Débat

Silences et banalités comme drones de guerre en Arménie

© Sevan Minassian, vue de la ville de Goris, région du Syunik (Arménie) Source D.G.

Silences et banalités comme drones de guerre en Arménie


Patrick ALECIAN

Patrick Alecian est psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste (SPP).

Alecian, P. (2021). 27 septembre 2020. Cahiers de l’enfance et de l’adolescence, 5, 129-143.

Auron, Y. (2017). Israël et le génocide des Arméniens. France: Sigest.

Avedikian, S. (Réalisateur). (2021). ​Retourner à Sölöz [Film]. Les Films d’Ici.

Barrois, C. (1993). Psychanalyse du guerrier. France: Hachette.

Sylvie Brodziak, «De la Commune aux massacres d’Arménie », Études arméniennes contemporaines [En ligne], 8, 2016, mis en ligne le 30 mai 2017, consulté le 31 octobre 2023. URL: http://journals.openedition.org/eac/1139

Carzou, J. (1977). Un Génocide exemplaire, Arménie:1915. France: Marabout.

Chaliand, G., Jan, M. (2013). Vers un nouvel ordre du monde. France: Éditions du Seuil.

René Char. (1983). Feuillets d’Hypnos, Fureur et Mystère, 138, p. 208. France: Éditions Gallimard.

Colosimo, J. (2020). Le sabre et le turban. Jusqu’où ira la Turquie. France: Editions du Cerf.

Freud, S. (2002). Œuvres complètes: Psychanalyse: 1916 – 1920 ; trad. de l’allemand / [trad. Janine Altounian …]. Vol. 15. France: Presses universitaires de France

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/debats/silences-et-banalites-comme-drones-de-guerre-en-armenie/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Médecin et psychanalyste, mon périmètre de publications est déontologiquement réservé aux revues médicales et éducatives. Mes travaux sur les violences depuis 40 ans en tant que psychanalyste et pédopsychiatre ainsi que ma connaissance de l’Arménie depuis huit ans grâce à des coopérations institutionnelles et universitaires me donnent des outils de compréhension spécifique, qui me permettent de sortir de ce périmètre dans le cadre de ce texte de réflexion.

Aujourd’hui, je constate que les agressions commises sur les Arméniens dans le Caucase exploitent des connaissances psychologiques et de communications en vue de créer l’effroi. Cela se déroule bien sûr dans un exercice martial. Par ailleurs, certaines conduites paradoxales (soft power) et messages aux autorités des Etats occidentaux provenant des autorités turques et azerbaïdjanaises sont structurées autour d’un objectif : immobiliser toute velléité d’approche voire d’intervention de tiers gênant l’extermination en cours.

Au final, si ces modes de conflit font de ces pays des vainqueurs, ce qui fait peu de doute, l’étape suivante est susceptible d’amener des changements internationaux de grande envergure en dehors de toute concertation démocratique, en passant par l’assujettissement par les plus forts.

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Quoi de plus banal qu’un enfant ? Terrible question tant elle vient heurter la subjectivité de chacun. Quoi de moins banal qu’une guerre ? Horrible question tant elle heurte les représentations des violences les plus refoulées. Et… l’enfance ? Pendant la guerre ? Après la guerre ? Avant la guerre ? L’enfance c’est le début d’une interaction permanente de l’enfant avec son environnement : famille, école, société… et ses guerres. Une guerre plus longue que les autres ? Des destructions plus spectaculaires ? Des technologies de destructions plus performantes : drones aériens ? Bombes au phosphore ? Bombes à fragmentations ?  Une guerre qui ne tuerait ni femme ni enfant ? Une guerre où les enfants fétichiseraient ensuite ses nouvelles armes comme les drones en 2020 à Bakou (Alecian, 2020) ? En 1918 c’était les avions en France et en Allemagne ! Si d’autres peuples sont concernés, il y a malheureusement une spécificité arménienne… et turque.

