© Héloïse Marichez-Noufal, Egypte 2013 Source D.G.
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L’interprétariat médical et social a fait son apparition en France, soulevant de multiples questions sur la création d’un nouveau métier et sur la formation de ses membres. La place de l’interprétariat dans les institutions hospitalières fait partie de ces nouvelles perspectives professionnelles. La consultation transculturelle de Bordeaux comme tant d’autres n’aurait pu exister sans la présence des interprètes. C’est un chantier à part entière alliant la formation des interprètes, leur place dans différents dispositifs médicaux, psychothérapeutiques, la sensibilisation des professionnels à la coopération de ces nouveaux professionnels, pour qu’ainsi l’accès aux soins des non-francophones soit une réalité.
Le métier d’interprète médical et social est en voie de formation. Sa position est problématique en tant qu’intermédiaire entre deux personnes, de position et de niveau social et culturel parfois radicalement différents.
L’histoire des relations et des rencontres entre des populations éloignées, est ponctuée de la présence d’interprètes : en effet, pas de relations possibles, d’échanges, de négociations et de compréhension sans interprète. La position de l’interprète est ainsi ambiguë et conflictuelle. Comme objet anthropologique, il est révélateur de la société et de l’institution où il s’introduit. Ma réflexion portera sur ce qu’il nous révèle de notre rapport à la langue de l’autre, et par ricochet de notre rapport à l’autre.
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L’hôpital est une institution qui garantit le respect des valeurs de notre République une et indivisible : liberté, égalité, fraternité. Il est en plus le lieu par excellence du soin médical, cure, qui repose sur une clinique dont Foucault nous a révélé la genèse et les tenants. Le corps du malade est un corps sans langue et sans langage. Mais l’hôpital est aussi le lieu du care, du prendre soin, et l’introduction de la langue de l’autre participe de ce soin. La langue parlée et traduite est l’axe qui permet d’analyser l’institution hospitalière, ce qu’elle pense des langues, et donc de l’interprétariat
Les institutions ne pensent pas bien sûr, ce sont les individus qui la composent qui pensent. Or que pensent-ils ?
L’interprète y est appréhendé de différentes façons : d’abord il doit faciliter le soin, ou plus pragmatiquement permettre l’accès au corps du patient, selon une idée simpliste, voire une ignorance de la complexité de la traduction. Rappelons que la langue médicale (je ne parlerai pas ici de la langue administrative) est en elle-même une langue à part. On ne dit « mal au ventre » mais « douleurs abdominales », on ne dit pas « mal à la tête », mais « céphalées », etc. L’interprète en milieu médical est donc dans une position minimale de double traduction.
Cette complexité peut être d’emblée escamotée. Que n’a-t-on entendu de propos de soignant ou d’administratif mettant en déroute sa nécessité : « il n’y a pas de demande… », « tout le monde se débrouille en anglais », ou bien plus précisément : « cet enfant parle parfaitement le français, il traduira pour ses parents ». De plus, il a un coût et on se presse de nous le rappeler à l’heure où le soin ne se mesure, pour certains, que par la dimension financière…
La présence de l’interprète est cependant acceptée, voire même souhaitée par nombre de soignants. Si l’on reprend, à titre d’exemple, l’histoire de l’introduction des interprètes au CHU de Bordeaux, histoire portée par l’association Mana à partir de 20051, leur présence n’a été possible que grâce à la conjonction d’une proposition associative et d’une demande médicale : les étrangers allophones de plus en plus présents dans les consultations précarité ne pouvaient être correctement soignés s’ils n’étaient pas compris. Ainsi, leur présence n’a été possible que grâce à la compréhension d’une administration et le projet de personnels soignants. Pour autant, l’acceptation de l’interprétariat ne repose pas sur un seul fondement. L’un d’entre eux, très important, est la nécessité de la communication selon les critères de qualité, de sécurité, de consentement éclairé, valeurs phares de l’efficacité hospitalière. Ce qui est légitime bien sûr. Cependant, n’en rester qu’à cet habillage, on exclut les questions humaines de la pratique.
