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© kseniia_ph Source D.G.

Transformations de la laïcité française et rapport à la différence

Alain POLICARAlain Policar, Sciences Po (Cevipof).

Autrefois soucieuse d’assurer la paix civile et la « coexistence des libertés », la laïcité s’est transformée en moyen d’unification des conduites, dont la fonction est de séparer ceux qui, par leur histoire nationale, en comprendraient la nature, de ceux qui, par leur religion ou, plus exactement, par leur culture, resteraient définitivement étrangers à ses exigences. Désormais, la laïcité est devenue une composante centrale d’une identité nationale, incertaine et fragile, qui, pour exister, a besoin de désigner ses ennemis. Ces derniers peuvent être de l’intérieur : ils sont alors accusés de se tenir à l’écart des références communes de la société française. Aussi, se réclamer de la conception libérale qui a prévalu en 1905, et considérer corrélativement que la loi du 15 mars 2004 introduit des modifications majeures contraires à l’esprit de la loi fondatrice, équivaut-il à dissidence.

Depuis la loi de 2004, et la répression des signes religieux à l’École, jusqu’à celle d’août 2021 de « renforcement des principes de la République », s’est mis en place un arsenal législatif caractérisé par une force croissante des surveillances exercées, pour l’essentiel, à l’égard de l’islam. On observe corrélativement une puissante montée de l’intolérance par rapport à l’expression de la différence.

On peut penser, au contraire, qu’être fidèle au principe de laïcité, c’est insister sur sa consubstantielle dimension d’inclusivité : cela implique la nécessité de rendre accessibles les fondements de toute législation. Ce n’est pas, à l’évidence, une préoccupation pour ceux qui incitent les acteurs sociaux à se soumettre à la définition socialement légitime de la laïcité1. Le présent article peut être lu comme une critique de ce processus qui, paradoxalement, conduit à imposer une certitude à propos d’un principe, la laïcité, qui, à de nombreux égards, fait de l’incertitude une propédeutique.

Cette transformation du principe de laïcité en valeur identitaire doit être comprise comme l’indice d’une crise majeure de l’accueil. A l’hospitalité due à l’étranger se substitue la crainte que ce dernier mette en péril une homogénéité fantasmée. Renouveler les promesses de l’universalisme implique de dénoncer ses contrefaçons et, dans une perspective cosmopolitique, de faire de la conversation interculturelle une manière de vivre.

Du principe à la valeur : la pente identitaire

Dans les conditions historiques du début du XXe siècle, la loi cherche à établir, par la liberté des Églises et par l’autonomie du politique par rapport au religieux, la pacification des esprits. Le besoin en était particulièrement aigu, alors que l’Affaire Dreyfus n’avait pas encore connu son épilogue. Face aux passions nationalistes et à l’antisémitisme, la République vacillait. Sa refondation, dans le combat pour les droits humains, s’est accomplie dans l’affirmation de la nécessaire coexistence des libertés, c’est-à-dire par la laïcité. Et que serait celle-ci, « si elle n’était pas aussi la mémoire du dreyfusisme, la mémoire de cette face lumineuse de la République, qui n’a pas de lien d’essence avec sa face sombre que fut le colonialisme ? »2.

La laïcité, dès lors, privilégie l’idée de l’inaliénabilité de la liberté de conscience, la neutralité de l’État impliquant son incompétence dans le domaine de la religion.  Il est ici nécessaire de préciser que, contrairement à ce qu’on dit parfois, la neutralité à laquelle l’État doit se soumettre est une neutralité culturelle et non une neutralité axiologique : aucun philosophe favorable à la neutralité n’exige de l’État qu’il soit neutre du point de vue de certaines valeurs, comme l’égalité et la liberté, valeurs que l’État peut légitimement promouvoir (par des politiques incitatives qui, par exemple, favoriseraient la fréquentation des musées et des salles de concert). La neutralité bien comprise n’est donc pas insipide.