Les trois points à suivre tenteront de situer :

  • Dans quel chaos de 130 ans se déroule l’enfance des arméniens : nous ne sommes pas dans une guerre avec début et fin, mais dans une extermination qui a une date de début.
  • Au regard de cette notion, mal cernée le plus souvent, nous verrons ce qui contribue à créer la banalité de son déni (Auron, 2017) qui concerne plus les Arméniens que la banalité de la guerre à laquelle les médias voudraient nous faire croire par leur propre incurie. Par exemple ce silence assourdissant en Septembre 2020 qui nous a laissé sidérés ?
  • Au regard de quelle culture l’enfance des peuples concernés s’épanouira-t-elle ? Ou dans quel silence le piège se refermera-t-il sur elle ?

Pour le psychanalyste les silences constituent un objet de travail au même titre que les mots. Le silence peut être complet en séance mais il peut être dissimulé sous le couvert de banalités. Beaucoup d’Arméniens et Arméniennes ont mené des travaux importants sur ces sujets : les citer m’exposerait à des oublis. Mais relativement au silence sur les crimes de masses commis par les Turcs il faut considérer le virage qui a été opéré grâce au travail de Jean-Marie Carzou (1977). A l’extérieur de l’Arménie et chez des guerriers français existent des sources de réflexions sur l’extermination par les crimes de masses et sa différence avec la Guerre : Georges Clémenceau, René Char, Claude Barrois, ainsi que chez un chercheur israélien Yaïr Auron, qui a dirigé le laboratoire universitaire de Tel Aviv sur les génocides.

Extermination et genèse des silences

D’abord il y a une erreur à inscrire de façon prioritaire le début de la tragédie en 1915. Il faut resituer la persécution des Arméniens dès 1894 en Anatolie jusqu’à aujourd’hui dans le Caucase comme un continuum. Elle vise un effacement de toutes leurs empreintes. Rajouter ces vingt années de crimes de masse apporte un changement important.

Des informations essentielles (Auron, 2017) circulent dès 1895 depuis l’Empire Ottoman vers les chancelleries européennes ainsi que les responsables des communautés juives dans ces pays et les Etats Unis. Et elles sont déjà exposées à l’effacement en 1905, 10 ans avant 1915, et c’est là que se situe l’origine des démentis1 (Freud, 2002), des dénis qui sont la source des comportements journalistiques et politiques contemporains sur ce sujet et aujourd’hui des armes d’extermination.

Les silences s’instaurent sur le sort des Arméniens déjà dans le temps de l’empire ottoman en Europe, en France. « Nos » grandes voix de 1895 se taisent en 1905 : Clémenceau, Jaurès et d’autres quand les Jeunes Turcs prennent en main les affaires de l’Empire Ottoman. Pourtant ils commettront leurs premiers crimes de masse déjà en 1905 et en présence d’officiers allemands.

C’est en fait le début des grandes illusions, celles des idéologies, qui font le creuset des invraisemblables crimes de masses commis au XXe siècle. Au motif de pensées transnationales qui veulent révolutionner le monde, on considère les nouveaux responsables de la gestion de l’Empire comme réformateurs respectueux des individus et des communautés.

Ces crimes de masse commis ont emporté enfants et vieux, hommes et femmes. C’est leur tradition militaire : créer l’effroi2 (Barrois, 1993). Plus encore que des cadavres, les exterminateurs ont voulu dissiper la poussière des corps dans la tourmente. Récemment ils ont lancé la foudre phosphorescente qui brûle le corps encore en vie. Ils brisent les poèmes écrits par les mères sur les stèles surplombant les corps de leurs enfants (Avedikian, 2021). Le crime de masse a été annoncé à chaque fois : Abdul Hamid II (sultan ottoman) en 1894 : « Chassez-les comme des chiens », Ilham Aliyev (président de l’Azerbaïdjan) en 2020 : « Nous vous chasserons comme des chiens ». L’effacement a été opéré aussi par les autorités locales turques.

Faut-il alors considérer cela comme deux guerres ? Trois guerres ? Une guerre ? La première fois, les arméniens auraient été des traîtres. La deuxième fois, ils auraient été des traîtres ! La troisième fois, ils auraient été des traîtres ! En 2022, ils auraient été des terroristes ! Aujourd’hui, ils seraient des éco-terroristes ! Disons qu’il y a erreur à scinder 1894 de 1915 et de 2020. Scinder ces séquences tragiques c’est créer les silences ! Silences, pages blanchies, sur lesquels les exterminateurs écrivent un récit. Il y a erreur à considérer cela comme l’histoire qui se répète. Il y a erreur à considérer cela comme un évènement de la première guerre mondiale.