Les souhaits d’autres soignants sont plus proches du souci de l’autre, d’humaniser une pratique médicale qui peut écraser le plus petit. Cette approche est conditionnée par une politique actuellement définie par des textes, des chartes2.
Ceci dit, il reste toutefois à savoir comment et à quelles conditions l’interprétariat est possible. Ainsi, la présence des interprètes en milieu médical repose sur une bonne compréhension par les soignants et les administratifs de l’importance de la langue et de sa traduction, mais aussi la mise en œuvre d’un contexte facilitant et optimisant l’interprétariat.
L’hospitalité dans la langue dépend ainsi de contextes, de conceptions de la traduction, qui influencent les interactions dans l’interprétariat, avec ses avatars de hiérarchisation des langues, d’idéalisation de l’autre. Pour analyser cette nouvelle pratique, je propose de la mettre en perspective avec les héritages (parfois insus) venant de notre histoire de la découverte de l’autre.
L’hospitalité est la première condition de l’accueil, dans sa propre langue, de la langue de l’autre, sous-entendu de l’accueil, dans son propre univers, de celui de l’étranger. L’hospitalité dans la langue est une proposition qui vient de Paul Ricœur à partir de sa conception de l’hospitalité langagière.
Pour ce philosophe, traduire relève d’un travail au sens psychanalytique de terme : traduire est comme le travail du souvenir et du deuil, c’est accepter la perte, et renoncer ainsi à un absolu. La tâche du traducteur est donc de trouver des équivalences, « équivalence sans adéquation » (2016 : 10). L’hospitalité langagière suppose l’acceptation de cette dialogique (où existe la contradiction), où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger » (ibid. : 9). La tâche de traduire (au-delà de la contrainte et de l’utilité) s’accompagne du désir de traduire, désir qui est sous-tendu par la curiosité de l’autre. Le traducteur construit ainsi des comparables (ibid. : 44).
Ce texte d’une grande beauté, même s’il traite de la traduction littéraire, s’accompagne d’un optimisme radical de la traduction, qui repose ainsi sur le désir du traducteur. D’ailleurs Ricœur affirme qu’il y a toujours eu, avant les interprètes professionnels, « les voyageurs, les marchands, les ambassadeurs, les espions, ce qui fait beaucoup de bilingues et de polyglottes ! » (Ibid. : 15). Il ne cite donc pas les situations de colonisation, d’esclavage, d’interventions policières, militaires et administratives, toutes situations qui construisent des contraintes extrêmes pour un traducteur. Et si ce texte évoque aussi la provincialisation de la langue maternelle, appelée à se vivre elle-même comme étrangère, elle omet l’écrasement des langues par la domination d’autres.
L’interprétariat en santé est une situation nouvelle à ma connaissance3. Il revient à l’ethnopsychiatrie en France d’avoir mis l’accent sur la nécessaire présence d’un interprète, introduisant une nouvelle subjectivité et un savoir pouvant aider aux soins psychothérapeutiques. Ainsi les praticiens soignant des patients migrants et étrangers sont les initiateurs d’une pratique institutionnelle, qui donnant la parole à l’autre dans sa langue, nous contraint à examiner sa langue dans son rapport à la nôtre, rapport marqué par l’histoire, par des idéologies et des idées. Il nous appartient de provoquer une réflexion centrifuge, qui, naissant dans le soin s’étend à d’autres domaines et fait naître une volonté de construire un monde où le passage des frontières nous enrichit. Le soin prend le risque d’en être profondément modifié.
Pour la mettre en évidence, un détour par plusieurs situations, où l’acte de la traduction évolue dans un contexte spécifique, sera éclairant.
Il existe pour l’interprète une dimension fortement contraignante, invisible mais bien présente : c’est le contexte dans lequel les protagonistes évoluent. C’est pourquoi, la dimension pragmatique est essentielle4. Dans notre histoire coloniale et post-coloniale nous pouvons analyser différents contextes de traduction orale, où la place de l’interprétariat a été fondamentale, mais aussi très problématique.
