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Une conductrice en insoumission

L’envie de réagir à propos de cette curieuse expression vient-elle de l’effet de surprise qu’elle provoqua chez moi quand je l’entendis prononcer par Françoise Héritier lors de l’émission Boomerang d’Augustin Trapenard du 23 octobre 2017 consacrée à son dernier livre Au gré des jours (2017) ou bien tout simplement de l’identité de la dénommée «  conductrice  », une […]

L’envie de réagir à propos de cette curieuse expression vient-elle de l’effet de surprise qu’elle provoqua chez moi quand je l’entendis prononcer par Françoise Héritier lors de l’émission Boomerang d’Augustin Trapenard du 23 octobre 20171 consacrée à son dernier livre Au gré des jours (2017) ou bien tout simplement de l’identité de la dénommée « conductrice », une gamine de Saint-Etienne. Cette expression s’était imposée au fil des échanges développés dans le cadre de cette émission sur le rôle d’insoumise ou le fait de le devenir à une époque où « l’on inculquait, à nous filles, l’idée que nous sommes insuffisantes, inférieures et quoique nous fassions, nous n’arriverions jamais à égaler le modèle des hommes, libres, heureux, plaisantant et qu’il nous fallait rester derrière, un peu à l’affût des quelques miettes qui pouvaient tomber de la table des grands… »2. Françoise exprimait ses regrets « de ne pas s’être révoltée plus tôt contre les dictats familiaux qui étaient classiques pour conserver la pureté virginale des filles… C’est-à-dire, on surveillait mes horaires, on surveillait les horaires de ma sœur, on n’avait pas le droit de faire du vélo, on n’avait pas le droit d’aller nager… »3. Tout en se présentant « justement comme une insoumise », ayant commis des actes de rébellion alors qu’elle était majeure, provoquant à chaque fois « un clash familial terrible », selon ses mots. Ainsi elle décida de partir de chez elle dès qu’elle eut vingt et un ans, d’aller vivre et travailler en Afrique à vingt deux ans, de se marier en Afrique « sans ses parents », etc. En réponse à cette question : « L’insoumission, est-ce que cela s’ap-prend ? » Françoise Héritier précisa que « cela s’enseigne d’égal à égal dans la même classe d’âge. On choisit quelqu’un qui deviendra votre maître en insoumission, mais cela pourrait être une maitresse, sauf que cela fait un drôle d’effet, donc votre conductrice en insoumission !4 ». Pour Françoise, ce fut une camarade de classe de 6e ou de 5e, l’une des rares dont elle se souvient : « À l’époque je ne la voyais pas ainsi ! Je ne me suis rendu compte qu’après coup qu’elle avait eu cette utilité-là (…) Elle avait plein de secrets sur les règles, le corps, et bravait un peu les professeurs ! Celle-là, oui, elle en était une, je la regardais avec méfiance, mais elle enseignait l’insoumission »5. Me reportant au portrait dressé dans Au gré des jours (Héritier 2017 : 55) je découvre que cette camarade y est très présente, mais un peu différente, plutôt « comme une chipie hargneuse, une chef de bande autoritaire et mal embouchée dont on se souvient encore en se demandant si la vie l’a changée et comment, pourquoi pas en pire comme certaines héroïnes mafflues et rancunières d’Agatha Christie ». Dès lors, j’imagine Françoise, intriguée, observant cette fille bravache, portant l’uniforme « de couleur bordeaux avec un bob à large bord », déambulant dans la cour de récréation du Cours Sévigné à Saint-Etienne où je fus moi-même élève, au même âge, quelques années plus tard…

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Bien avant d’écrire Au gré des jours, Françoise Héritier avait relu avec plaisir l’ensemble des entretiens que j’avais réalisés pendant une dizaine d’années (1999-2009) avec Ini Youl Damien, institutrice lobi et l’une des responsables du Mouvement des Droits de l’Homme au Burkina Faso, qui, la première, avait fondé en 1992 et dirigeait depuis lors avec une belle ferveur une association pour l’amélioration de la condition des femmes dans la région lobi-birifor du sud-ouest du Burkina Faso. Ini Youl est actuellement au centre de tout un réseau d’associations féminines au Burkina Faso mais aussi au Sénégal et au Mali qui luttent contre l’excision, les violences faites aux femmes et pour un accès à l’éducation pour les filles. Par ailleurs elle a développé des actions de développement coordonnées avec plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest dans le domaine de la santé de la reproduction.

