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Livre

Comment bien soigner les exilés ? corps, mémoire, pensée : cliniques transculturelles

Sous la direction de Claire Mestre et Julien Depaire

2025, In Press

Dernier né de la collection Hospitalité(s) qui, par ses contributions, ouvre à une compréhension large « des problématiques contemporaines liées à la transculturalité, aux migrations », à la diversité humaine, cet ouvrage, dirigé par Claire Mestre et Julien Depaire, porte bien l’empreinte et les espoirs de la directrice de la collection, Marie Rose Moro. Il s’agit ici de rendre compte des pratiques de ceux qui soignent les exilés, des dispositifs créés pour cela, de la clinique qui s’en déduit. Pour soigner ces « blessures invisibles » (Mestre, p. 9), de nombreux professionnels œuvrent, mettant leurs connaissances professionnelles au service de ceux qui souffrent des violences subies, des détresses vécues, des pertes et des deuils à surmonter, des atteintes directes et indirectes du corps. Ce sont des psychologues, des psychomotricien(ne) s, des kinésithérapeutes, des anthropologues, des art-thérapeutes, des infirmières. Les médiations utilisées sont nombreuses, toujours mises au service de la préoccupation centrale des auteurs : le soin. Chaque chapitre est introduit par un poème, création des jeunes qui fréquentent l’atelier d’écriture d’Isabelle Kanor. Rappelons les mots de Marie-Claude Char, épouse du poète René Char : « À cet “artisanat furieux” de celui (René Char) qui œuvre dans son atelier vont se joindre les peintres (…) » Dans ces « ateliers » de Bordeaux, autour de l’association Ethnotopies co-fondée par Claire Mestre, il est aussi question des « peintres », de la danse, de massages, de présentation de soi, d’effondrements par moment, des cœurs et des corps, de création et de la sortie de la position de victime pour « aller vers », un avenir incertain, un futur à penser. L’ouvrage est divisé en quatre parties. Une première partie où le cadre clinique est posé sur les bases de l’approche transculturelle et de la nécessité de soigner l’esprit et le corps, par l’esprit et par le corps. Une deuxième, qui décrit les dispositifs mis en place. La troisième traite plus précisément de ceux victimes de violences, de persécutions. Et enfin la quatrième, parle des façons de surmonter les pertes, les deuils, les désillusions. Comme la conclusion l’indique, il s’agit là d’une clinique engagée, qui ne peut s’exercer que dans un réseau social suffisamment porteur, une clinique qui se doit de garder son indépendance, mais qui témoigne aussi des effets délétères des politiques actuelles sur l’exil. Il est question ici de réparation. On ne peut s’empêcher d’évoquer cet art du Japon, le Kintsugi, dit aussi art de la résilience, qui consiste à recoller un vase cassé avec une préparation de poudre d’or. L’un des auteurs, Julien Depaire, reprend les capacités du psychisme à résister et adopte le concept d’endurance, terme emprunté à Daniel Rosé, repris par Alberto Eiguer, et qui rend positive la notion de masochisme primaire. Dans un autre texte, il s’agit d’un adolescent qui souffre par la faute de sa belle-mère, sorcière qui lui a volé sa chemise, celle avec laquelle il est né, qui « le protège et lui donne des dons ». Enfants nés coiffés ? Enfants singuliers ? Le cas est discuté autour des réalités du vernix caseosa, de la membrane fœtale, des mythes du porte-bonheur, des enfants sapu… on pourrait ajouter la cape d’invisibilité de Harry Potter, les Super-Héros nés avec des pouvoirs spéciaux. Derrière ces protections innées ou construites, c’est de la fragilité dont il est question, la fragilité de chaque vie. Ici, les médiations servent d’étayage, viennent soutenir des jeunes qui ont perdu toute référence (Mustafa), des couples éclatés par l’exil, des êtres endeuillés de façon plurielle ; le tragique est pris en considération, affecte les soignants et rend urgent l’invention de voies pour sortir de la répétition du même. Les des­sins peuvent créer des métaphores qui permettent l’amorce d’un deuil chez une maman et une fillette qui ont perdu une fille et une sœur en Méditerranée (beau texte de Voskan Kiraskoyan et Bérénise Quattoni). Le rêve est un intermédiaire précieux, utilisé moins pour sa symbolique que pour sa dynamique, une motion narrative dont l’adresse aux autres, soignants, compères et commères de groupe, d’exil, répond bien à cette exigence première de Freud de comprendre le rêve dans le transfert. « Dans le travail transculturel, le rêve se situe précisément à l’interface de l’individuel et du collectif. » (Depaire, p. 165). Ainsi, le rêve se prête à de multiples usages dans la clinique de l’exil : phénomène psychique, porteur de représentations issues de l’inconscient, lien dans la clinique qui étaye les transferts et les contre-transferts, trésor culturel qui apporte les interprétations traditionnelles, les effets des attaques de sorcellerie, l’aide du religieux. Léa Carrié nous illustre à travers l’histoire et les rêves d’un jeune Mauritanien, les multiples valences des rêves et comment ce jeune Denka, avec l’aide de sa thérapeute, peut d’abord se défendre de cauchemars malfaisants, puis adopter une position de rêveur actif, capable de faire face à un djinn. Une discussion fort intéressante est menée, en fin de chapitre sur la question suivante : si le rêveur emprunte des symboles proposés par sa culture, est-ce une régression