Lors de la colonisation en Afrique de l’Ouest, le personnage de l’interprète occupait une place prestigieuse et un rôle stratégique ; il était aussi une source de méfiance de la part de l’administration coloniale et des autochtones (Mopoho 2001). Les colons devaient avoir confiance dans les interprètes, et pour cela, il fallait qu’ils manipulent bien la langue, qu’ils connaissent parfaitement le milieu où ils évoluaient, et qu’ils soient suffisamment payés pour être tout à leur fonction. Les interprètes avaient des relations ambivalentes avec les colons : ils étaient les produits de la colonisation et en même temps, les colons avaient peur qu’ils utilisent leur savoir pour remettre en cause la présence coloniale. Ils étaient ainsi l’objet de raillerie et d’humiliation. Du côté des autochtones, les interprètes étaient respectés, admirés mais aussi enviés et jalousés. Ils pouvaient être l’objet de dénonciations.
Comme médiateur, les interprètes devaient ruser dans certaines situations pour assurer la paix sociale et à contrario, peut-on supposer, pour armer un conflit. C’est pourquoi, un interprète africain en période coloniale pouvait exercer une censure dans le but de désamorcer des antagonismes potentiels entre protagonistes.
En d’autres termes, « pendant les premiers contacts entre Européens et Africains, la censure fonctionnait davantage comme stratégie de politesse (elle permettait à l’interprète devenu censeur d’amputer les propos impolis et de sauver ainsi la paix sociale ou la face de son destinataire) et comme stratégie d’impolitesse (la personne dont les propos étaient censurés pouvait se sentir insultée) » (Mboudjeke 2011, p. 6).
Dans le magnifique roman Monnè, outrages et défis, Ahmadou Kourouma relate l’histoire de la conquête du royaume du roi Djigui Keita par les Nazaréens colons. Le tirailleur-interprète africain y joue un rôle capital, parfaitement bilingue, connaissant les rouages des alliances, et usant d’une ruse exceptionnelle. Djigui est roulé dans la farine et le mépris… L’ouverture du roman s’ouvre sur un paragraphe qui résume extraordinairement bien les enjeux de l’interprète : « Un jour le Centenaire demanda au Blanc comment s’entendait en français le mot monnè. « Outrages, défis, mépris, injures, humiliations, colère rageuse, tous ces mots à la fois sans qu’aucun le traduise véritablement », répondit le Toubab qui ajouta : « En vérité, il n’y a pas chez nous, Européens, une parole rendant totalement le monnè malinké. » Parce que leur langue ne possédait pas le mot, le Centenaire en conclut que les Français ne connaissaient pas les monnew. Et l’existence d’un peuple, nazaréen de surcroît, qui n’avait pas vécu et ne connaissait pas tous les outrages, défis et mépris dont lui et son peuple pâtissaient tant, resta pour lui, toute la vie, un émerveillement, les sources et les motifs de graves méditations » (Kourouma 1990 : 9).
Le deuxième exemple, vient de la littérature créole et notamment de Chamoiseau. La diglossie5 noue la relation français/créole dans une relation fortement inégalitaire que l’écrivain va expérimenter dans sa vie et en faire le cœur battant de son œuvre.
Ce n’est pas le bilinguisme ; elle connote plutôt les conflits latents unissant les deux langues, liés notamment aux rapports de pouvoir coloniaux et post-coloniaux. Chamoiseau, décrit parfaitement son parcours linguistique et l’expérience de la diglossie dans ses romans. Nous reprendrons Chemin d’école, qui relate l’expérience de l’apprentissage du français à l’école. C’est l’instituteur qui se fait l’interprète et le traducteur du créole au français :
« - Que voyez-vous là ?
– Un canari !.…
– Mais non, morrbleu, c’est une casserole !