Nul ne l’a mieux exprimé que Ferdinand Buisson lorsqu’il évoque l’instituteur laïque : « Il faut qu’il ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu’à l’esprit, de surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux ». En d’autres termes, la neutralité confessionnelle ne se confond pas avec la neutralité philosophique. Buisson poursuit : « On pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme, si on lui interdisait de faire appel aux sentiments généreux, aux émotions nobles, à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet sous des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation et du progrès »3. Il existe ainsi une sorte de programme caché de l’école publique, lequel inculque des valeurs de tolérance et de civisme aux élèves par le simple fait de devoir jouer, travailler et collaborer avec des gens différents d’eux. Cette « intégration pluraliste », selon l’expression de Jeffrey Spinner-Halev, décrit le mécanisme par lequel la citoyenneté devient inclusive pour des populations traditionnellement exclues4.

Une démocratie libérale ne peut donc, sans saper ses fondements, prescrire une morale de la perfection coercitive. Nous n’aurions pas à énoncer ces évidences si nous n’assistions à l’édification d’un projet qui impose une vision monolithique et dogmatique de la laïcité, notamment par le recours aux émotions collectives, recours systématique depuis 1989, et amplifié depuis 2015, qui aboutit inéluctablement à priver l’individu de son pouvoir de juger. Ces émotions collectives introduisent dans l’éthique publique des éléments rendant son contenu cognitif plus ou moins étranger à ceux que nous avons vocation à accueillir. Dès lors, par un processus pervers d’assignation identitaire, le « républicanisme à la française » érige « certaines différences en signe d’altérité objective, les transformant ainsi en source de domination pour les minoritaires »5.

Comme le souligne Stéphanie Hennette Vauchez, en véhiculant un programme normatif, le principe de laïcité se fait « métonymie de la République » : « La minute de silence au lendemain des attentats de janvier 2015 ? Laïcité. L’éducation à la sexualité ? Laïcité. Le port de signes “religieux” dans l’espace public ? Laïcité. Les menus à la cantine ? Laïcité. Les dispenses de cours d’éducation physique et sportive ? Laïcité. Ad infinitum »6. On aurait tort de ne pas s’alarmer devant la constitution d’une véritable religion fondée sur l’identité nationale, tout autant contraire aux principes républicains qu’à l’esprit libéral de la loi de 1905.

Nous sommes ainsi confrontés à une menace que Claude Lefort avait clairement analysée : « Depuis la démocratie et contre elle se refait ainsi du corps », écrivait-il pour désigner les mécanismes à l’œuvre dans une société totalitaire, soit une société souhaitant conjurer l’absence de fondement, autrement dit l’indétermination démocratique7. Car, c’est essentiel, pour Lefort, la démocratie n’est pas le régime où le pouvoir appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. A l’opposé, le totalitarisme, obsédé par « l’image du Peuple-un, transparent à lui-même, ethniquement et/ou idéologiquement homogène »8, alimente le fantasme de la délivrance de toute division et de toute impureté : « La menace totalitaire est donc inhérente à l’aventure démocratique elle-même, elle sourd dans toute résurgence de populisme, de racisme, d’extrémisme… »9.

La mobilisation nationale-républicaine autour de la laïcité est en réalité un dispositif discursif visant à respectabiliser le racisme. On notera, avec inquiétude, que les instruments d’euphémisation de celui-ci varient selon les particularités nationales. Ainsi le racisme anti-musulmans se montre extrêmement labile : il peut s’exprimer par l’hostilité à l’islam en tant que religion rétrograde et homophobe (comme aux Pays-Bas, où l’on est particulièrement attaché au libéralisme culturel) ou comme incompatible avec l’héritage catholique (comme en Italie) ou avec la laïcité en tant que religion civile (comme en France)10. Les racismes se développent sur le terreau de la peur. Nous ne pouvons que, tristement, le constater : celles et ceux qui la sèment ne sont pas seulement à l’extrême droite.

