Cent sept ans
En lisant ce petit livre à la présentation agréable et recherchée, j’ai beaucoup pensé aux familles des consultations transculturelles, et à l’enfance. Marie-Aimée Lebreton n’est pourtant pas thérapeute, elle est philosophe et écrivaine. Mais sans doute parce qu’elle née en Algérie, en 1962, d’un père français et d’une mère espagnole, elle parcourt bien des thèmes de la clinique transculturelle. En commençant par le métissage : elle raconte la vie d’une Française née dans un village de Kabylie, Madame Plume, qui a aimé un Algérien, et de leur fille. Dans le même temps, la guerre coloniale et le traumatisme : Ils se rencontrent par hasard à Oran, pendant la guerre d’Algérie. « Le père avait vingt ans, il riait parce qu’il était vivant… Au détour d’un chemin, il croisa des soldats qui chargèrent leurs kalachnikovs. On le traqua comme une bête… Quand on l’arrêta, au petit matin, il aperçut Madame Plume qui l’appelait. Elle souriait, la main doucement posée sur son ventre, elle lutait seule contre la folie… Puis on l’enterra dans un cabane en bois ». On comprend qu’il n’a pas dû être tué par les Français, mais on n’en saura guère plus sur ce père : « Tu n’es qu’un traitre, a dit le soldat. » Nine, leur fille, est née quelques mois plus tard. « Je n’ai pas assez de lait. J’ai peur parce que c’est la guerre. J’ai peur de ne pas savoir t’élever seule, lui dit la mère ».
Puis l’exil : à cause de la guerre, il fallut partir du village, avec d’autres, et s’installer dans une ville du nord de la France, froide et ennuyeuse. Nine n’aimait pas l’école, elle se sentait différente, ses yeux n’avaient pas la même couleur que ceux des autres enfants, ses cheveux étaient trop frisés. Elle et sa mère évitaient de dire d’où elles venaient pour ne pas attirer l’attention. « Le mot interdit, dernier brûlot d’un champ d’exil, saignait sous la langue ». La mère pensait à son village, aux étés éternels, « car rien ne ressemblait à ce qu’elle avait imaginé autrefois lorsque le vent brûlant du désert soufflait sur la falaises rouges ».
Un thème central, le secret, la transmission du traumatisme, la souffrance et la révolte de l’enfant dans son corps : Nine n’a pas de papa, elle pose des questions, les yeux de sa mère décrètent qu’elle est trop petite pour comprendre. « C’est un secret, disait la mère… Le secret engendrait chez l’enfant une douleur dans la tête qui descendait jusqu’aux yeux. Trimbalant la faute commise contre la liberté des hommes, elle dessinait des baleines pour dissimuler le vide de son existence ». Nine avait compris que sa mère ne dirait rien. « Les morts sont comme toutes les choses que les enfants doivent ignorer. On les cache comme la honte. Et pourtant, ils entrent partout, par la bouche, par le ventre et surtout par les yeux ». Après le concours de piano, Nine reste au lit pendant une semaine à délirer. Elle était malade de chagrin car la guerre l’avait privée de père.
La douleur, le deuil si difficile. « Tu m’uses, disait la mère. Fiche-moi la paix avec tout ça. Disons plutôt, oui, qu’on l’a mis dans une cabane en bois ». Nine fait des malaises, des rêves étranges. « Envahie par le chagrin, elle allait se coucher dans le lit de sa mère, elle observait ses yeux chiffonnés se déverser dans les siens comme des gisements d’eau lourde ».
La séparation si compliquée avec une mère triste et seule : plus tard, Nine va à la faculté et rentre en fin de semaine. « Malgré les retrouvailles qui donnaient l’impression d’un feu qu’on rallumait, Madame Plume ne pouvaient s’empêcher de vivre la moindre séparation comme une menace. Et pourtant il avait bien fallu rompre ce tête-à-tête permanent ».
Enfin, la reconstruction des liens avec le pays des parents, sources de bienfaits : plus tard encore, Nine va en Algérie, seule. Elle y retrouve Fatma, qui avait élevé sa mère, et qui leur envoyait des dates, les contes de Djella et un peu de chaleur dans la grisaille froide. « Ses yeux autrefois malades y trouvent les termes d’une guérison, en gardant une petite blessure indolore et tranquille ». Elle y retrouve aussi l’amour de ses parents. Nine parle tout bas à sa mère : « Dans le ciel déjà plein d’aube, j’aperçois tes hanches sourire au père et ta chevelure parfumée frémir sous ses doigts ».
Avec des images parfois étonnantes, une écriture poétique et ciselée, ce récit tendre, violent et doucement mélancolique nous emmène vers la narrativité dont nous voyons chaque jour à quel point elle est précieuse à reconstruire avec les familles de nos consultations, dont les histoires attendent encore leur littérature. En voici une belle esquisse.