– Quoi, quoi, quoi, un “zombi” ? N’avez-vous jamais entendu parler des elfes, des gnomes, des fées, et feux follets ? ! Epargnez-moi vos “soucougnan et vos cheval-trois-pattes” ! » (1996 : 93)”
Cet apprentissage s’accompagne de coercition physique, puisque chaque dérapage de la langue vers le créole s’accompagne d’une volée de bois vert, soit un cinglant coup de branche de tamarin et le jugement sans appel du maître : « Chaque fois qu’une petite-personne ouvrait la bouche, le Maître croyait entendre (disait-il, consterné) un hurlement de loup… zérro, zérro, zérro ! » (Ibid.). Le parler créole est associé à l’attitude corporelle stigmatisée : « Qu’est-ce-que j’entends, on parle créole ? ! Qu’est-ce que je vois, des gestes-macaques ? ! Où donc vous croyez vous ici ! ? Parlez correctement et comportez-vous de manière civilisée… » (Ibid. : 65).
Le premier interprète du créole est ainsi l’instituteur, rouage indispensable de la République française, fière de son indivision linguistique. Le créole, langue maternelle et culturelle de la petite enfance, devient alors la cible du mépris des piliers institutionnels de la France, soient l’instituteur et le directeur (que pourrait-on deviner de l’attitude du médecin…). La relation entre les langues se modifie : pas de relation horizontale ou d’échanges, mais plutôt une verticalité écrasante pour le créole, qui devient alors un « patois », un parler « petit-nègre », faisant obstruction à l’acquisition du français métropolitain, langue prestigieuse.
Cet apprentissage conflictuel s’accompagne d’une modification intérieure plus profonde pour l’écolier créole : il introduit un travail de sape sur la personne elle-même, influençant la perception qu’elle a d’elle-même et de ses rapports à autrui. L’enfant se trouve ainsi en état « d’insécurité linguistique » déteignant sur son identité culturelle ; sa relation avec l’institution pourra alors être méfiante allant du repli au mutisme. L’irruption du créole, réduit à un stigmate d’ignorance ou bien de sous-culture, est comprise par l’institution comme une manifestation d’anormalité et d’étrangeté6.
Le roman Assommons les pauvres ! représente le troisième exemple : il a été écrit par la romancière Shumona Sinha qui était également interprète à l’OFPRA7. Cette publication lui a valu une éviction de cette institution. En effet, l’écriture de ce roman s’inspire largement de son expérience d’interprète auprès de demandeurs d’asile bengalis.
La romancière est née en Inde, et elle fait partie d’une élite cultivée, qui aime la France et sa culture. C’est une femme qui a choisi la migration, pour se fondre dans une langue. Son roman a été interprété par l’OFPRA comme non respectueux à l’égard des demandeurs d’asile ce qui « convient mal dans une institution qui s’efforce de les traiter avec respect et dignité »8. Ce que l’on peut comprendre à travers les lignes de ce très bon roman, est que l’interprète est à bout d’une relation distordue, où, les uns et les autres jouent des rôles, de demandeurs d’asile imposteurs d’un côté, de fonctionnaires zélés de l’autre. D’un côté, de pauvres hères essaient de faire entrer leur récit dans celui, appauvri et restreint, d’une victime de répression politique. De l’autre, l’officier s’avère être un détecteur de mensonge au service d’une machine étatique qui établit comme critère déterminant la conviction de l’auditeur. L’interprète est témoin de ce montage diabolique.
Ce que décrit Shumona Sinha est sa position d’interprète : se refusant d’être à la botte d’un pays dominateur, « le lèche-botte d’un pays du Nord » (2011 : 23) et témoignant de l’effort du demandeur d’asile d’être convaincant au risque du mensonge ; elle assiste à une incompréhension culturelle et sociale entre les deux protagonistes, ce qui génère chez elle des réactions inappropriées comme le rire, l’évitement du regard pour ne pas être impressionnée.
Sa réaction est violente, portée par un sentiment de trahison de ne pouvoir aider « les hommes de son ancien continent ». Dans le roman, les autres interprètes n’échappent pas à ce dilemme, en choisissant parfois d’aider les requérants, autrement dit de ne pas être « objectifs », ou bien en culpabilisant d’être payés alors que leurs compatriotes souffrent.
