Dossier

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Traduire(s) – Tradurre

Dossier coordonné par et

Le terme de « traduction » renvoie spontanément au champ littéraire et à
la réécriture d’ouvrages dans une autre langue. La traductologie s’intéresse à ce phénomène paradoxal consistant à dupliquer (reproduire à
l’identique) et en même temps à transformer (fabriquer du différent). La traduction peut être envisagée comme une pratique de l’hospitalité langagière
(Ricœur, 2004 ; Bachir Diagne, 2022), où la langue d’accueil s’étrangéise et
se métisse. Pourtant, la traduction consiste aussi en la destruction de l’original
(Kahn, 2021). Elle agit une certaine violence (Samoyault, 2020) et confronte
à la perte, à une certaine « mélancolie du langage » (Pontalis, 1988). Elle est
tantôt décrite comme un pont entre les rives des langues, tantôt envisagée
comme ce qui les sépare alors qu’elles existent en réalité sur un continuum.
Naoki Sakai (2006) considère que c’est la traduction qui fait exister les différences de langues. Par exemple, le japonais n’a acquis son homogénéité que
iorsqu’est apparue la nécessité de le traduire. Force de liaison ou de déliaison, la traduction existe également dans une relation indissociable avec son
revers, l’intraduisible (Gori & Stitou, 2014). Traduire amène à fabriquer des
« équivalents sans adéquation » (Ricoeur, 2004) pour contourner les termes
impossibles à traduire. Même lorsque la traduction paraît évidente, les connotations d’une langue à l’autre sont toujours différentes (Lévi-Strauss, 1974).
Sans parler de la grammaire et de la syntaxe, du rythme, de la musicalité des
sons et de la dimension sensorielle qui participent au « bruit de fond » (Rolnik,
2015) essentiel à un discours. Ainsi la traduction impose des choix et des
renoncements, mais trouve pourtant son élan depuis l’intraduisible lui-même.
C’est parce que l’intraduisible existe que la traduction est toujours possible
et nécessaire (Gassin, 2014). Traduire, c’est donc bien admettre que le sens
n’est jamais univoque mais se fabrique dans la polyphonie.

Au regard de ce terme de « traduction », comment appréhender celui
d’« interprétariat » ? Ce dernier renvoie à une situation bien spécifique,
celle d’une traduction orale et consécutive, où l’interprète prend en charge
la ré-énonciation des discours entre deux interlocuteurs ne partageant pas
une langue commune. Si l’on parle d’interprètes et non pas de traducteurs
dans les contextes médico-sociaux et judiciaires, c’est bien qu’il n’est pas
uniquement question de traduction. Le rôle de l’interprète renvoie à celui de
traducteur, mais également à celui de médiateur et de coordinateur (Piccoli
étal., 2023). En tant que médiateur, culturel et/ou social, il assure la compréhension en rendant explicite les cadres explicatifs nécessaires à l’analyse
de la situation discutée (Courbin, 2008 ; Pisani, 2020). Par exemple, dans la
situation où un médecin se pose la question d’une « dépression » à propos
d’un patient appartenant à un univers culturel où ce concept n’a non seulement pas d’équivalent linguistique mais pas non plus de représentation possible, c’est bien l’enjeu d’une médiation culturelle qui se pose. Qu’est-ce qui
dans la langue de la psychiatrie occidentale permet de parler de dépression,
et qu’est-ce qui dans celle du patient permet de parler de la souffrance psychique ? C’est à cette question que l’interprète est confronté, son rôle étant
alors d’aider médecin et patient à pouvoir se la poser conjointement. En tant
que coordinateur, l’interprète est également reconnu comme orchestrant les
interactions, y compris non-verbales et para-verbales. Le positionnement des
corps dans l’espace, l’alternance de silences et de prises de parole, l’orientation des regards, l’ordonnance des intonations : l’ensemble de ces éléments
participe à la construction d’un sens dans la conversation, et l’interprète y
prend part très activement (Ticca & Traverso, 2017). L’interprétariat renvoie
enfin à la portée émotionnelle des échanges, aux mouvements d’affects traversant la situation interlocutive, médiés par ce que l’interprète est en train
de vivre (Delizée étal., 2021).

