisme, c’est le mal. On pensait pouvoir éradiquer le racisme avec des arguments scientifiques, selon lesquels la race n’existe pas biologiquement. Cet antiracisme moral qu’on trouvait à la LICRA, à SOS Racisme, au MRAP a cependant échoué à prendre en compte un certain nombre de discriminations.
À partir des années 2000, différents analystes ont élaboré une théorie critique de la race, comme un fait social et non biologique, ayant des effets sur les personnes racisées, d’une façon générale, les non-Blancs. Ce racisme systémique agit sur les structures de la société, et plus ou moins inconsciemment sur les acteurs sociaux. Le concept de racisme systémique met à jour le fonctionnement intrinsèquement discriminatoire des institutions, visible en particulier à l’embauche, à l’école, au logement (et même dans la santé comme nous l’avons décrit dans un éditorial de L’autre en 2021).
Policar revendique quant à lui une réflexion critique à la fois sur le système et sur les attitudes individuelles. « L’antiracisme politique n’est pas pensable sans une indignation morale préalable ; et l’antiracisme moral ne peut pas ne pas déboucher sur des questions d’ordre politique, sauf à rester purement incantatoire » (p. 29).
Or les anti-antiracistes, les « nationaux-républicains » comme les nomme aussi Policar, qui revendiquent un mélange de nationalisme et d’exaltation de la République, rejettent complètement l’idée d’un racisme comme rapport social et considèrent que le racisme résulte uniquement d’attitudes individuelles, autrement dit d’une opinion, éventuellement traduite en actes hostiles.
L’anti-antiracisme provient surtout de plusieurs auteurs auparavant engagés dans le camp antiraciste durant les années 1980 à 2000. C’est notamment le cas de Pierre-André Taguieff, dont le point de vue est parfaitement résumé dans le titre d’un de ses derniers livres L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables (Hermann, 2021). On retrouve ce type d’idées chez des intellectuels médiatiques comme Pascal Bruckner ou Alain Finkelkraut. Tous ces auteurs contestent l’existence d’un rapport social qui entretient et reproduit les inégalités sociales fondées sur les identités raciales. Le contexte historique des attentats du 11 septembre 2001 et l’antisémitisme de certains antisionistes ont également joué un rôle dans ce mouvement de déligitimation de l’antiracisme politique.
Les anti-antiracistes qualifient les antiracistes de racialistes, leur reprochant de brandir une catégorie qui n’a pas de raison d’être. L’idée force est qu’au nom de de minorités érigées en victimes, des groupes radicaux monopoliseraient la lutte contre le racisme. Cette dénonciation est faite au nom de l’universalisme qui serait sacrifié par les néo-antiracistes. Les antiracistes politiques mettraient en avant les identités raciales, les essentialiseraient, ce qui ferait d’eux des racistes. « Mais le contresens est total : la prise en compte des mécanismes de racialisation et d’assignation subie vise non pas à exalter les identités particulières, mais in fine à déracialiser la société » (p. 84).
C’est un grand mérite de l’auteur d’analyser l’histoire récente de ces idées, dans leur actualité et dans le contexte actuel de la grande confusion, que décrit Philippe Corcuff. De nombreuses références permettent d’avoir un aperçu des recherches actuelles françaises et anglophones dans ce domaine.