Bien sûr, Shumona Shina a la chance d’être romancière. Mais il est évident pour quiconque connaît un peu ce contexte, qu’elle a dû souffrir d’un conflit de loyauté, d’une situation intenable entre, être à la botte d’une politique injuste, et être le témoin de l’humiliation des plus pauvres ; la réaction, si elle n’a pas été un passage à l’acte, a été l’écriture d’un passage à l’acte.
Ces exemples forment l’archéologie de la place de l’interprète dans nos institutions, l’institution étant pensée ici comme une organisation chargée d’instituer les individus, de produire un type social déterminé de subjectivité et de sujet, autrement dit d’identité sociale et culturelle.
Le lien patient migrant-institution reposerait dans l’idéal sur une médiation, où l’interprétariat a une place de choix. La médiation fait partie intégrante de l’acte de l’interprétariat, mais la médiation ne peut reposer sur le seul interprète. Considérer la qualité de la traduction et de la médiation du seul côté de l’interprète conduit à des écueils dont nous donnerons quelques situations extrêmes.
Les relations nouées entre les interprètes et les patients sont en grande partie obscures aux soignants : quels sentiments implicites partagent-ils dont nous sommes exclus ? Traduisent-ils bien, non pas dans le passage des mots, mais dans l’intention qu’y mettent les soignants, et le but qu’ils poursuivent ? En quoi la connaissance par l’interprète de la situation vécue du patient influe-t-elle les réponses et surtout la traduction ? Comment le traducteur agacé ou mal à l’aise donne-t-il une tonalité à l’énoncé qui va influencer la relation ?
L’interprète-médiateur prend aussi le risque d’être empreint d’une conception du rapport à l’autre fortement critiquée en anthropologie, celui d’informateur choisi par l’ethnologue et implicitement chargé de révéler un récit homogène de sa propre culture : Anne Docquet9 analyse en pays Dogon comment, ethnologues et informateurs dogons étaient dans une relation de maîtrise sous-jacente ; les ethnologues recherchaient une homogénéité culturelle face à des interlocuteurs prêts à leur servir stratégiquement une vision idéale de leur société, comme travail rémunérateur dans un contexte de violence coloniale. Le résultat est une construction ethnographique qui élude le contexte d’énonciation et les stratégies des uns et des autres, dont la finalité n’est pas la même.
Enfin, le refus d’utilisation de la langue maternelle peut avoir des vertus : la langue d’accueil permet de dire ce qui ne peut se dire dans sa langue, comme par exemple le sujet de la sexualité ou bien l’expression d’une critique transgressant la religion. Une langue tierce peut s’avérer également décisive lorsque l’expression doit éviter la langue première du fait d’une charge affective traumatique ou bien trop entachée de déplaisir. Elle peut être le signe d’un sens nouveau émergeant d’une situation et s’inscrivant dans la nouvelle langue.
Ainsi, en situation clinique, la conception surinvestie de médiateur culturel ne permet pas une position réflexive sur le dispositif de soin et omet que la compréhension de l’autre repose sur la complexité du rapport à sa propre langue. L’interprète participe au dispositif qui est le médiateur. La médiation repose sur une posture réflexive de l’interprète et du professionnel, sur l’importance du statut accordé à la langue, à la traduction du sens, qui emprunte des chemins complexes et divers. Elle repose également sur différents ingrédients que sont l’alliance thérapeutique, l’explicitation des notions implicites, la mise en question de l’ordre institutionnel, de nos savoirs, et l’évaluation des relations de pouvoir qui agissent à notre insu. Son idéal est la restitution de la plurivocité de la parole.
