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Dossier

© A+E=Balbusso Source D.G.

Figures du retour 1

Dossier coordonné par et

Le voyage en tant que métaphore met en lumière la temporalité propre à la vie : le passé comme point de départ, le présent comme trajectoire, et le futur comme horizon incertain, où la promesse eschatologique se manifeste souvent sous la forme d’un retour à une terre promise, lieu salvifique et sacré. En raison de leur affinité symbolique, l’expérience réelle de l’exil et les grandes interrogations existentielles qu’elle permet de figurer se sont, au fil des siècles, intimement entremêlées dans les mythes fondateurs, les textes sacrés, la poésie et la philosophie, jusqu’à devenir indissociables. C’est ainsi dans chacun des registres de la création humaine que les effets de l’exil et les métamorphoses subjectives qu’il entraîne ont été initialement explorés. C’est toutefois à partir de la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle, dans le contexte de la révolution industrielle et de la montée des flux migratoires en Europe et vers les Amériques, que l’exil devient l’objet privilégié d’un champ de recherche scientifique structuré, analysé d’abord sous un angle sociologique, démographique et économique.
À partir des années 1950, la psychiatrie et la psychologie commencent elles aussi à s’intéresser à la question migratoire, un intérêt qui émerge de manière contingente face à l’ampleur des mouvements de population provoqués par les guerres mondiales, la décolonisation et les profondes transformations économiques internationales. La reconstruction de l’Europe, l’essor industriel et le besoin accru de main-d’œuvre étrangère redéfinissent alors les dynamiques migratoires et attirent l’attention sur les conditions de vie des migrants dans les pays d’accueil puis aux effets psychiques de la migration, aux troubles liés à l’exil, aux processus d’adaptation et aux reconfigurations identitaires.

De cette dynamique émergent des collaborations interdisciplinaires fécondes, donnant naissance à de nouveaux champs de recherche et de pratique, tels que l’ethnopsychiatrie, la psychiatrie transculturelle, la psychologie interculturelle pour en citer seulement quelques-uns, qui articulent étroitement savoirs cliniques et apports issus des sciences sociales.

Néanmoins, l’expérience du retour d’exil a demeuré en marge des préoccupations scientifiques, cantonnée au rôle de décor silencieux sur lequel se projetait le drame intérieur de l’exilé vivant loin de sa terre d’origine. Jusqu’à la fin du XXe siècle, le retour reste en effet le « chapitre oublié de la migration internationale » (Ammassari & Black, 2001), en contraste avec la richesse de la littérature consacrée aux trajectoires d’exil.

Ce n’est qu’à la fin des années 1970, notamment avec les travaux pionniers d’Abdelmalek Sayad (1977), que le retour commence à susciter un véritable intérêt, dans un contexte de crise économique et de ralentissement de la demande de main-d’œuvre en Europe. Face à cette conjoncture défavorable, les gouvernements du Vieux Continent choisissent d’encourager le retour des travailleurs immigrés, mus par la volonté de réduire leur impact sur les finances publiques en période de chômage élevé.

Une fois encore, les disciplines pionnières telles que l’économie, la démographie, la sociologie et la science politique s’étaient mobilisées pour modéliser cette dimension du phénomène migratoire. Leurs travaux visaient à soutenir les politiques de réinsertion des anciens travailleurs dans leur pays d’origine et à optimiser la gestion des retours (Massey et al., 1993). Ils avaient pour objectif d’identifier les éléments clés du processus de réinstallation et d’en examiner les interrelations, dans la perspective de pérenniser le retour. À bien y regarder, dans le champ de la psychiatrie, les enjeux liés au retour ont été timidement explorés une première fois dans les années 1950 par Henri Collomb (1967), qui avait observé des travailleurs sénégalais émigrés rentrés dans leur pays, rencontrés dans les unités de soins de l’hôpital Fann de Dakar. Pour autant, ces études pionnières sont restées limitées à quelques publications, sans parvenir à donner l’impulsion décisive à l’émergence d’un véritable champ de recherche.

