Article de dossier

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Le sel de nos vies

et


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Moro MR, Mestre C. Le sel de nos vies. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2019, volume 20, n°1, pp. 21-22


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-dossier/le-sel-de-nos-vies/

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Célébrer Françoise Héritier, au présent, célébrer ce qu’elle nous a appris… à nous la clinique transculturelle, à nous les femmes, à nous ces contemporains qui l’avons aimée, qui l’avons écoutée et lue avec respect, parfois qui l’avons connue…

Françoise Héritier fait partie de nos vies, intellectuelles, professionnelles et militantes mais aussi intimes, tellement elle nous a marquées, tellement elle nous a appris. Elle nous a laissé des pierres précieuses pour mieux penser, mieux comprendre, mieux soigner et peut-être, pour mieux vivre.

Le dossier de ce numéro de la revue L’autre lui est consacré. Les textes ont été tous écrits par des femmes, anthropologues ou psychiatres qui l’ont parfois connue, toujours aimée. Nous souhaitons éclairer son œuvre avec la lumière de la clinique transculturelle pour montrer les apports multiples de son œuvre pour tout le champ clinique. La revue L’autre avait eu l’occasion de l’interviewer en 20081 et d’entretenir avec elle un dialogue fécond tout au long de ces quinze dernières années. Françoise Héritier était très généreuse de son temps et soucieuse de l’autre si bien que nous l’avons rencontrée, à plusieurs reprises, dans des champs et des endroits différents aussi bien professionnels qu’amicaux. Et dans ces différents lieux, nous avons tissé un lien avec elle précieux et qui nous manque beaucoup.

Dans ce dossier, nous perpétuons sa pensée en dialoguant avec elle, en remaniant notre compréhension de la souffrance des femmes et en prolongeant ses concepts pour les inscrire dans d’autres champs d’analyse. Nous pensons qu’elle aurait aimé notre démarche. Tous les textes témoignent des éclats de sa pensée et de sa tendresse joyeuse.

Par ailleurs, pour ma part, j’ai été très touchée par la dernière période de son écriture, celle du Sel de la vie2 ou de Au gré des jours3 et je4 lui ai dit à plusieurs reprises. Je trouvais cette écriture à la fois créative et transgressive, légère et sensuelle, belle et profonde. Comme le dialogue continue au-delà de la séparation, comme la conversation ne s’arrête pas avec la mort, nous allons la poursuivre avec tous ceux qui dans ce numéro ont bien voulu nous donner la leçon que Françoise leur a transmis, à eux, et à tous ceux qui la liront.

Remonter la rue Saint Jacques, un jour d’été, par le côté ensoleillé et penser à Françoise qui l’avait écrit dans le Sel de la vie… Se dire qu’on a de la chance de l’avoir connue. Ses idées, elle aussi… Se souvenir de diners partagés rue d’Amsterdam puis dans une autre rue parisienne, plus au sud… Se souvenir avec tendresse, qu’elle n’aimait pas la crème… Aimer célébrer les goûts et aimer parler en mangeant… S’étonner de l’intérêt que les autres lui porte… L’entendre avec délice expliquer à mes enfants, petits, « La valence différentielle des sexes »… Se dire qu’on a de la chance de faire partie de cette scène… et entendre ma fille dire : « c’est évident ! »… Vouloir être grand-mère même pour quelques instants, pour quelques heures… Raconter avec tendresse le sel de la vie et quand la vie la traitait mal, ne pas lui en vouloir… Avoir des ongles bien peints et apprécier qu’on l’aide à le faire… Aimer les amitiés, aimer les amitiés féminines et s’amuser des variations humaines… Raconter ses émotions sur les terrains, raconter ce que d’autres taisent par peur de montrer ses vulnérabilités… Se dire que parfois sur le terrain, on a mal réagi… Surtout avec les enfants… Et chercher à comprendre comment d’autres auraient réagi… Aimer les mots, aimer les faire rouler, les choyer, aimer les mots des grands-mères, aimer les sons, les sonorités, les assonances, les rimes, les chansons… Aimer dire en quelques strophes des choses si importantes qui touchent le cœur des gens… Écrire bref, comme dans une chanson, écrire sans gras, écrire pour dire, écrire pour cacher, pour dissimuler, pour voiler, pour transformer l’anthropologie, pour se séparer, pour se consoler de la maladie, pour remercier son médecin, pour épicer la vie, pour se consoler lorsqu’on est malade…

Participer à une exposition sur les enfants dans la guerre, faire une interview sur les salons de beauté, se laisser filmer dans sa maison à la campagne, dire la vie telle qu’elle va…

Tout change, le profond change, le superficiel change, le climat change, les modes d’expressions de la révolte, les oiseaux changent, le sentiment maternel change, tout change comme le dit Mercedes Sosa, mais les leçons de Françoise Héritier restent. Françoise Héritier en partage.

  1. Une anthropologue dans la cité. Entretien avec Françoise Héritier. Françoise héritier, Michèle Fiéloux, Claire Mestre, Marie Rose Moro, L’autre, 2008, vol9, n°1. https://revuelautre.com/entretiens/une-anthropologue-dans-la-cite/
  2. Odile Jacob, 2012.
  3. Odile Jacob, 2017.
  4. Marie Rose Moro.