Maghreb des Livres, 11 février 2012 Alice Cherki, Maghreb des Livres 2012 Source Autre
Cherki A. Frantz Fanon, portrait. Paris: Seuil; 2000.
Cherki A. La frontière invisible. Violences de l’immigration. Paris: Éditions des crépuscules; 2006.
Deleuze G, Guattari F. Capitalisme et schizophrénie. Paris: Éditions de Minuit; 1972.
Lacan J. L’Envers de la psychanalyse. Paris: Seuil; 1991.
Louatah S. Les sauvages. Paris: Flammarion; 2012.
Mbembe A. Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée. Paris: La Découverte; 2010.
CM : L’œuvre psychiatrique de Fanon a opéré par rupture à l’égard notamment d’une pensée psychiatrique sur l’autre, pour initier et créer autre chose, un autre regard, d’autres pratiques et pensées, et ce, dans la France coloniale, en métropole et dans sa colonie algérienne. En cela elle a été une critique intra-occidentale déterminante, en confrontant cette psychiatrie-là à ses points aveugles et en montrant notamment comment elle était traversée par le racisme d’une époque.
AC : Il faut rappeler que Fanon a toujours fait la différence entre les théories psychiatriques du primitivisme (Carothers, Porot) et la psychothérapie institutionnelle de Tosquelles, Le Guillan, Oury. Fanon est l’héritier de cette dernière conception… et pratique. Le décentrement de Fanon est né, en partie, de cet héritage.
La psychanalyse des années 1950, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est en régression par rapport à l’École viennoise (Otto Fénichel, Maria Langer et d’autres), qui avait entrepris une recherche liant psychanalyse et politique, sans oublier l’influence du Reich viennois. En France et aux USA, triomphent la théorie du Moi autonome et la conception d’une cure intimiste anhistorique centrée sur le conflit œdipien, avec des querelles dans lesquelles même la pulsion de mort n’existerait pas. Ce rappel est utile pour situer le débat contemporain. La quête de Fanon, sur ce qu’il y a avant l’Œdipe, sur les transmissions historiques brisées, sur l’importance du regard porté sur l’autre, ont ouvert la voie à un questionnement très actuel dans la cure même. La conception fanonienne de la folie, qui est d’être propulsé dans l’étrangeté radicale au monde, et le but du soin de remettre l’individu en liens avec les autres sont aujourd’hui partagés par bon nombre de thérapeutes, en Espagne, en Amérique latine, en France aussi, et sans doute en Italie.
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RB : L’œuvre psychiatrique de Fanon est passée sous silence, en rapport aussi avec le fait que les traumatismes après la Deuxième Guerre mondiale n’ont pas fait l’objet de réflexion approfondie en France, contrairement aux travaux des Anglosaxons, ou plus précocement encore du Hongrois Ferenczi, contemporain de Freud, alors peu connu en France. Le silence psychanalytique s’est également installé sur la colonisation. Cette rupture prononcée, on la retrouvera plus tard chez Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, qui citent Fanon sur l’inconscient colonial et affirment qu’on a « vendu » l’Œdipe, la famille bourgeoise et ses valeurs aux colonisés.
AC : En effet, Lacan avait dit qu’il avait eu des analysants venus d’Afrique et je le cite intégralement : « Leur inconscient n’était pas celui de leurs souvenirs d’enfance, cela se juxtaposait seulement, leur enfance était rétroactivement vécue dans nos catégories familiales [françaises]. C’était l’inconscient qu’on leur avait vendu en même temps que les lois de la colonisation » (1991). Guattari était venu chez Tosquelles après Fanon et avait la même ligne de pensée.
RB : Il est intéressant de relever avec Achille Mbembé que Fanon s’est confronté en France par la traversée de trois institutions que sont l’armée, l’université et la santé : en faisant la preuve du nazisme et du colonialisme, en découvrant par sa peau le goût « amer » de la France métropolitaine, Fanon se trouve au cœur de ces « trois cliniques du réel » et y occupe une position privilégiée pour saisir les problèmes et les conflits d’un point de vue épistémologique, clinique et politique.
AC : Ceci n’est pas un hasard s’il a traversé de cette façon ces temps de l’histoire de la moitié du XXe siècle ; Fanon s’est engagé dans chaque situation, se cognant au réel. En ce qui concerne la psychiatrie, il s’est heurté à la psychiatrie classique, puis il a tenté une révolution psychiatrique dans son service à Blida.
RB : Dans Frantz Fanon. Portrait, Fanon se montre « curieux des coutumes, des institutions de la culture et de l’imaginaire en acte » (les articles sur le TAT, sur les attitudes des musulmans par rapport à la folie et la sexualité en constituent les témoignages les plus évidents, ainsi que l’article sur la social-thérapie). De plus, il montre une conception dynamique et mouvante de la culture dans son chapitre sur « culture et racisme ». Ceci pose la question du rapport entre souffrance psychique, contexte culturel et soins dans la pensée de Fanon.
CM : En effet, comment on peut définir le rapport entre souffrance psychique, contexte culturel et soins dans la pensée de Fanon ? À quelle « culture » pense-t-il dans son approche à la maladie mentale ?