Ainsi, jusqu’en 2007, les recherches sur le retour se concentrent principalement sur les effets psychologiques des rapatriements forcés (Rogge & Akol, 1989 ; Gibney & Hansen, 2003 ; Khosravi, 2006). Cependant, à partir de cette date, l’attention se déplace vers le retour dit « volontaire ». En effet, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un tournant majeur s’est opéré dans la politique migratoire française, avec l’introduction de dispositifs visant à encourager le retour volontaire des migrants en situation irrégulière. En misant sur des incitations financières et un accompagnement administratif plutôt que sur des retours forcés, cette approche prétendait s’écarter des politiques antérieures, fondées sur la contrainte, qui avaient suscité de vives critiques et résistances – éthiques, juridiques et morales – émanant de divers secteurs de la société civile, du monde associatif, de nombreux professionnels de santé mentale, ainsi que d’organisations internationales de défense des droits humains. Elle se présentait ainsi, du moins dans sa formulation, comme relevant davantage d’une logique de soutien que de coercition directe. La politique du « retour volontaire » s’est accompagnée pourtant, à la même période, d’une précarisation progressive des conditions de vie des exilés en situation irrégulière. Le retour est apparu dès lors comme une issue contrainte, dissimulée sous le masque du volontariat. La notion même de « retour volontaire » a dès lors perdu, pour de nombreux auteurs, toute validité (Webber, 2011), dans la mesure où elle s’inscrivait dans un contexte de contrainte structurelle, de désespérance et de privation organisée, ce que Achille Mbembe (2006) désigne sous le terme de « nécropolitique ».

Cette orientation politique, amplifiée par les crises économiques de 2008 et 2015, avait suscité un regain d’intérêt, tant de la part des organisations humanitaires internationales (comme l’OIM) que des cliniciens œuvrant dans le champ de l’exil, pour les enjeux liés à la réinsertion des migrants dans leur milieu d’origine. Cela avait conduit au renforcement des programmes d’aide au retour dits « volontaires », tels que ceux soutenus par le Programme européen de Retour Volontaire et de Réintégration (AVRR), qui visaient à encadrer ce processus sur les plans logistique, économique et parfois psychosocial (Carling & Erdal, 2014 ; Kuschminder, 2017).

L’actualité montre que, dans de nombreux pays occidentaux, la question du retour fait aujourd’hui l’objet d’une attention renouvelée et d’une profonde reconfiguration. Si, dans les années 1980-1990, le terme de remigration est apparu dans le champ académique pour désigner les dynamiques de retour des migrants vers leur pays d’origine (Herzog & Schlottmann, 1993), il a depuis les années 2010 été réinvesti et profondément réorienté par les discours de l’extrême droite, notamment en France et en Allemagne, qui en ont fait un outil idéologique de repli identitaire. Des groupes comme Génération Identitaire l’utilisent désormais pour promouvoir une politique de renvoi massif des immigrés, y compris ceux qui sont naturalisés, vers leurs pays d’origine. Cette idéologie s’inscrit dans le cadre de la théorie du « grand remplacement », formulée par Renaud Camus, qui postule une substitution démographique des populations européennes par des populations non européennes. Dans cette perspective, la remigration est présentée comme la solution à une menace fantasmée, au service d’un projet politique identitaire et xénophobe.

Nous voyons ainsi apparaître une nouvelle ligne de fracture autour de la question du retour : d’un côté, le droit au retour qu’il faudrait garantir à ceux qui le désirent mais n’en ont pas les moyens économiques, sociaux ou psychiques (Giannica, 2019), de l’autre, une instrumentalisation idéologique du retour comme outil d’exclusion de l’altérité et de purification identitaire, dont les échos historiques rappellent les heures les plus sombres du XXe siècle.

C’est dans ce contexte mouvant, tendu et profondément ambivalent que ce numéro voit le jour, avec l’ambition de nourrir une réflexion critique sur un champ aussi complexe que brûlant sur le plan politique, et d’une richesse inépuisable sur le plan clinique, « une clinique du retour ».

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