Le néo-nationalisme qui vient a besoin d’un tel dispositif afin de diminuer l’efficacité des mécanismes de vigilance, lesquels sont déjà affaiblis par le brouillage des frontières idéologiques, brouillage lié à la pluralité des lieux où s’élabore la laïcité de surveillance. Quels que soient les oripeaux dont elle se pare, notamment la nécessité de renforcer la cohésion nationale, l’intolérance est un puissant marqueur de l’évolution de l’opinion. Dans ce processus, la laïcité est devenue une valeur identitaire passionnément défendue par des républicains auto-proclamés. Il faut pourtant être bien peu républicain pour croire que la sauvegarde de l’identité nationale (concept incertain) passe par la répression des signes religieux à l’École et, plus globalement, par la force croissante des surveillances exercées, pour l’essentiel, à l’égard de l’islam.

Une crise de l’hospitalité

Les résultats des élections européennes et, dans une moindre mesure, ceux des élections législatives du 30 juin et du 7 juillet derniers, ont rendu plus vif le danger d’une majorité d’extrême droite en France, quatre-vingt ans après la fin du régime de Vichy. Il suffit de lire le programme de ce mouvement pour comprendre que le refus de la différence en est le socle. L’immigrant, l’étranger sont supposés travestir nos paysages familiers, transformé nos mœurs, nos paysages, bref remettre en cause notre homogénéité fantasmée.

Nous n’avons plus la mémoire des principes que Kant exprimait, en 1795, dans son Projet de paix perpétuelle  : personne, écrivait-il, n’a « originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre »11. L’hospitalité dès lors s’ancre sur le souvenir fictif ou réel d’avoir été étranger. De devoir, elle devient progressivement un droit, celui qu’a l’étranger à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. Autrefois générosité quelque peu condescendante, l’hospitalité fait désormais de l’étranger un candidat virtuel à la citoyenneté. Elle est, comme le rappelle Etienne Tassin, la condition et la fin de toute politique, condition parce que « toute politique est rapport à l’étranger », et fin parce que la politique « n’a de sens que de viser la reconduction et la réactivation d’une hospitalité première qui seule peut prévenir la guerre de tous contre tous, des individus, des communautés, des États »12. Tout autre philosophie instaure une indéfendable séparation, contraire au principe d’égalité morale des êtres humains, entre ceux, les nationaux, qui jouissent de droits politiques et ceux qui, privés de ceux-ci, sont livrés à l’inhospitalité13. Donner l’hospitalité, c’est dépasser la tension entre hostis (l’ennemi, le différent) et hospes (qui désigne l’étranger que l’on reçoit, l’hôte à qui est due l’hospitalité). Dans le vocabulaire de Paul Ricœur, se percevoir « soi-même comme un autre », c’est se rendre capable d’accorder l’hospitalité. C’est donc faire le pari qu’un avenir commun est possible avec l’autre, nonobstant son étrangeté. Définir, dans la filiation kantienne, le droit cosmopolitique comme droit des étrangers rend possible une autre façon de penser la politique14.

Le national-populisme de l’extrême droite, à l’opposé, en se référant à des origines mythifiées, a pour revendication première de priver de droits ceux qui, par leur culture ou leur confession, sont censés menacer l’intégrité de la nation. Les bienfaits de l’État-providence ne doivent être destinés qu’au « vrai peuple » (le populisme procède d’une révolte contre le partage des acquis sociaux durement obtenus sur le long terme avec de nouveaux venus, les immigrés, estimant qu’ils ne les méritent pas15. La dénonciation de l’Union européenne, longtemps privilégiée, n’est plus le seul moyen de mobiliser des électeurs qui, longtemps, ont imaginé (parfois à raison) être les victimes de la mondialisation. Le nativisme a pris le relais, avec son rejet des immigrés et des minorités religieuses, plus précisément l’hostilité envers l’islam. Il ne s’agit plus, comme le voulait Tocqueville, de « protéger les minorités » mais d’imposer les « droits de la majorité ». On passe ainsi à une citoyenneté définie ethniquement. C’est donc bien le refus de la différence qui réunit le national-républicanisme des partisans d’une laïcité exclusive et le national-populisme de l’extrême droite16, laquelle a bien vu le profit qu’elle pouvait recueillir avec la défense de la laïcité comme instrument de distinction entre « Eux » et « Nous ».