Qu’est-ce que traduire fait à la pensée ? Telle est la question centrale
de ce numéro, consacré aux expériences vécues du traduire dans une triple perspective. Premièrement, l’enjeu est de s’intéresser aux éprouvés des processus traductifs, sensoriels, émotionnels et cognitifs, aussi bien des interlocuteurs, lecteurs et auteurs qui rencontrent une langue étrangère, que
des interprètes et traducteurs qui rendent possible l’intercompréhension.
Deuxièmement, la traduction est mise à l’épreuve d’une approche transdisciplinaire et complémentariste (Devereux, 1972). Partant du texte ou de la
parole, chaque discipline représentée dans ce numéro appréhende la traduction depuis le champ qui lui est propre : études littéraires et traducto-
logie, sociolinguistique, psychologie clinique, droit. Articulant ainsi l’intime
de l’éprouvé traductif et les processus collectifs qui le sous-tendent, il s’agit
de décloisonner traduction littéraire et interprétariat médico-social, afin de
saisir ce qui se produit dans la rencontre entre les langues, les énoncés,
les hommes et les femmes qui se parlent pour tenter de s’entendre. Enfin,
troisièmement, un tel positionnement invite à mettre la clinique à l’épreuve
de la traduction, et à considérer comment l’approche transculturelle est une
application clinique du geste traductif. La pensée transculturelle vise en effet
à faire fructifier les médiations rendant possible l’élaboration du sens à l’intersection de cadres culturels, d’univers de représentations et de langues qui
ne se superposent pas spontanément. Elle défend très concrètement l’importance du travail avec les interprètes et leur rôle fondamental dans l’accompagnement des patients plurilingües, francophones ou non (Mestre & Kotobi,
2017). En outre, elle appréhende les rapports humains comme éminemment
traductifs, adressant toujours à l’autre cette question : « comment on dit
dans ta langue ? » (de Pury, 2005), ou plutôt même « tes langues », incluant
le système linguistique mais également les langues familiale, professionnelle,
intime, etc.

Ainsi problématisée par cette triple mise à l’épreuve et par une dimension
expérientielle, la traduction telle qu’elle est appréhendée dans ce numéro est
face à une mise en abîme, elle appelle à ne jamais cesser de se traduire elle-même, de se décliner à travers de multiples points de vue. Il s’agit en quelque
sorte d’appliquer à la notion de traduction ce que la traduction elle-même
met en application. Le titre donné à ce numéro répond à cette nécessité,
dupliquant-transformant le mot de traduire dans une autre langue. Le choix
de l’italien n’est par arbitraire, défi lancé à l’adage « traduttore, traditore »
(« traduire, c’est trahir »). La traduction n’est pas une trahison bien sûr, sauf
quand elle prétend ne pas l’être : tout acte de parole trahit une part du sens
qui échappe à celui qui s’exprime et qui est reconstruite autrement par celui
qui écoute. La traduction invite à ne jamais perdre de vue cette réalité et au
contraire à l’utiliser comme la condition même d’une interlocution ouverte à
l’altérité.

Les autrices de ce numéro dialoguent entre elles depuis une multitude de
situations mettant en jeu les expériences du traduire. Dans sa contribution,
Myriam Suchet appréhende les subtilités du geste traductif depuis la littérature, en étudiant les versions du roman sud-africain de Marlene van Niekerk,
Triomf, dans les langues afrikaanes, anglaises et françaises, nécessairement
plurielles et hybridées. Se faisant, elle déconstruit l’image d’une traduction
en tant que pont entre les langues, pour mieux appréhender l’inhérente hétérogénéité constitutive de chaque rive-langue. Ce qu’elle révèle alors, c’est
une « polyphonie fondamentale » à chaque énonciation. L’expérience du traduire ici proposée, est bien une mise en forme de l’altérité rencontrée au
sein de chaque prise de parole, et un engagement éthique à garantir une
hospitalité langagière. Poursuivant cette remise en cause d’une opposition
entre langue cible et langue source, Cécile Canut déconstruit la notion même
de « langue », intrinsèquement liée à la modernité européenne qui a instauré
un » ordre-de-la-langue », régime linguistique sacralisant la norme et marginalisant la pluralité. La sociolinguiste propose d’explorer la complexité des perspective. Premièrement, l’enjeu est de s’intéresser aux éprouvés des processus traductifs, sensoriels, émotionnels et cognitifs, aussi bien des interlocuteurs, lecteurs et auteurs qui rencontrent une langue étrangère, que
des interprètes et traducteurs qui rendent possible l’intercompréhension.
Deuxièmement, la traduction est mise à l’épreuve d’une approche transdisciplinaire et complémentariste (Devereux, 1972). Partant du texte ou de la
parole, chaque discipline représentée dans ce numéro appréhende la traduction depuis le champ qui lui est propre : études littéraires et traducto-
logie, sociolinguistique, psychologie clinique, droit. Articulant ainsi l’intime
de l’éprouvé traductif et les processus collectifs qui le sous-tendent, il s’agit
de décloisonner traduction littéraire et interprétariat médico-social, afin de
saisir ce qui se produit dans la rencontre entre les langues, les énoncés,
les hommes et les femmes qui se parlent pour tenter de s’entendre. Enfin,
troisièmement, un tel positionnement invite à mettre la clinique à l’épreuve
de la traduction, et à considérer comment l’approche transculturelle est une
application clinique du geste traductif. La pensée transculturelle vise en effet
à faire fructifier les médiations rendant possible l’élaboration du sens à l’intersection de cadres culturels, d’univers de représentations et de langues qui
ne se superposent pas spontanément. Elle défend très concrètement l’importance du travail avec les interprètes et leur rôle fondamental dans l’accompagnement des patients plurilingües, francophones ou non (Mestre & Kotobi,
2017). En outre, elle appréhende les rapports humains comme éminemment
traductifs, adressant toujours à l’autre cette question : « comment on dit
dans ta langue ? » (de Pury, 2005), ou plutôt même « tes langues », incluant
le système linguistique mais également les langues familiale, professionnelle,
intime, etc.