Les interprètes font face selon les professionnels a une variété de demandes : de celle de « simples » communicants (expliquer comment prendre un traitement) à celle de médiateur « interculturel » (comprendre les éventuels obstacles ou contradiction liés à la différence culturelle). L’accueil des interprètes par les professionnels est ainsi déterminant : l’interprète ne peut pas être relégué en voix off dissimulé derrière le patient, ou bien traité comme un instrument sans être salué, instruit du but de la rencontre et… remercié…
D’ailleurs, ceux qui demandent l’aide d’un interprète ont une conception de leur fonction et de leurs objectifs où la question de l’hospitalité n’est pas absente. Il me semble que cette préoccupation est fondamentale et révèle une contradiction de l’institution républicaine : rigide dans sa perception des étrangers, (voire excluante en se référant à certains discours), et concrètement ouverte dans la pratique des soins quotidiens ; c’est un signe de notre époque marquée par la mondialisation des relations humaines où se côtoient mépris de l’étranger et engagement à ses côtés.
Ainsi, l’hospitalité dans le soin se fait grâce au professionnel qui aura accepté de perdre la maîtrise totale sur la relation, qui aura remis en cause le cadre du face à face, le fameux colloque singulier sur lequel repose les formations. Le dialogue deviendra alors trialogue, ce qui suppose de la part du professionnel un décentrage, posture que l’on n’expérimente pas forcément dans l’exercice du soin, mais dans d’autres situations : le voyage (Mestre 2008), et la confrontation de ce qui n’est pas familier. Ainsi, les professionnels œuvrant pour l’hospitalité dans le soin deviennent des « Tiers-Instruits », terme que j’emprunte à Michel Serres (1992) : de par sa position réflexive, il est conscient de ses propres apprentissages et allie son savoir technique à l’expérience. Il est un métis, qui crée du métissage de savoirs, de pratiques. Il ne renonce pas à influencer l’autre tout en acceptant la surprise et l’étonnement de la découverte d’autrui, de ses pratiques, de sa langue, de son habitus, mais aussi de son parcours, ses douleurs
S’ouvre ainsi une nouvelle ère du soin où les interprètes deviennent des personnages clés, œuvrant à une finalité partagée avec les professionnels, celle d’améliorer la relation entre les patients et les professionnels de la santé pour un soin meilleur.
Il revient à Edouard Glissant, poète et philosophe ayant passé l’épreuve de la domination, de compléter à mon sens l’hospitalité dans la langue, qui concerne tous ceux, interprètes ou non, d’accueillir dans sa langue « l’imaginaire de toutes les langues » qui exclut la hiérarchie des langues, ce qui est bien difficile. Glissant est le philosophe du Tout-Monde, qui, après l’expérience de la cale, ouvre à la créolisation du monde. Le philosophe plaide pour la solidarité de toutes les langues menacées par la convention internationale de l’anglo-américain, y compris les langues françaises et anglaises (2010 : 15). Glissant, martiniquais, connaît l’attitude respectueuse et soumise, et donc bloquée du créole à la langue française. Il plaide pour la sensibilité aux langues, (et non pour l’apprentissage de plusieurs langues), pour parler sa langue de façon ouverte, sans ignorer la présence des autres langues qui peuvent nous influencer.
Nous vivons aujourd’hui le Tout-Monde, revers positif de la mondialisation, où les hommes et les femmes qui migrent, vont connaître le désespoir de la cale, du camp, la dispersion des leurs, l’arrachement à leur terre. Le Tout-Monde est fait de petits mondes concassés, seuls bagages que chacun de nos patients migrants, parfois seuls et orphelins, porte dans sa langue. La psychothérapie transculturelle est le lieu expérimental du Tout-Monde de Glissant, elle apporte matière à éclairer les relations au minimum triadiques dans le soin en général.
Accueillir les migrants allophones dans nos institutions c’est leur offrir l’hospitalité dans la langue comme première reconnaissance. Cette reconnaissance qui commence dans le soin restitue à nos institutions leur fonction hospitalière soucieuse du respect des droits et de la solidarité. L’interprète est alors la personne décisive qui cueille les mots, les tord avec prudence, les apporte au soignant qui saura en reconnaître l’inestimable valeur.
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