L’insoumission, est-ce que cela s’apprend ?

À sa manière Ini Youl était donc apparue comme une formidable « conductrice en insoumission » avant l’heure et c’est immédiatement à elle que j’ai pensé en écoutant l’émission Boomerang, d’autant que Françoise Héritier avait découvert Ini à travers ses diverses actions subversives au cours de sa lecture attentive et interprétative des entretiens. Lecture qui faisait résonner le travail ethnologique qu’elle même avait mené chez les Samo au Burkina Faso pendant plusieurs années. Travail rendu accessible dans le remarquable ouvrage Retour aux sources qui est à la fois « un retour sur le terrain » et une manière de « réhabiliter l’ethnologie avec des vêtements neufs » (2010 : 14). Selon les propos de Françoise Héritier : « Ce qu’il faut désormais, c’est à la fois toucher et faire penser, déclencher chez le lecteur le sentiment qu’il est là parmi les siens et qu’il a la faculté de saisir ce qui se passe dans la tête des autres, non de façon purement intellectuelle, mais risquons le mot, avec empathie. La compréhension est à la fois intelligence et partage » (Ibid. : 14).

Par ailleurs, après la sortie du film « A visage découvert » que j’ai coréalisé en 2009 avec Jacques Lombard (2009), Marie Rose Moro nous offrit l’opportunité d’inviter Ini Youl à présenter ses activités dans le cadre de la Maison de Solenn à Paris devant un public de cliniciens intéressés par sa démarche très largement fondée sur une prise de parole, aussi importante qu’inédite, par les femmes de l’Association qui réfléchissent sur leur société à partir de leur propre vécu tout en agissant à travers de nombreuses actions, activités économiques, témoignages, représentations théâtralisées. En tant que femme de terrain très expérimentée et attentive à la connaissance/transformation des rapports sociaux de sexe, Ini Youl nous fit partager, à cette occasion, la très forte et réelle attention qu’elle porte aux problèmes individuels vécus par les femmes dans leur intimité, attitude totalement en rupture avec les usages courants, fondés sur la double injonction faite aux femmes de « taire » ce qui relève de l’espace le plus privé et « d’avouer » selon certaines procédures rituelles, tout acte ou pensée jugé socialement transgressif. D’une manière spécifique, la démarche élaborée par Ini Youl, première du genre dans cette région d’Afrique, s’articule avec l’idée exprimée par Françoise Héritier dans l’introduction de Masculin/féminin (tome 1 et 2) (1996 ; 2002) observant qu’il existe « une adhérence aveugle aux choses… C’est ce que j’appelle ici le fonctionnement par prétérition qui est propre à l’homme […]. Il y aurait déjà un grand progrès si cette adhérence n’était plus aveugle. La conscience, sinon la raison, est un puissant ressort pour faire bouger les choses » (Héritier 1996 : 10). Dans l’introduction du tome 2, F Héritier reprend cette proposition : « Les représentations concernant les rapports entre les sexes ont la vie dure […]. De plus, elles fonctionnent dans nos pensées sans que nous ayons besoin de les convoquer et d’y réfléchir. Nous les recevons en partage dès notre enfance et les transmettons de la même manière. Sont-elles pour autant indéracinables ? Non » (Héritier 2002 : 14). Pour sa part, la démarche élaborée par Ini Youl répond à cette même conviction que « les femmes ont intériorisé depuis leur enfance ce qu’elles peuvent faire ou dire et ce qui est réservé aux hommes. À la limite, elles ne savent pas comment elles pourraient faire autrement ! Mais non, insistait-elle, elles ne le savent pas ». C’est précisément en raison du caractère expérimental et inédit de la démarche mise en œuvre par Ini Youl que nous avons décidé d’accompagner, en tant qu’observateurs-filmeurs, le processus de transformation des rapports de sexe ainsi engagé. Ce qui m’amenait également à m’interroger sur « les non-dits » présents dans les données de terrain collectées jusqu’alors. Par exemple, les violences ordinaires conjugales n’étaient pas dites.