Cette convergence relève, Emmanuel Terray, l’a perçu très tôt, de l’hystérie politique. Cette dernière touche une communauté (en l’occurrence, la nation française) qui, se sentant menacée, adopte une conduite de fuite : « De la situation réelle qui la met à l’épreuve, elle va fabriquer une image déformée et fantasmatique ; au problème réel dont elle ne vient pas à bout, elle va substituer un problème fictif, imaginaire, construit de telle sorte qu’il puisse être traité avec les seules ressources du discours et par le seul maniement des symboles »17. E. Terray est conscient du risque d’importer dans l’analyse du social des concepts empruntés à la psychopathologie. Mais nous pensons, comme lui, que cette importation est éclairante : « Dans l’hystérie politique, la communauté et ses membres ne sont acteurs qu’en apparence ; en vérité, ils sont agis »18. C‘est pourquoi ils peuvent croire en la sincérité de leur combat et être, sur le plan personnel, « parfaitement sains et équilibrés, même lorsqu’ils se font les agents actifs de sa propagation »19

A l’impuissance à envisager la différence collective en dehors de l’épure du modèle d’intégration, s’ajoute une blessure dans l’image que la collectivité nationale a d’elle-même : comment continuer à se représenter la France républicaine comme une terre d’accueil, comme la patrie des droits de l’Homme alors que la réalité s’éloigne considérablement de ce portrait idéal ? En France, comme dans tant d’autres pays, « la lèpre de l’exclusion se répand, les inégalités se creusent, le racisme est virulent »20, écrit E. Terray en 2004. Il ne semble pas qu’il faille, vingt ans après, modifier substantiellement les termes de ce diagnostic.

Devant ces difficultés insurmontées, aux problèmes réels il convient de substituer un problème fictif. C’est ce rôle qu’a joué, et continue de jouer, la question du voile, en dépit du très faible nombre de cas litigieux recensés (environ deux douzaines, dont quatre conduisant à des expulsions, sur les 1200 cas en 2003). Pour donner une consistance à ce problème, il a fallu gonfler ces chiffres (on a évoqué une multiplication par quatre, ce qui, soit dit en passant, reste assez peu significatif) en prétendant que les statistiques officielles ne permettaient pas de saisir la véritable ampleur du phénomène, lequel, de surcroît, ne serait que la face visible de l’iceberg. Comme les nomme le rapport Stasi, nous aurions affaire à des « groupes communautaristes politico-religieux »21 (page 22) cherchant à déstabiliser notre démocratie. Devant cette menace (dont la réalité n’est pas douteuse : seule la force de nuisance réelle peut être interrogée), toute volonté de la minimiser ne serait qu’aveuglement. Pourtant, à supposer que la menace soit réelle, le rapport en attribue les causes aux inégalités sociales : cède-t-il à l’aveuglement qu’il dénonce lorsqu’il admet que « la laïcité n’a de sens et de légitimité (nous soulignons) que si l’égalité des chances est assurée en tout point du territoire » (p. 22) ? Il est vrai qu’il dément, quelques lignes après, la conséquence de ce diagnostic : on aurait tort d’en déduire que la laïcité est sans légitimité « au prétexte qu’existe l’injustice sociale » (p. 22) ! Comment une condition nécessaire peut-elle être, en même temps, un prétexte ? Tout simplement, prétend le rapport, parce que « la grandeur des principes ne saurait être en aucun cas démentie par la bassesse des pratiques » (p. 22). Il suffisait d’y penser ! Ecartons le réel, dès l’instant où il rend la rhétorique bancale.