AC : Fanon est le premier à écrire comment on passe du racisme biologique au racisme culturel, avant même des anthropologues comme Balandier. Il avait aussi un questionnement par rapport aux pathologies aigues que développaient les hommes et les femmes venant des montagnes, comme par exemple celles du post-partum des femmes et de la nécessité de leur interprétation.
L’entreprise coloniale asservissait la personne dans ses fondements, non seulement politiquement, économiquement, culturellement, mais dans son élaboration subjective. Dans l’asservissement, les traces que l’esprit colonial voulait effacer ne disparaissent pas, elles sont enkystées, momifiées, elles insistent pour « se dire ».
Mais la culture n’est pas la « tradition ». Pour Fanon, la culture est toujours en mouvement, altérée, et retravaillée par le sujet au regard des représentations du monde environnant. Fanon démystifie la notion d’identité, il met l’accent sur le mouvement qui est le contraire de l’assignation que sous-entend l’identité. Fanon n’est pas du tout un culturaliste.
RB : La dimension « magique » serait donc reprise pour se protéger et garder un espace qui résiste au regard du blanc. L’expression symptomatique vers l’irréel n’est pas une caractéristique du « noir », mais est un espace qui résiste au regard du blanc. C’est l’irrationnel tactique. L’invisible, l’irrationnel, le magique ne se définissent que par rapport à un contexte, comme le disait Ernesto de Martino, et si le contexte et celui de la colonie, où, selon Édouard Glissant, il y a une « impossibilité du symbolique », l’imaginaire peut y constituer une ressource de résistance…
AC : C’est la définition de l’imaginaire. Il existe une analogie avec les jeunes en France, qui se fabriquent un monde pour affronter le réel, pour « subjectiver » le monde, comme l’indiquent des expériences cliniques ou encore de nombreux romans (comme Les Sauvages de Sabri Louatah).
CM : On peut se demander quelle est la place de la langue dans l’articulation de la souffrance et de la culture. Fanon travaillait-il avec des interprètes ? On sait bien dans nos pratiques combien la présence des interprètes est fondamentale et combien ils ont eux aussi une conception propre de la culture.
AC : « La place de la langue » est une formule trop vague. Il y a plusieurs façons de considérer la langue par rapport au langage. La langue est intimement liée aux premières perceptions, celles qui s’organiseront en traces mnésiques, ce que fournit la culture « d’origine », et qui doivent être reprises dans des représentations de mots puisés dans le langage, qui est également la culture dans laquelle naît et grandit la sujet. Dans la souffrance psychique, c’est bien cette articulation qui est rompue et qu’il s’agit de renouer pour chaque sujet. Ce manque d’articulation « ça s’entend ».
CM : Cela ne répond pas à la question concrète de la relation thérapeutique quand un patient ne parle pas le français.
AC : À l’époque, les militants parlaient français, et les Algériens des villes aussi. Les infirmiers traduisaient, et Fanon comprenait des mots… De toute façon, toute traduction implique un reste, y compris dans la traduction de Freud de l’allemand au français. C’est ce reste qui insiste qu’il importe d’entendre.
CM : Certains mots ou conceptions posent quand même de vraies questions de traduction. Comment traduire « djinn » ?
AC : Il n’est pas nécessaire de traduire « djinn », mais surtout d’en appréhender la charge mythique et ce qu’elle véhicule du rapport à « l’autre ».
RB : On a dit de Fanon qu’il ne connaissait pas la langue de ses malades, mais c’est équivoque, car la connaissance de la langue ne donne pas en soi la possibilité d’avoir compris ! Il travaillait des « figures culturelles » au-delà de la seule dimension linguistique. C’est l’articulation avec la culture qui l’intéresse, une culture ancrée dans le mouvement de l’histoire et des rapports de force…
RB : Fanon a montré le poids du passé et de l’histoire par une réflexion phénoménologique, avec le projet de le transcender. Comment une psychanalyse s’inspirant de la perspective fanonienne, qui accepte en d’autres termes de se réarticuler sans cesse avec l’Histoire, peut concevoir son rapport avec l’Histoire et sa violence ?
AC : L’histoire d’un sujet baigne dans les représentations de l’Histoire ! On oublie toujours que Freud a martelé qu’il n’y a de psychologie individuelle qu’en tant qu’elle est psychologie sociale ! C’est par le biais des souffrances et des silences, qui sont autant de lourds secrets, que se révèle souvent dans une cure psychanalytique la violence de l’Histoire. On assiste à des pans enkystés de l’histoire parentale, elle-même prise dans la violence des catastrophes de l’Histoire et qui sont autant de traumatismes. Une théorisation de ce traumatisme est à l’œuvre, et j’ai moi-même était amenée à interroger cela pour sortir de la répétition, que ce soit avec les descendants de la Shoah ou des guerres coloniales, ces héritiers du traumatisme sans mots pour le dire.