La double injonction faite aux femmes de « taire » ce qui relève de l’espace le plus privé et « d’avouer » selon certaines procédures rituelles, tout acte ou pensée jugé socialement transgressif

Au moment où les femmes découvrent peu à peu leur situation particulière, vont-elles oser parler en leur nom propre et à visage découvert ?

Tout d’abord des femmes, en particulier celles regroupées dans une association de parents d’élèves et qui formaient le noyau dur de l’Association, « prirent la parole » le visage caché derrière un masque, fabriqué à dessein, représentant l’un ou l’autre des personnages principaux – père, mère, devin, mari, mari violent, exciseuse, migrant lobi devenu planteur de café et de cacao en Côte d’Ivoire, ravisseur de femmes et exploiteur du travail féminin – des scénarios relatant de manière très personnelle leur vie à différents âges.

L’abolition des pratiques de l’excision a été le premier combat engagé par l’Association. Dans un cercle restreint ou élargi, on entendit pour la première fois des femmes « faire surgir » le cri qu’elles poussèrent au moment de l’excision, exprimer la peur ressentie, la douleur, le sentiment de trahison qu’elles éprouvèrent à l’égard de leur mère qui, par ruse, les avait conduites chez la spécialiste. Jamais cela n’avait été dit de cette manière-là. Progressivement, d’autres thèmes furent abordés selon ce même mode narratif. La violence conjugale banale, les conditions du mariage et ses conséquences, la stigmatisation de l’épouse contaminée par le sida par son mari, l’exploitation économique ordinaire… Ce fut un surgissement continu de menus faits, d’affects profondément enfouis, dévoilant une autre réalité sociale, psychologique des rapports entre hommes et femmes et de la situation faite aux femmes.

À cette étape a succédé une élaboration plus collective de scénarios fondés sur des évènements vécus par plusieurs femmes et faisant valoir les dispositions légales concernant l’abolition d’une pratique ou d’une autre, dans une forme théâtrale inspirée du théâtre des opprimés d’Augusto Boal et donnant une grande place aux échanges interactifs avec le public. Dans ce cadre, les membres de l’association se montrent en tant qu’actrices à visage découvert. Cependant, il semble que plus les femmes gagnent en liberté d’expression, moins elles font part publiquement de leurs expériences personnelles. Tout semble fait pour que les mises en scène fassent valoir les droits des femmes et donc aussi les nouvelles conditions de vie auxquelles elles peuvent prétendre. Les thèmes abordés concernent des pratiques anciennes (dot, lévirat, excision) mais aussi contemporaines (trafic d’enfants, exploitation des femmes dans le cadre des migrations de travail vers la Côte d’Ivoire qui témoigne de l’adaptation des mécanismes historiques de l’exploitation du travail féminin dans le contexte économique actuel, scolarisation et inégalités entre les sexes).

Fait remarquable, cette dernière forme d’expression n’épuise pas tous les sujets que les femmes souhaitent aborder et qui ne peuvent être l’objet d’un traitement collectif. Aussi, nous avons tenté de rendre compte du processus de l’acquisition de la liberté d’expression en donnant une place aux pensées intérieures qui restent encore indicibles publiquement. A été construite, à cet effet, une séquence montrant une cohorte de femmes se rendant au marché dominical, chargeant sur la tête un empilement de poteries ou de très grandes jarres, pendant que défilent comme des sous-titres les réflexions très confidentielles faites par des femmes dans le cadre d’une enquête menée par l’Association sur les violences faites aux femmes. Par exemple :

« J’ai été chassée de la famille parce que j’étais vieille et j’ai refusé de partir à cause de mes enfants ».