Terray fait de la future loi (elle n’est pas promulguée au moment où l’article que nous mentionnons est publié) un exercice de « gesticulation politique », lequel n’aura aucune influence sur l’hystérie collective qui, par contagion, gagnera toutes les familles politiques, unies dans la « célébration des valeurs républicaines » et persuadées « d’avoir vaillamment combattu pour la pensée libre et la cohésion nationale ». Aussi, « au nom de la liberté et de l’intégration », on aura voté une loi « dont l’effet le plus direct sera d’interdire et d’exclure »22. C’est à lutter contre cette confusion des idées que le citoyen responsable doit se consacrer. Il en va du rapport de notre société à l’altérité.

 

Défendre l’universalisme contre ses contrefaçons

A cet égard, la querelle la plus vive est celle de l’universalisme, sans que l’on sache très bien ce que le mot recouvre tant il est devenu profondément équivoque : pour certains, label de conformité à l’idéologie dominante, dont il serait interdit de questionner les usages, alors que, pour d’autres, il reste, dans le souci de l’attention aux singularités collectives, un horizon désirable, à condition toutefois de le renouveler dans la fidélité à sa réalité constitutive, à savoir l’articulation de la différence et du commun.

Il n’est pas nécessaire de justifier une réflexion conjointe sur la laïcité et l’universalisme, tant la première semble être une modalité d’accomplissement du second :  la laïcité, en accordant à chacun un statut d’autonomie, en consacrant une égale liberté de conscience, universalise la condition humaine. Il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve les mêmes protagonistes : d’un côté, ceux qui restent attachés à la promesse d’émancipation contenue dans des conceptions de l’humain attentives à notre commune condition, de l’autre, ceux qui en présentent des versions particulières que légitimerait l’exceptionnalité française. Or, laïcité et universalisme, pour appartenir à une même configuration idéologique émancipatrice, ne peuvent s’accommoder de conceptions franco-centrées, embarrassées avec la différence, alors que celle-ci, pour un universalisme conséquent, ne peut évidemment être sacrifiée. Il va de soi qu’en accentuant, sous couvert d’universel, le particulier, on court le risque de le confondre avec l’uniforme, risque particulièrement vif lorsqu’on fait de la France, expression idéaltypique de la philosophie des Lumières, l’incarnation pure de la laïcité et de l’universalisme.

L’histoire de la colonisation nous enseigne pourtant que des principes universalisables ont servi à justifier la domination de l’Occident. La France, tout particulièrement, s’est souvent contentée d’exalter des principes dont elle s’est, tout aussi souvent, émancipée. L’universalisme est en quelque sorte devenu sa raison d’État, et le français, décrit comme la langue de la clarté et de la raison, a servi une supposée mission civilisatrice dont la France assumait la responsabilité (le « fardeau de l’homme blanc »). Elle a donc su justifier la colonisation en se réclamant parfois de valeurs humanistes, nonobstant la nature d’un projet au service d’une politique aux fondements raciaux.

L’universalisme à la française ne peut donc qu’échouer à reconnaître pleinement ce qu’Ali Benmakhlouf nomme « l’humanité des autres »23. Cette exigence de reconnaissance passe par un renouvellement de la promesse universaliste. C’est à en préciser les contours que nous nous attacherons. Notre perspective se veut attentive à la tentation, à laquelle résistent peu ceux qui essentialisent la différence, d’ignorer l’identité et l’unité fondamentales de la raison. On ne peut reconnaître la différence qu’à la condition de ne pas l’hypostasier. Or, certains, parfois membres de catégories discriminées, revendiquent fièrement leur incommensurable particularité. Ce faisant, ils répètent l’attitude des premiers colons qui, en présence d’êtres si différents d’eux, en ont conclu qu’ils n’étaient pas des humains et qu’il n’y avait guère d’inconvénient à les massacrer ou à les esclavagiser. On comprend que la pente est glissante entre la nécessaire reconnaissance de la différence et son exaltation.

Pour ne pas se laisser emporter par la pente, il faut prendre conscience du fait que le respect des particularismes, qu’ils soient individuels ou collectifs, a progressé au rythme des avancées des droits de l’Homme. Toute volonté d’opposer les singularités à l’unité de la raison normative, une tendance lourde de la postmodernité philosophique, ont été des échecs.