Chaque évènement de l’extermination des Arméniens a toujours eu lieu quand des évènements tragiques se déroulaient ailleurs. C’est dire là que les auteurs de ces crimes ont une maitrise de haut vol du temps avec une stratégie au long cours. En Artsakh et en République d’Arménie, quand les agressions de l’Azerbaïdjan cessent, c’est que se prépare une agression plus violente encore. Le chef Aliyev l’a crié à haute voix dans ses discours. D’ailleurs les Arméniens, quand ils veulent savoir ce qui les attend, écoutent ses discours. Donc ces auteurs de crimes savent analyser l’approche des conflits paroxystiques étrangers (au Proche Orient ou en Europe) et la préparation des armées impliquées ailleurs leur donne quasiment la date des combats. Et leurs armées turques puis turco azerbaïdjanaises ont commis les crimes de masses. Pour qu’il y ait une telle stratégie, constante, et qui, au grand jour, attaque même les jugements rendus en Turquie et en Allemagne entre 1920 et 1938, il faut une volonté pour l’avenir plus que pour le passé.

Les monuments aux morts en France nous ont été transmis pour signifier : « Plus jamais ça ! ». Mais sur les terres où les corps des Arméniens ont été délaissés sans inhumation c’est un révisionnisme au niveau de l’Etat, ici la Turquie, et l’Azerbaïdjan, qu’il faut comprendre. Il permet de créer une force instituée. Plus forte et plus durable que l’Etat. Celui-ci est dorénavant trop exposé à des changements par des voies diverses des démocraties. Cette force entreprend des manœuvres qui visent un avenir. Effacer d’abord les anciennes avanies les plus pernicieuses de l’armée aux ordres de prédateurs. Des mausolées ont été élevés pour ceux qui ont été condamnés auparavant par les tribunaux turcs. Le président Aliyev reçoit quant à lui en 2012 en grandes pompes l’officier qui a été condamné à perpétuité en 2004 à Budapest pour une décapitation commise pendant un exercice militaire au sein des forces de l’OTAN sur un arménien.

L’Histoire montre donc très simplement que la thèse des Etats contemporains, turcs, azerbaïdjanais et de leurs alliés est de faire basculer ce qui reste des éléments mémoriels dans l’Etat révolu, l’Empire ottoman, l’origine et le déroulement du crime. Cela est écrit et dit très simplement et directement par les deux chefs d’Etat. Thèse qui confine alors la responsabilité des dires aux historiens, qui neutralise ainsi les possibilités des outils parlementaires turcs et de différents pays. Ce sera un silence de plus : politique. La société civile en Turquie en paie aussi le prix fort alors qu’elle fait, pour une partie, un travail mémoriel et démocratique. Au moment où celle-ci tente de renouer avec les minorités, le contre-coup s’abat violemment avec le coup d’Etat avorté en 2016 en Turquie. Depuis, les minorités sont de nouveau l’objet d’une chasse aux sorcières. Puis d’une guerre sans merci.

