Ils ne savaient pas… Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles
Bruno Clavier est psychanalyste, psychologue clinicien et il est un représentant de la psychanalyse transgénérationnelle. Dans L’inceste ne fait pas de bruit. Des violences sexuelles et des moyens d’en guérir, (avec Inès Gauthier, Payot, 2021) il avait abordé la question de l’inceste, en s’appuyant sur sa propre expérience et celle de ses patients : « J’écris donc sur ce sujet, car je le connais par mon esprit, par mon corps. Par la souffrance de toute une vie » (p 11). Dans son nouveau livre, Ils ne savaient pas… Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles, il décrit comment les psychiatres, les psychologues, les psychanalystes n’ont pas, ou trop peu pris en compte la réalité de l’inceste chez leurs patientes et leurs patients, en se référant depuis Freud à « la théorie du fantasme », dans laquelle c’est le désir incestueux de l’enfant et les refoulements qui l’accompagnent qui sont responsables des troubles ultérieures de l’adulte et non la réalité de l’inceste. Pour autant, Bruno Clavier pense que la psychanalyse peut être une « méthode majeure pour soigner les conséquences des violences sexuelles et de l’inceste » mais à la condition qu’ « elle balaie radicalement les éléments erronés de sa théorie qui ont conduit à ce que pendant presque un siècle, les tragédies vécues par des milliers et milliers de personnes ont été ignorées et leurs souffrances étant redoublées par cette ignorance » (p 17).
Clavier explore les raisons de l’aveuglement des psy devant ce crime de masse qu’est l’inceste. Il en situe l’origine dans le revirement de Freud qui, en 1896, avait écrit à propos de l’origine de l’hystérie que dans tous les cas « les traumas sexuels appartiennent à l’enfance précoces » (La première théorie des névroses, PUF 1995, p 98). En février 1897, dans ses lettres à Fliess (PUF, 2006), il parle des fellations que les pervers infligent aux enfants et des conséquences ultérieures chez les adultes dans les pathologies de la mâchoire, « le mal de tête hystérique avec pression au sommet du crâne, aux tempes, etc, relève des scènes où, aux fins d’action dans la bouche, la tête est fixée. Malheureusement mon propre père a été l’un de ces pervers et a été responsable de l’hystérie de mon frère et de celle de quelques-unes de mes plus jeunes sœurs » (p 294). Dans la lettre du 21 septembre 1897, Freud abandonne cette théorie, entre autres parce qu’« il fallait incriminer le père comme pervers, y compris le mien » (ibid. p. 334) et il passe donc à la théorie du fantasme. Bruno Clavier fait l’hypothèse que Freud lui-même aurait été abusé par son père, en aurait gardé une amnésie post-traumatique complète, et que son cancer de la mâchoire serait en lien avec ce traumatisme. Quoiqu’il en soit, comme l’écrit Dorothée Dussy dans Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste (2021) l’inceste atteint aussi les membres de la famille qui n’ont pas été violentés physiquement, et Freud peut donc en avoir été affecté indirectement aussi. D’autre part, comme Alice Miller l’avait aussi montré, Freud aurait affronté une trop forte pression sociale en maintenant sa théorie de la réalité du traumatisme sexuel. « Dès lors, écrit Clavier, les traumas sexuels passent au second plan, voire disparaissent – pendant presque un siècle » (p 21). Et en effet, dans les Cinq psychanalyses, Freud « nie systématiquement les violences sexuelles qui, d’une façon ou d’une autre, sont pourtant présentes » (p 31). Clavier montre comment le déni se poursuit chez Jung, Mélanie Klein, Winnicott, Masud Khan, Lacan, Laplanche et Dolto qui après avoir écrit que « l’inceste est un drame (Le Féminin, 1998, p. 54), a pu dire : « Il n’y a pas de viol du tout, elles [les petites filles] sont consentantes » (Interview à Choisir, n°44, 1979, p 21).
Clavier a l’exigence intellectuelle de reprendre un passage de son premier livre, paru en 2014, Les fantômes familiaux, où lui-même a minimisé les violences réelles au profit des violences symboliques et l’inceste au profit de l’incestuel, participant ainsi de cet aveuglement partagé par les thérapeutes de tous bords. Il s’agit donc d’une responsabilité collective. Clavier l’assume avec courage et avec la volonté d’apporter une réponse psychanalytique à la réalité de l’inceste, enfin reconnue par la société avec la création en mars 2021 de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants. Clavier rend justice aux rares auteurs qui l’ont précédé, Sándor Ferenczi, Jeffrey Masson, Marie Balmary, et Eva Thomas1 ainsi qu’à Muriel Salmona et son travail sur le psychotraumatisme et l’inceste.
Quant à la question qui se pose alors : « Que faire du fantasme ? » Clavier propose une réponse au niveau de la clinique de la violence réelle, différente de celle d’un fantasme œdipien. « Contrairement à l’affirmation freudienne qui veut que dans l’inconscient, « on ne peut différencier la vérité de la fiction investie d’affect », il est possible de les distinguer. » D’une part le fantasme peut être la représentation déformée du trauma, d’autre part dans le cas de fantasmes sexuels non traumatiques, le fantasme se substitue au réel afin de le rendre acceptable, tolérable ou stimulant. La clinique du psychotraumatisme et du syndrome de stress post traumatique est particulièrement utile ici. Clavier signale aussi l’intérêt de l’EMDR, qui permet d’accéder à des émotions inaccessibles sur le divan. « La thérapie par la parole, bien qu’indispensable, ne suffit pas » (p 135). Il propose donc une technique de reconstruction associant les éléments réels rapportés par les tiers, les éléments de la vie, les rêves, l’hypnose, l’EMDR, ou encre la Technique d’abréaction bilatérale et circulaire qu’il a mise au point en s’inspirant de l’EMDR, et qui permet de lever progressivement une partie de l’amnésie sans que cela mette en danger la personne. Pour ce qui est du risque des faux souvenirs, « au bout d’un certain temps en général assez long, se dessine un scénario probable. Il est toutefois impossible d’en faire une vérité qui pourrait être utilisée en justice ou servir à un règlement de compte familiale. Cette vérité ne peut en aucun cas constituer une preuve à l’encontre de l’agresseur, à moins qu’il n’y ait un certain nombre d’éléments tangibles, matériels, évidents » p. 140.
En conclusion, Bruno Clavier plaide pour une information des enfants sur l’inceste dès l’âge de quatre ans, comme le recommandait Dolto. Ce ne sera pas forcément suffisant pour empêcher un prédateur familial d’arriver à ses fins, « mais ce sera beaucoup plus difficile et l’enfant, averti, se sentira légitime à repousser l’adulte, à communiquer avec les autres » (p 179). Le deuxième lieu de prévention est la famille, c’est le rôle des lois et le rôle des médias de faire connaître les lois. Quant aux thérapeutes, il s’agit de reprendre les fondamentaux de la psychanalyse en rapport avec l’inceste et les violences sexuelles, et prendre en compte le psychotraumatisme dans les cursus de formation des psychologues et des médecins.
Un livre à la hauteur des défis que pose la prise de conscience de l’inceste, de sa fréquence, de ses effets et du déni dont il a fait l’objet depuis un siècle et depuis bien plus longtemps encore, puisque, comme l’a montré Dorothée Dussy, il s’agit d’un processus de domination caché au cœur des sociétés.