Il s’agit donc d’énoncer les conditions d’une politique attentive à concilier ce qui fait de nous des semblables et les spécificités par lesquelles se manifeste notre essentielle similitude. Ce projet n’a rien de nouveau, on en conviendra aisément. Mais les bouleversements géopolitiques du XXIe siècle, et leurs retentissements spécifiquement hexagonaux, autrement dit l’accroissement de la menace terroriste, islamiste pour l’essentiel, modifient les manières de le penser. La construction de la figure de l’ennemi intérieur, que l’on soupçonne d’être idéologiquement acquis aux agents étrangers, rend plus urgente encore la recherche d’une théorisation qui en appelle aux principes de la devise républicaine24. Or, à travers les querelles de la laïcité et de l’universalisme, l’on prend conscience du rôle que joue leur dévoiement : essentialiser les différences collectives et les ériger en obstacles à la perception de notre destin commun. Nous ne pouvons y consentir.

 

Au fondement d’une cosmopolitique : la conversation

Il nous faut donc reconstruire, autrement dit récuser, à la fois, un « universalisme » uniformisant négateur de toute altérité, n’accordant l’égalité qu’au semblable, et un différentialisme radical pour lequel seule compte la différence. Un universalisme authentique doit inclure dans la compréhension de lui-même une critique de ses dérives. Il s’agit ici d’échapper à la tyrannie de l’universel, à une humanité indifférenciée, et, dès lors, permettre de reconnaître l’altérité de l’autre, tout en soulignant notre humanité commune : comme le résume Alain Renaut, semblables, mais divers, divers, mais semblables25. Pourrait-on traiter les individus dignement « si se trouvait mis entre parenthèses ce par quoi ils ne sont pas interchangeables »26 ? On mesure la distance entre cet universalisme critique, pour lequel la différence n’est pas le bien ultime d’une société juste, mais le moyen de consolider l’appartenance citoyenne, et celui par lequel « la majorité tend à ériger certaines différences en signe d’altérité objective, les transformant ainsi en source de domination pour les minoritaires »27.

Faut-il encore insister sur le statut qu’une telle approche accorde à la question identitaire ? Le modèle défendu par A. Renaut entre en résonance avec des analyses de philosophes comme Ali Benmakhlouf28 ou, plus encore, Kwame Anthony Appiah29. Ce dernier récuse à la fois toute théorie du sujet de type monologique et le multiculturalisme standard, où seule l’insertion du sujet dans des récits collectifs, qui préexisteraient à sa volonté, déciderait de ce qu’il doit être. À ces deux façons de concevoir la construction identitaire, il oppose le modèle de la conversation transculturelle. Car, c’est la grande leçon de l’anthropologie, lorsque l’étranger n’est plus un être imaginaire mais un acteur d’une vie sociale humaine, « si nous le voulons tous les deux, nous avons la possibilité de finir par nous comprendre »30. La conversation, « en aidant simplement les êtres humains à s’habituer les uns aux autres »31, apparaît comme le moyen de transcender les frontières identitaires, en somme « comme une manière de vivre »32.

L’affirmation de cette possibilité représente le point de départ de la morale cosmopolitique. Le cosmopolitisme qu’Appiah préconise est dit « enraciné » pour souligner qu’il doit être conscient de ses préférences locales. On pourrait tout aussi bien, à l’instar de Paul Gilroy, le qualifier de « démotique », dans la mesure où il attribue une valeur civique et éthique au processus d’exposition à l’altérité. Parvenir à une identité créatrice de sens implique dès lors, redisons-le, le refus de l’absolutisation de la différence culturelle afin d’éviter son instrumentalisation par les idéologies identitaires pour lesquelles l’individu n’existe qu’en tant que membre de sa communauté originelle. Certes, les communautés d’appartenance d’un individu déterminent l’horizon de sens à partir duquel il peut se raconter. Mais elles ne doivent pas être considérées comme des ensembles homogènes quant aux valeurs et aux significations, ce qui équivaudrait à méconnaître le fait que nous possédons une pluralité d’identités significatives dont nous ne pouvons nous priver sans risquer de renoncer à ce qui est le plus spécifiquement humain : l’affirmation de notre différenciabilité individuelle.