comme l’écrivait Freud ou une progression lorsque cette symbolique permet de représenter, d’élaborer sur des problématiques qui ne peuvent s’énoncer autrement ? Rappelons que Freud se méfiait surtout des « clés des songes » ; la référence à notre collègue Gésine Sturm (2005) permet à cet os clinique et théorique d’être en partie « rongé » ! Ce petit débat montre à quel point la clinique et la théorie sont liées, d’une façon ouverte et pragmatique, dans ces textes qui vont en profondeur tout en restant ancrés dans le réel des consultations et séances. C’est le mérite de cette équipe d’auteurs : ne reculer devant aucune difficulté. Car les difficultés ne manquent pas : dans la clinique et la théorie, dans les extrêmes de la souffrance et de la cruauté, dans le contexte social le plus souvent adverse, que doivent affronter les patients dans le pays d’accueil et les soignants, à travers leurs contre-transferts, leur humanité, mais aussi dans l’organisation même de leurs dispositifs de soins. Dans la clinique et la théorie : d’emblée, Claire Mestre met au centre de la clinique la douleur et le trauma. La douleur est à la fois dans le corps et la tête, elle fige l’attitude et la pensée. Le bourreau, l’adverse, le violeur, ont laissé leur fantôme dans l’intériorité de l’être, et à l’inverse, la douleur peut, à son tour, relayer la persécution, se faire persécutrice, devenir une représentation de l’ennemi (on peut se référer à l’excellent chapitre de Michael Houseman intitulé « Quelques configurations relationnelles de la douleur », Dans F. Héritier : De la violence II, Odile Jacob, 2005, pp. 77-112). Le trauma fixe la pensée et la vie à l’instant traumatique. Les auteurs mettent alors au centre de la théorie et de leurs dispositifs de soins la théorie des enve­loppes psychiques et la notion de corps dans sa dimension relationnelle, et historique, corps relié. Les représentations mentales attaquées par le trauma ne sont plus tissées dans une toile diachronique et synchronique suffisante, il faut passer par d’autres enveloppes psychiques. Claire Mestre nous propose de l’illustrer par les productions de Ponni en atelier de peinture, ses créations de Koolanga, mais aussi par la danse de Jean qui redonne aux gestes leur rôle d’activateurs de mémoire, relatant les vécus incorporés. Ces médiations permettent la réapparition de contenants de pensée et d’affect et la possibilité d’une narration. Dans un chapitre à trois voix, Claire Mestre, Sarah Daniel et Julien Depaire montrent l’importance du complémentarisme dans la clinique, de la complexité des approches et des compréhensions de situations extrêmes vécues par leurs patients exilés et du continuum des violences : cette « complexité en action » est bien nécessaire lorsqu’il s’agit de ce que les femmes subissent, violences multiples dans leurs types et dans leurs formes, mais aussi le caractère souvent intention­nel des attaques, qu’elles viennent d’autres humains ou des institutions au visage de Janus, à la fois protégeant et rejetant les exilés. Le corps reçoit l’attention des kinésithérapeutes, des psychomotricien(ne)s et il faut remarquer ici l’approche précautionneuse, le tact qui précède le toucher. Lorsque ce chemin est parcouru avec succès, les patient(e)s en tirent un bénéfice incroyable, une restauration endogène et une confiance retrouvée. Retenons encore le pouvoir créatif des ateliers d’écriture, les textes et les poèmes qui en sortent et qui illustrent les différents chapitres du livre comme des enluminures. Winnicott a beaucoup souligné l’importance de la créativité dans la vie humaine, parlant même de pulsion de créativité et refusant de lier obligatoirement créativité et esthétique (« pour vivre créativement nous n’avons besoin d’aucun talent spécial. […] C’est une expérience universelle » (Winnicott, Conver­sations ordinaires, Gallimard, 1988, p. 48). On pourrait imaginer un « atelier cuisines du monde », un atelier « fabrication d’objets », etc. Lorsqu’ils ont l’occasion de partager un squat sécure, les MNA ont plaisir à multiplier les activités, musique, chants, cuisine, jeux… Ce que nous indique Winnicott, c’est que cette créativité a sa source dans les premières relations avec la mère, quand le bébé se sent regardé avec amour par elle, lors de ses premières créations. Cette question centrale est introduite (p. 63) par le terme d’agence­ment, repris de Deleuze et Guettari. Aujourd’hui largement utilisées dans les programmes psychosociaux en situation humanitaire, les notions d’agency et d’em­powerment traduisent l’importance donnée à cette faculté de l’être humain de compter sur lui pour agir sur sa propre vie, ne pas rester figé, paralysé, passif, victime. L’agencement a, dans le cadre de soins développé ici, un sens plus large puisqu’il englobe la capacité à reprendre ses propres capacités à agir que l’exilé a perdu, dont il s’est vu dépossédé et l’agencement géographique des lieux de soins qui oblige les personnes à bouger, déambuler, ce qui est une adresse, bien sûr, à l’extra-territorialité dans laquelle flotte celui loin de chez lui. En fin de compte, ce livre est un trésor, il renferme des savoirs et des savoir-faire rarement exposés avec autant de clarté et de précision. C’est le fruit d’un travail d’équipe, mais aussi de l’élaboration, en amont, de praticiens regroupés par le ciment associatif d’Ethnotopies. Merci à eux.

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