Il nous faut donc incessamment dénoncer comme le faisaient nos grandes voix de la fin du XIXe siècle, à l’école de Clémenceau et Jean Jaurès et contre leur silence qui a suivi. Or les documents et preuves sont effacés systématiquement et les livres scolaires depuis les années 60 en Turquie et 90 en Azerbaïdjan sont fondés sur des principes révisionnistes. Leurs enfants grandissent avec ces récits falsifiés. J’en ai récemment vu la conséquence chez un interlocuteur azerbaïdjanais dans une réunion que j’animais parce qu’un patronyme arménien (finissant par le suffixe -ian) venait d’être nommé. Si nous cherchons quelle institution traverse le temps de 1894 à 2023 et assure la même orientation exterminatrice il y en a bien une. Cette institution qui opère en 1894, en 1905, en 1915, en 1920, en 2020, 2023 est l’armée turque. C’est cette même armée qui relève la tête après la défaite de 1918, qu’Atatürk restructure, et qui depuis les années 50 provoque des coups d’État en Turquie, et enfin qui est présente à l’Etat major des opérations depuis septembre 2020 en Azerbaïdjan. Le coup d’Etat de 2016 supposément agi par des militaires est à mon sens le signal que c’est bien l’armée turque qui rappelle aux turcs, y compris au président turc Reçep Erdogan qui initialement appelait à la modération envers les minorités du pays, les fondamentaux de la République « militaire » fondée par Atatürk. Il est l’expression d’une veille secrète et permanente pérenne conduite avec une grande intelligence. C’est une « Intelligence » qui ne laisse rien au hasard en Turquie comme à l’étranger grâce à son service unique de renseignements intérieur et extérieur (Colosimo, 2020). Cet organe prépare certes à haute voix l’union des pays turcophones (Chaliand, 2013) dès que sera éliminé l’obstacle arménien, obstacle tant éthique que géographique. Il prépare aussi sa distanciation de l’OTAN en achetant des armes à la Russie, même s’il veut pour l’instant faire croire le contraire. Il provoquera prochainement les ruptures entre l’Europe et la Turquie, entre l’Occident et l’espace turc. Et sur le fond la Turquie est bien libre de ses choix. Qu’elle ait sa « Grande Muette » positionne son armée comme dans la plupart des pays. Mais la duplicité de ses hauts responsables interroge tout de même. Je pense donc que c’est une réelle institution qui assure une opération constante après les crimes de masses de 1894 et la défaite de 1918. D’abord les crimes de masses puis leur effacement puis le démenti (« C’est une catastrophe mais pas un génocide »). Autrement dit : faire taire, effacer, réécrire le récit historique. En conséquence ceux qui en parallèle banalisent ces processus sont malgré eux transformés en drones de guerre, complices.

La psychanalyse nous permet d’observer ces processus autour des auteurs de violences criminelles. Les proches de tueurs, de crimes multiples, de violeurs, familles, professionnels, sont hébétés quand ils comprennent ce qui s’est passé. Je ne traite pas ici tous les turcs de criminels. On sait par exemple que sur le plan culturel c’est un des peuples les plus attachés à la protection de la famille. Mais l’institution, là comme dans d’autres pays est susceptible de générer des crimes de masses, comme le pensait Clémenceau. Pour la Turquie d’aujourd’hui sa propension politique à l’assujettissement pousse au crime sur les récalcitrants. Cette institution a, depuis Atatürk à mon sens, son organe secret d’analyse, de prospection et de projection dans l’avenir. Ses effets sont de plus en plus puissants avec des connexions auprès des grands de ce monde. Yaïr Auron (2017) montre comment au lendemain de chaque élection du président américain depuis trente ans, ceux-là mêmes qui promettaient la reconnaissance du génocide des arméniens se déjugent : il s’opère alors une inversion complète car il y a une menace gravissime qui apparaît quand ils entrent dans le bureau ovale. Quelle menace : militaire. Quelle menace militaire ? Celle de la Turquie qui quitterait l’OTAN. Or on a vu ce que devient cette Turquie : une des grandes armées du monde depuis 13 ans sous la gouverne de son président. Turquie qui veut retrouver son emprise sur les territoires perdus en 1918, et qu’Atatürk négocie avec Staline au détriment déjà des Arméniens. En 1945, elle instrumentalise la diplomatie américaine grâce à la présence militaire des Américains, et de l’OTAN pour marquer une force d’intervention devant le Bloc de l’Est. A la création d’Israël elle reçoit la logistique qui protégera ce pays. En conséquence de son offre elle neutralise l’Occident quand elle place l’Arménie sous blocus depuis 1994. Seul Cuba a connu un blocus plus long.

Dans les miroirs

De cette réalité des crimes de 1894 jusqu’en 1905 et des premiers exodes, il faut comprendre en conséquence l’enfance des Arméniens au regard d’un miroir qui se brise jusqu’à aujourd’hui en 8 millions d’éclats. Chacun de ces éclats porte une capacité de reviviscence. Mais à ce jour le miroir reste brisé, les brisures étant reliées de façon aléatoire. Le traumatisme n’est pas celui d’un champ de bataille mais multiple dans son sens psychologique. C’est dans les miroirs des observateurs constitués par la France d’une part et les juifs de l’Empire ottoman d’autre part que je découvre alors les silences et ce qu’est cette volonté inextinguible des turcs d’en finir avec les Arméniens.