Mais si aucun d’entre nous, remarque Appiah, ne peut façonner ses valeurs et ses engagements sans dialogue avec le passé, le dialogue n’est toutefois pas un déterminisme : l’identité est une activité et non une chose, et il est de la nature des activités d’apporter du changement. Autrement dit, nous ne nous contentons pas de suivre les traditions, nous les créons33. Ce sont les conventions linguistiques qui nous incitent à voir une permanence derrière toute identité. Nous prenons ainsi des entités éthérées pour des réalités tangibles. Sans doute ne prête-t-on pas suffisamment attention au fait que la référence à une identité commune (ou à nos « racines ») implique l’idée que l’authenticité tout entière est contenue dans les origines. Les influences postérieures, étrangères forcément, sont alors perçues comme dénaturation.

L’usage de l’identité pour se référer à l’appartenance à un groupe de référence est, de surcroît, impropre du point de vue logique. En effet, comme l’écrit Claude Romano, « personne ne peut être caractérisé uniquement par le fait d’être une femme ou un homosexuel. Il ne s’agit là que d’une caractéristique parmi d’autres, d’un élément de son identité, si l’on veut, certainement pas d’une identité »34. Cette fréquente confusion dessine la pente sur laquelle le droit à la différence se dégrade en droit à l’enfermement. Dès lors, les caractéristiques culturelles doivent être appréhendées comme nominales et non substantielles, ce qui permet de saisir l’écart entre ce que je suis (mes déterminations culturelles, sociales, politiques) et qui je suis (la singularité et la multiplicité des expériences que je compose pour en faire le récit) 35.

Débarrassés de l’illusion d’une identité réduisant l’individu à n’être que le produit de sa culture d’origine, nous pouvons croire à la possibilité d’un renouvellement de la promesse universaliste.