Ainsi problématisée par cette triple mise à l’épreuve et par une dimension
expérientielle, la traduction telle qu’elle est appréhendée dans ce numéro est
face à une mise en abîme, elle appelle à ne jamais cesser de se traduire elle-
même, de se décliner à travers de multiples points de vue. Il s’agit en quelque
sorte d’appliquer à la notion de traduction ce que la traduction elle-même
met en application. Le titre donné à ce numéro répond à cette nécessité,
dupliquant-transformant le mot de traduire dans une autre langue. Le choix
de l’italien n’est par arbitraire, défi lancé à l’adage « traduttore, traditore »
(« traduire, c’est trahir »). La traduction n’est pas une trahison bien sûr, sauf
quand elle prétend ne pas l’être : tout acte de parole trahit une part du sens
qui échappe à celui qui s’exprime et qui est reconstruite autrement par celui
qui écoute. La traduction invite à ne jamais perdre de vue cette réalité et au
contraire à l’utiliser comme la condition même d’une interlocution ouverte à
l’altérité.

Les autrices de ce numéro dialoguent entre elles depuis une multitude de
situations mettant en jeu les expériences du traduire. Dans sa contribution,
Myriam Suchet appréhende les subtilités du geste traductif depuis la littérature, en étudiant les versions du roman sud-africain de Marlene van Niekerk,
Triomf, dans les langues afrikaanes, anglaises et françaises, nécessairement
plurielles et hybridées. Se faisant, elle déconstruit l’image d’une traduction
en tant que pont entre les langues, pour mieux appréhender l’inhérente hétérogénéité constitutive de chaque rive-langue. Ce qu’elle révèle alors, c’est
une « polyphonie fondamentale » à chaque énonciation. L’expérience du traduire ici proposée, est bien une mise en forme de l’altérité rencontrée au
sein de chaque prise de parole, et un engagement éthique à garantir une
hospitalité langagière. Poursuivant cette remise en cause d’une opposition
entre langue cible et langue source, Cécile Canut déconstruit la notion même
de « langue », intrinsèquement liée à la modernité européenne qui a instauré
un » ordre-de-la-langue », régime linguistique sacralisant la norme et marginalisant la pluralité. La sociolinguiste propose d’explorer la complexité des pratiques langagières en insistant sur leur nature hétérogène, dynamique et
contextuelle. Elle décrit ainsi l’émergence du sens au niveau des interactions,
porté par la singularité de chaque situation et des relations sociales. Si « la
langue » peut être un instrument de pouvoir utilisé pour asseoir des politiques
coloniales, d’assimilation ou d’exclusion, les pratiques langagières dans leur
hétérogénéité demeurent un espace de liberté et de résistance, où les sujets
s’approprient et transforment le langage au-delà des frontières imposées.

Minsung Kim Vivier situe pour sa part sa réflexion dans la pratique clinique et l’accompagnement psychologique des mineurs non accompagnés.
S’intéressant à ce que vivent les interprètes, elle rend compte d’une étude
qualitative analysant leurs postures et les représentations de leur rôle et du
public accompagné. Le geste traductif est alors envisagé comme le support
d’une relation empathique, conditionnée à l’existence d’un cadre professionnel soutenant permettant une réflexion pluridisciplinaire ainsi qu’une exploration du contre-transfert des interprètes. En écho à ces développements,
Valentin Fonteray et Aurélie Mehenni présentent une étude qualitative menée
auprès d’interprètes exerçant dans le centre Frantz Fanon de Montpellier,
accompagnant les personnes exilées en souffrance psychique. La nécessité
de l’interprétariat y est défendue comme levier indispensable d’une clinique
traductive, c’est-à-dire ayant à mettre en rapport des réalités hétérogènes.
Les auteurs questionnent également les différences entre deux situations
spécifiques où la traduction s’avère centrale, celle du champ médico-social
et celle de la justice. Ils démontrent à quel point la notion de traduction y
est différente, convoquant l’histoire des évolutions sociales et législatives,
et décrivant les conséquences de cette différence dans les pratiques professionnelles.

Enfin, Svetoslava Urgese examine les expériences du traduire en décrivant leurs mouvements au sein de différents espaces transitionnels. La
théorisation de la traduction qu’elle propose l’amène à distinguer les notions
d’inter-prétation, d’intra-prétention, d’entre-prétation et d’autre-prétention.
Cette approche s’enracine dans l’analyse de son contre-transfert, en tant que
psychologue clinicienne plurilingue, amenée à « traduire » le vécu et la parole
des patients, et à décliner les multiples acceptions de ce « traduire » plurivoque.

Cheminant entre les rives de la traduction et de l’interprétariat, donnant
voix à une hétérogénéité disciplinaire et appréhendant le traduire depuis ses
éprouvés intimes comme depuis les systèmes sociopolitiques qui le conditionnent, ce numéro invite donc à nous interroger sur ce que la traduction
nous fait, et sur notre condition d’hommes et de femmes en permanence en
train de (nous) traduire.

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