Premier miroir

En 1894 la France est informée de ce qui se déroule en Anatolie. Les crimes de masse sont compris comme tels. En témoignent les lettres de français travaillant dans l’Empire Ottoman. Georges Clemenceau (Brodziak, 2016) est alors confronté à cet impensable, en 1894, pendant que les massacres hamidiens se déroulent. Les informations le laissent saisi par l’effroi. Auparavant il avait eu à observer aux Etats-Unis et dans le cadre des lois constitutionnelles (Les codes noirs) les effets des violences contre la minorité noire. Puis à Paris il est témoin direct des tueries pendant la Commune. Il sera alors le premier à théoriser la violence contre un groupe défini et ciblé (Brodziak, 2016) et la responsabilité de l’Institution dirigeante. À son époque : Washington pour la communauté afro américaine, Paris pour les assassinats de la Commune, Istanbul pour les arméniens les institutions portent la responsabilité directe des massacres. Et il abordera un peu plus tard avec ces étayages la défense du Capitaine Dreyfus. Confronté par ses émotions à son impossibilité d’écrire l’horreur il en fera une mutation dans les discours politiques désignant les responsables des massacres. Avec ses amis il sera à l’origine de la création de la Société des Droits de l’Homme, future Ligue des Droits de l’Homme. En 1900, il fait partie du comité de rédaction de la revue Pro Armenia fondée par Pierre Quillard. À ses côtés siègent Jean Jaurès, Anatole France, Francis de Pressensé et Eugène de Roberty. Jusqu’en 1905 ces grands hommes mèneront une lutte incessante en faveur des arméniens, principalement en dénonçant les crimes commis, mais sans illusion à propos des Etats.

Premiers silences

Mais l’extermination s’est répétée, en évoluant vers pire dans les faits et dans la désignation banale de ces évènements : guerre, guerre civile, combats, générant des démentis et des dénis. Banaliser ! Et ces hommes, Clémenceau, Jaurès, se taisent ! Que se passe-t-il ? 1905 : l’État ottoman vacille et le pouvoir transite vers de nouveaux hommes en Turquie, les Jeunes Turcs. Si, ici, nous tentons de contextualiser ce qui s’anime en Eurasie nous pouvons dire que deux courants de pensées, entre autres, progressent : le réveil des nationalités qui pousse à des renversements des pouvoirs en place et des courants qui promeuvent les peuples comme acteurs politiques et économiques.

Les Jeunes Turcs sont proches voire en première ligne dans ces courants. Les rassemblements de tous ces penseurs introduisent un élément nouveau : la proximité, la solidarité. Les penseurs et politiciens français qui dénonçaient les crimes de masse menés sous la gouverne d’Abdul Hamid, baissent le ton alors que les Jeunes Turcs prennent les manettes de l’exécutif d’abord en 1905 puis le pouvoir pendant la première guerre quand l’Empire ottoman allié de l’Allemagne s’effondre. Les grands discours de ces français s’arrêtent en 1905. La politique française se dessaisit de la question arménienne en continu jusqu’à aujourd’hui. A mon sens c’est l’illusion au sens freudien qui se met en place, sous le jour d’une idéologie. Ceux-là Jeunes Turcs, militants nationalistes et socialistes, seraient plus bienveillants qu’Abdul Hamid. Mon hypothèse est donc que les solidarités dans le creuset des idéologies ont contribué à la production des dénégations (je ne peux pas croire que) puis des dénis (je n’ai pas commis de crime) jusqu’à ce que mettent en place la formation des démentis (il n’y a jamais eu de génocide). Leur trame de tissage est celui des banalités et des assujettissements, en écho à un assujettissement plus ancien, que l’Empire Ottoman qu’Erdogan souhaite réactualiser : la dhimmitude. Si on banalise ou on verse du côté des démentis on cède aux assertions des turcs et on s’assujettit. Leur culture est comme cela au niveau du pouvoir. La France a saisi cet aspect lors du blocage de la procédure d’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. En effet en 2000 la Turquie signait des accords impliquant son ralliement à la Convention des Droits de l’Homme : duplicité certes mais on voit ce qui se dessine. Le dessein d’une alliance à l’Est, turcophone, musulmane. C’est aussi cette même année que le projet du corridor qui traverserait l’Arménie est structuré jusqu’à et y compris dans le bureau du locataire de la Maison Blanche.