  1. Certes, comme l’a noté Jean Baubérot, chaque époque cherche à imposer une définition légitime. Mais celle que la nôtre promeut s’éloigne considérablement de l’esprit de la loi de 1905.
  2. Jean-Yves Pranchère, « Tourmentes laïques », https://inrer.org/2019/11/tourmentes-laiques/ Texte partiellement repris dans Esprit, janvier-février 2020, p. 171-181.
  3. Ferdinand Buisson (1887), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Robert Laffont, Bouquins, « Laïcité », 2017.
  4. Voir Jeffrey Spinner-Halev, The Boundaries of Citizenship. Race, Ethnicity and Nationality in the Liberal State, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1994.
  5. Sophie Guérard de Latour, Vers la République des différences, PUM, 2009, p. 52.
  6. Stéphanie Hennette Vauchez, L’École et la République. La nouvelle laïcité scolaire, Paris, Dalloz, 2023, p. 11.
  7. Voir Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994
  8. Edouard Delruelle, « De la laïcité comme dissensus communis », Interrogations ?, n°25, décembre 2017 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/De-la-laicite-comme-dissensus (Consulté le 16 janvier 2018).
  9. Ibid.
  10. Voir Sara Farris (2017), Au Nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme, Paris, Syllepse, 2021.
  11. Kant (1795), Projet de paix perpétuelle. Esquisse philosophique, trad. fr., Paris, Vrin, 2002, Troisième article définitif.
  12. Étienne Tassin, « Exil, hospitalité et… politique », Mediapart, 8-7-2017. https://blogs.mediapart.fr/edition/la-jungle-et-la-ville/article/080717/exil-hospitalite-et-politique.
  13. Didier Fassin, Alain Morice et Catherine Quiminal (dir.), Les Lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, Paris 1997. Voir aussi Jacques Derrida et Anne Dufourmantelle, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997. Voir aussi Martin Deleixhe, « L’hospitalité, égalitaire et politique ? », Asylon(s), n°13, novembre 2014-septembre 2016. http://www.reseau-terra.eu/article1326.html et, plus récemment, Jacob Rogozinski, Inhospitalité, Paris, Cerf, 2024.
  14. Étienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmopolitique des conflits, Paris, Seuil., 2003, p. 172-178.
  15. S’ils ne les méritent pas, c’est en raison de différences non rattrapables liées à l’origine.
  16. Cette convergence a été soulignée par Michel Wieviorka, « L’idée d’un front ou d’un axe républicain supposé faire barrage à l’extrême droite ne tient plus », Le Monde, 28 mai 2024.
  17. Emmanuel Terray, « La question du voile : une hystérie politique », Mouvements, no 32, mars-avril 2004, p. 96.
  18. Ibid., p. 97
  19. Ibid.
  20. Ibid., p. 98
  21. Le rapport Stasi, dont nous reparlerons, est équivoque : tout en dénonçant le communautarisme, il attribue le repli communautaire aux difficultés de l’intégration. Peut-on stigmatiser ce repli alors qu’il est subi ? Un communautarisme politico-religieux qui ne serait pas le fruit d’une volonté libre peut-il être, sans contradiction, soupçonné d’obéir à une stratégie de contestation de la démocratie ? Le rapport est consultable ici : https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/034000725.pdf
  22. Emmanuel Terray, art. cité, p. 104.
  23. Ali Benmakhlouf, L’humanité des autres, Paris, Albin Michel, 2023.
  24. Jean Bodin (1530-1596) a parfaitement décrit le processus : l’Etat doit désigner un ennemi, même s’il est purement imaginaire, pour s’affirmer comme pouvoir souverain (Voir Les six livres de la République, 1576). Carl Schmitt reprendra la distinction ami/ennemi pour définir le politique.
  25. Voir Alain Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009.
  26. Ibid., p. 372.
  27. Sophie Guérard de Latour, « Le multiculturalisme, un projet républicain ? », Les Ateliers de l’éthique, volume 4, numéro 2, été 2009, p. 43-54.
  28. Voir Ali Benmakhlouf, L’identité, une fable philosophique, Paris, PUF, 2011, notamment le chapitre intitulé « Le sophisme du particularisme culturel », p. 101-111. Dès l’introduction, le sens de l’essai apparaît sans ambiguïté dans cette citation de Shlomo Pinès : « On peut soutenir qu’à une certaine période, les Juifs se trouvaient dans l’espace de la culture gréco-romaine, puis, à une autre période, dans celui de la culture arabe, puis dans celui de la culture christiano-européenne. Si l’on prête attention à ces faits, le concept de “culture juive” devient, pour le moins problématique » (p. 5).
  29. Il existe néanmoins une importance différence entre la conception d’A. Renaut et celle de K. A. Appiah. Alors que le premier valorise les « identités choisies », le second voit dans cette notion un « fantasme libéral ». Car, pense-t-il, des identités sans exigences nous seraient inutiles. Les identités ne fonctionnent que parce qu’en s’emparant de nous elles nous contraignent, « nous parlent comme une voix intérieure », et que d’autres, « croyant savoir qui nous sommes, s’adressent aussi à nous ». Or, si nous ne nous soucions pas des formes que nos identités ont prises, nous ne pouvons tout simplement pas les refuser. Dépasser le piège identitaire passe par la déconstruction de nos certitudes.
  30. Kwame Anthony Appiah (2006), Pour un nouveau cosmopolitisme, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 151
  31. Ibid., p. 134.
  32. Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2016.
  33. Voir Kwame Anthony Appiah (2018), Repenser l’identité. Ces mensonges qui nous unissent, Paris, Grasset, 2021.
  34. Claude Romano, « Être soi-même : une chimère ? », in Jean Birnbaum (dir.), L’identité, pour quoi faire ?, Gallimard, 2020, p. 23.
  35. Voir Magali Bessone, « Du “je” au “nous” : désagréger l’identité », in Jean Birnbaum (dir.), op. cit., 2020, p. 49-63.

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