« On m’a excisée par la force, et mes enfants aussi ont été excisées par la force ».

« Lors des rapports sexuels, il me forçait, et si je ne voulais pas, il me frappait ».

« Mon mari m’a amenée en Côte d’Ivoire, nous avons cultivé ensemble, quand il a eu de l’argent, il me frappait pour que je m’enfuie et pour prendre une autre femme ».

« Je n’ai pas été victime de violence de la part de mon mari, mais c’est après son décès que
je l’ai été, je suis abandonnée par les frères de mon mari parce que tous mes enfants sont des filles, mes beaux-frères ont pris tout ce que mon mari possédait, même les chaises, et ils menacent mes filles de les marier de force pour prendre la dot ».

Toutefois, il reste encore tant de situations, ici ou là, chez les Samo ou les Lobi mais aussi dans notre univers proche le plus familier, qui relèvent « […] de la question de la domination masculine et de la revendication féminine parallèle d’émancipation, dans les faits et les esprits, et d’égalité » (Héritier 2002 : 76). Il faut cependant savoir les débusquer et donc faire preuve, à l’image de Françoise Héritier, d’une belle sagacité. Par exemple, en regardant pour la première fois le très beau film réalisé par Teri Wehn Damisch : « Françoise Héritier. La pensée de la différence » (2008), je découvris avec un vif intérêt un extrait du film « Le voyage de Sib » (Fiéloux et Lombard 2005) que nous venions de réaliser en pays lobi. A travers cet exemple, Françoise mit en évidence les traits caractéristiques de la division sexuelle du travail en Afrique, construisant un scénario virtuel des rapports entre les sexes qui n’avait pas encore été l’objet d’une représentation théâtralisée par les femmes de l’association et anticipant ainsi l’analyse réflexive qu’elles pouvaient mener sur ce point : « Il y a toujours une différence entre les taches masculines et féminines… Les hommes en Afrique ont entre les mains les charges sacrificielles, c’est-à-dire les charges nobles, nous explique Françoise Héritier dans le train Paris-Bretagne… On le voit bien, ajoute-t-elle, dans le film « Le voyage de Sib » tourné en pays lobi et non en pays samo. On y voit un doyen de lignage passer son temps à remodeler les autels de ses ancêtres, à les repeindre avec du kaolin, à refaire des chemins cérémoniels, à se livrer à des libations et à des sacrifices et pendant ce temps on voit les femmes qui s’échinent à porter des paniers remplis de tiges de mil, à les monter sur des échelles particulières que l’on fait avec des troncs d’arbres. Donc tout un travail féminin qui est un travail quotidien et qui ne s’arrête jamais »6.

De même, dans l’introduction du tome 2 de Masculin/Féminin, ouvrage qui porte sur le monde contemporain, Françoise Héritier souligne toute l’importance qu’elle accorde « à la presse considérée comme source partagée d’informations, de savoirs, de représentations et également comme parole aussi digne de foi que celle des informateurs sur le terrain » pour développer son propos (Héritier 2002 : 29). À cet égard, « l’analyse de trois informations publiées dans Le Monde du 16 janvier 1988 » (Ibid. : 73-76) est particulièrement éclairante quand elle révèle « d’incontestables systèmes permanents de pensées ».

Elle ajoute : « Cela, c’est le butin d’une journée de lecture du Monde. On peut faire ce même butin, tout aussi significatif, tous les jours ».

Et ainsi devenir « une véritable conductrice en insoumission »…  

  1. France Inter. Emission Boomerang de Augustin Trapenard.
  2. Extraits de l’entretien réalisé dans l’émission Boomerang 23/10/2017.
  3. Idem.
  4. Idem.
  5. Idem.
  6. Extrait du commentaire effectué par Françoise Héritier pour la séquence du film de Teri Wehn Damisch.

About Author

Michèle FIÉLOUX

Michèle Fiéloux est anthropologue et réalisatrice au Laboratoire d’Anthropologie sociale (CNRS), Collège de France, 52 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris.

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