CM : Ceux-là qui viennent vous trouver connaissent sans doute votre connaissance de la guerre coloniale, vous avez ceci en commun avec eux, et vous allez trouver les mots avec eux. La connaissance du thérapeute des mouvements historiques joue beaucoup dans la compréhension de ces silences.
AC : Je ne sais pas ! Il ne s’agit pas que d’une compréhension rationnelle. Cela étant, tout thérapeute se doit en principe d’avoir « de la culture », des connaissances entre autre de l’Histoire. Rappelez-vous ce que Freud disait, dans l’Analyse profane sur la formation des psychanalystes.
RB : Wajdi Mouawad, le metteur en scène d’Incendies, Littoral, Ciels, etc., pièces tournant autour du nœud de la violence, de l’exil et de la mémoire, est capturé par l’énigme du resurgissement de la mémoire dans l’écoute de l’Autre, (selon ce que lui-même a dit lors d’un entretien). Lorsque vous, Alice Cherki, écrivez sur votre pratique clinique : « Je continue d’être un lieu d’hébergement », on pense justement à cette nécessité de se faire le lieu d’hébergement, de « resurgissement » de mémoires brisées, interdites, rendues indicibles par la loi sociale bien plus que par les lois de l’inconscient, comme l’ont été les mémoires brisées de l’esclavage et de la colonisation. Que font la cure et/ou le soin psychique de ces interdits, de ces fragments, de ces violences ?
AC : J’ai écrit dans un texte récent que Mouawad était le Sophocle du XXIe siècle. Réinscrire le tragique comme condition de l’humain, la pièce Incendies en est l’incarnation. J’insisterai sur la déambulation, pour remonter le cours des mémoires enfouies, ou plutôt brisées. Je n’emploierais pas le mot « interdit » dans ce cas. En effet, la construction de la mémoire, pour la psychanalyste que je suis, est liée aux formations mêmes de l’inconscient. C’est le devenir des traces mnésiques, et surtout leur constitution en « oubli-souvenir » « souvenir-oubli », autrement dit en traces accessibles au refoulement dont l’Autre est le témoin, la voix, et l’oreille qui restituera ou plutôt fera advenir une mémoire pleine. Advenir car parfois elle n’a jamais eu lieu. Ce que propose Mouawad dans Incendies, c’est un voyage vers des fragments incompréhensibles en eux-mêmes, des éléments d’un puzzle qui n’ont de sens qu’à être rassemblés. C’est ainsi que fonctionne la cure, à condition de s’en donner les moyens. Témoin, oreille, voix, peut-être que ce lieu d’hébergement dont je parle est la table où se disposent les pièces du puzzle, une table où il y a un hôte, – au double sens du mot hôte celui qui est accueilli et celui qui reçoit, – et pratique l’hospitalité inconditionnelle de Derrida.
RB : Dans La frontière invisible, vous écrivez Alice Cherki : « Il fut un temps où l’étranger pouvait être une figure de l’ailleurs avec laquelle on pouvait jouer, construire, espérer, lier la pulsion de mort à la vie », comme un écho à l’humanisme révolutionnaire de Fanon. Quels sont actuellement les enjeux autour de la figure de l’étranger (et de sa langue) dans l’espace analytique ? Et ailleurs dans nos sociétés ?
AC : Merci de poser la question de la place de la figure de l’ailleurs dans nos sociétés actuelles ? C’est une question que je me suis constamment posée. Et on ne peut qu’être très sensible à l’évolution de nos sociétés actuelles gérées par le dieu Argent, et sa compagne Spéculation. (L’émergence des golden boys, il y a vingt ans, m’avait beaucoup impressionnée…, je me faisais du mauvais sang pour eux, pour leur devenir humain).
En effet, dans nos sociétés, l’exclusion de l’étranger, c’est le rejet de sa propre étrangeté sur un autre qui encombre et dont on ne veut rien savoir. Il est difficile d’échapper à l’inquiétante étrangeté, à cet étranger en soi dont il faut bien faire quelque chose. Cela étant, d’autres lieux que j’appelle lieux métaphoriseurs sont possibles. Ce sont des lieux de création où on réintroduit l’ailleurs. Cela rejoint une conception du politique que défendent Claude Lefort, Jacques Rancière, Jean Luc Nancy, Alain Badiou. Dans le contexte de nos sociétés que Mbembé (2010) nomme « contre-insurrection » où les inégalités explosent, la figure de l’étranger est une question permanente. Son exclusion amène une nouvelle racialisation de notre société, le retour du religieux intégriste, ou une fiction de l’identité excluant l’autre. Le sujet politique faisant de l’autre un semblable, auquel « on s’identifie et on ne s’identifie pas », rejoint la conception de citoyenneté de Fanon.
CM : Fanon a dégagé le rôle fondamental du regard et de la couleur de la peau dans l’appréhension de l’autre. Cette question n’est-elle pas restée peu traitée dans la psychanalyse ?
AC : Le regard est central dans la conception lacanienne notamment. La constitution du moi se dégage de l’assentiment du regard de l’Autre. Le devenir pulsionnel dépend aussi du regard. La haine, par exemple, est une conséquence de cet appel au regard de l’Autre qui vous rejette.
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