Esclavage, religions et politique en Haïti
Laennec Hurbon est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Sous le triptyque « Esclavage, religions et politiques en Haïti », il rassemble dans cet ouvrage certains articles déjà parus sur la société haïtienne. Ne proposant pas des pistes pour comprendre les « pathologies du pouvoir » dans leur contemporanéité, Hurbon offre dans cet ouvrage une réflexion sociohistorique, avec une emphase sur les croyances religieuses qui structurent l’imaginaire, les arts, la politique.
Haïti, comme toutes les Amériques, s’est construite à la suite des luttes contre le colonialisme et l’esclavage. La main d’œuvre servile de Saint Domingue (devenue République d’Haïti après l’indépendance) venait de la traite. Les esclaves noirs arrachés de leur terre, enchaînés et transportés comme du bétail dans les cales des négriers mourraient par centaines pendant la traversée. Seuls les plus robustes arrivaient en vie pour ensuite être vendus comme esclaves dans les plantations de canne à sucre, de café, de coton et d’indigo.
Hurbon affirme qu’ « il est difficile de penser l’esclavage dans les Amériques sans le penser comme un traumatisme auquel les individus comme les divers groupes sociaux ne peuvent éviter de se confronter dans toute expérience de reconstruction du passé étant donné la prégnance du passé dans le présent » (p. 12). Face à un trop plein de mémoire chez les descendants des esclaves, on ob-serve un trou de mémoire chez les descendants des maîtres.
L’esclave était coupé de son ascendance et privé de sa descendance. Les enfants nés de l’union de deux esclaves appartenaient aux maitres. L’une des contributions de cet ouvrage est le rapprochement de la domination servile et la domination masculine. Comme l’esclave, la femme était un objet de production, de reproduction, d’échange. Dans les principales religions monothéistes, la femme est mise à l’écart du sacré. Paradoxalement c’est en se rapprochant de la religion que la femme, comme l’esclave, cherche une émancipation dans l’espace public.
C’est par le culte des morts qu’Hurbon voit une « une négation sociale ». La mort étant considérée comme le retour aux origines, le défunt retourne en Ginen (l’Afrique Guinée comme l’origine de tous les esclaves), en passant sous les eaux.
Au-delà du culte des morts, les religions afro-américaines (le vaudou en Haïti et en République dominicaine, la santeria à Cuba, le candomblé au Brésil) sont le fruit d’une créolisation. L’auteur voit plus qu’un syncrétisme, qui serait la juxtaposition de plusieurs croyances, la possibilité de faire cohabiter les dieux tutélaires de l’Afrique, les croyances des populations autochtones et le catholicisme.
Si les travaux des historiens font consensus sur le rôle du vaudou dans les luttes pour l’indépendance, le statut de cette religion reste problématique. Le nouvel État interdisait les pratiques et les rituels vaudous jusque dans la constitution de 1987, élaborée après la chute de la dictature des Duvalier. La religion catholique, bien qu’elle ne soit pas une religion d’État, assure des missions d’éducation depuis la signature du Concordat entre la République d’Haïti et le Saint-Siège en 1860.
Les trois grandes campagnes d’éradication laissent apparaître une impossibilité de garantir la liberté de croire et de culte à la population. Par-delà la question des religions, l’État n’arrive pas à tisser un lien social et contenir la violence dans la société. Chaque régime, chaque gouvernement exprime la volonté de tout recommencer comme pendant la guerre de l’indépendance où il fallait tout mettre en cendres pour combattre l’ennemi.
Cet ouvrage met en lumière des restes, des parts impensées cherchant un exutoire à ce traumatisme pendant les deux siècles d’histoire d’Haïti, jusque dans la société haïtienne contemporaine. C’est une contribution à un travail d’histoire et de mémoire pour établir un rapport anonyme au passé et avancer vers l’avenir.