Nous démontrons ici que le temps déroulé par les Turcs est à une tout autre échelle que celle des Occidentaux tout affairés qu’ils sont à l’immédiateté. Les responsables élus en Occident sont dans ce deuxième mouvement. Les responsables élus en Turquie sont dans le premier cas. Un seul outil pour que cela tienne :  une entité qui traverse les décennies, les changements politiques par les voies démocratiques, seule l’Armée turque est suffisamment stable pour opérer comme cela. En Europe, nos décisions concernant les Armées ont subi les influences délétères des idéologies du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Nous n’avançons plus certes. Nos frontières sont protégées dit-on par des textes de lois internationales. Mais Turquie et Azerbaïdjan avancent où ils décident et nous sommes sans voix.

Banalités

La banalité du mal est une expression philosophique née des réflexions concernant la Shoah d’Hannah Arendt au décours du procès d’Adolph Eichmann. La banalité du déni est une expression née des études scientifiques historiques et sociologiques concernant les génocides (Auron, 2017). Ce travail incommensurable de Yaïr Auron explore tous les génocides avec une précision d’investigateur et un courage incroyable. Ces banalités sont des drones de guerre neutralisant les pensées et les décisions des soumis. Nous y comprenons une des différences importantes dans ces évènements que sont les crimes de masse d’avec les guerres : plus encore que ce qui frappe l’esprit, c’est ce qui efface de la subjectivité et de la collectivité le crime commis.

Guerres

Le médecin général Claude Barrois (1993) dans son bel ouvrage « Psychanalyse du guerrier », grandement documenté sur les armées et les guerres, écrivait, alors qu’il rentrait en 2000 de la scène de grande désolation de Beyrouth, qu’il faut distinguer ceux qui sont des guerriers de paix de ceux qui sont des guerriers de guerres, à savoir prédateurs et destructeurs. Les premiers veulent aboutir à la Paix. Lisons René Char (1983), le poète et résistant en 1943 dans un acte de guerre qui vise à sauver : « Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser sur la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? »

Concernant les guerriers de guerre, ceux comme les Azerbaïdjanais qui commettent des crimes de masse, qu’est-ce qui marque leurs esprits ? L’Histoire ? Le nombre de morts civils ? De morts militaires ?  Le récit ? Celui qui dit la vérité ? Celui qui tue la vérité ? Ne vous y trompez pas : je parle du récit qui va pénétrer, imprimer le cerveau et l’esprit pendant l’enfance des leurs.

L’enfance, sa temporalité

Pourquoi évoquer cela en faveur des enfants d’Arménie et d’un projet d’enseignement universitaire à leur sujet ? Nous3 allons travailler pour l’enfance, son développement, les interférences avec les cultures et les violences (quelles qu’elles soient), grâce à des confrères pédopsychiatres qui m’accompagnent depuis longtemps dans les travaux menés en France puis en Arménie. Ces confrères suivent avec beaucoup d’attention le projet de l’Université d’Etat de Médecine à Yerevan (YMSU) de créer une chaire de pédopsychiatrie. Si la notion de traumatisme est bien sûr centrale, nous pensons alors qu’il faudra considérer que ce ne seront pas uniquement les enfants malades qui seront concernés par ce futur enseignement mais tous les enfants de la République d’Arménie, voire de la Diaspora, grâce à ses futures recherches sur les traumatismes et la mémoire. Nous penserons aux survivants de tous les crimes de masses.

Paris, le 30 Septembre 2023

  1. Nouvelle traduction du terme allemand employé par Freud : Verleugnung
  2. Claude Barrois décrit, à propos des guerriers turco-mongols : « absolu et terrifiant », « dans l’affrontement sauvage ils sont invaincus », « le massacre des populations est un outil de terreur pour démoraliser les autres peuples ».
  3. L’auteur travaille avec Santé Arménie à la création d’une chaire de pédopsychiatrie en Arménie.