Débat
De la migration des rêves aux rêves de migration
Jean-Claude MÉTRAUX
Jean-Claude Métraux est psychiatre d’enfants et d’adolescents, chargé de cours à l’Université de Lausanne.
Freud S, Die Traumdeutung (1899-1900) (trad. fr.) L’interprétation du rêve. In: Œuvres complètes. Paris: PUF; 2003.
Lkhadir A, Mestre C. Le rêve dans la psychothérapie transculturelle: pour une clinique anthropologique. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2004; 5(1) : 59-68,.
Métraux JC. L’interprète, ce nouvel acteur. Cahiers psychiatriques 2002; 29: 115-135.
Métraux JC. Deuils collectifs et création sociale. Paris: La Dispute; 2004.
Métraux JC. La migration comme métaphore. Paris: La Dispute; 2011.
Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil; 1990.
Schurmans D. L’interprétation transculturelle des rêves. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2003; 4(1) : 21-32.
Said E. (1980) L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris: Seuil; 2005.
Pour citer cet article :
Métraux JC, De la migration des rêves aux rêves de migration. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013, volume 14, n°3, pp. 349-356
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/debats/de-la-migration-des-reves-aux-reves-de-migration/
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Lors du colloque de la revue L’autre à Luxembourg, en décembre 2012, j’avais intitulé ma contribution Des rêves de migration à la migration des rêves. Les organisateurs auraient pu croire que par vulgaire paresse j’avais honteusement plagié le titre donné à ces rencontres, Rêves d’exil, exil des rêves ; pour inscrire dans le programme, qui sait, un nom attractif à mon intervention. Peut-être un peu ! Mais, à ma décharge, l’expression choisie pour héberger nos débats m’avait énormément séduit. Au point de me fourvoyer : j’aurais dû écrire De la migration des rêves aux rêves de migration, erreur aujourd’hui corrigée. Le lecteur en comprendra plus loin les raisons ; qu’il me suffise pour l’instant de noter que si tous les rêves témoignent d’une migration, seule une petite partie d’entre eux traitent de migration.
Migration. Ce mot désigne usuellement, et particulièrement à notre époque, un déplacement spatial assorti d’un passage de frontières, du moins quand il s’agit d’êtres humains. Dans « La migration comme métaphore » (Métraux 2011), j’ai relevé que des déplacements au demeurant microscopiques pouvaient aussi revêtir tous les caractères d’une migration : j’y ai donné l’exemple de ma grand mère qui n’avait bougé que d’une trentaine de kilomètres, d’un village campagnard à ma ville natale, sans jamais parvenir à « s’intégrer » à son nouvel environnement où elle se sentit, soixante ans durant, étrangère. Mais j’y ai surtout montré qu’en sus des migrations spatiales, nous vivons des migrations temporelles : nous sommes tous des migrants, au sens où au cours de nos vies nous changeons plusieurs fois de mondes, ne serait-ce qu’en raison de leurs transformations, aujourd’hui accélérées. La migration des rêves, objet de ces pages, constitue une autre forme encore de migration.
Cela dit, la migration n’est pas l’exil. Celui-ci, tout au plus, représente une migration dotée de traits spécifiques ; que les deux termes soient entendus dans leur acception usuelle ou dans leur sens métaphorique, voire philosophique[ref]Cf. entre autres la revue en ligne, L’exil, création philosophique et politique, lancée il y a peu par Marie-Claire Caloz-Tschopp.[/ref]. La migration, telle que je la comprends, désigne le parcours d’un homme, d’une femme, d’un enfant, d’une famille, d’un rêve aussi, lorsqu’ils changent de monde, passant d’un monde de sens à un autre. Elle implique donc diverses étapes : vivre dans un monde et en être, quitter ce monde, passer d’un monde à l’autre, entrer dans un autre monde, vivre dans cet autre monde, être de cet autre monde (Métraux 2011). Quant à l’exil, il désigne une certaine manière de quitter son monde d’origine, une certaine manière parfois aussi de vivre dans son monde d’accueil, d’en être ou plutôt de ne pas en être. La distinction est subtile, mais pas anodine.
De la migration des rêves…
Le rêve, tout rêve, est en lui-même le témoin d’une migration, d’une double migration en fait, d’un aller et d’un retour : migration du monde de sens que le conscient abrite à celui, davantage hermétique, que tisse l’inconscient, puis retour par bribes de l’inconscient au conscient dans le rêve et le souvenir du rêve. Et souvent nous sommes surpris du résultat – surprise qui dès Sigmund Freud (Freud 1899) a nourri la psychanalyse et les psychanalystes - : ce retour au monde conscient n’est pas un retour, nous ne sommes pas les mêmes dans notre vie « réelle » et dans le souvenir de nos rêves ; nos proches et toutes les personnes qui habitent nos rêves ne sont pas les mêmes dans la vie de tous les jours et la mémoire que nous gardons de nos rêves. Comme le « migrant »[ref]Considérant que nous sommes tous migrants, je place migrants entre guillemets lorsque je parle de « migrants » au sens usuel.[/ref] au sens propre, en chair et en os, qui revient à son pays d’origine et progressivement s’aperçoit que tant lui-même que son monde d’origine ont profondément mué pendant la durée de l’absence.
La migration des rêves constitue une migration qu’à défaut d’autres adjectifs je qualifierais de paroxystique. Le passage d’un monde à l’autre, du conscient à l’inconscient et vice versa, se réalise à une vitesse prodigieuse, flirte – par comparaison avec nos migrations ordinaires – avec la vitesse de la lumière. En sus le migrant, ici la matière du rêve, d’un monde à l’autre se transforme si radicalement qu’il devient souvent impossible de la reconnaître ; au point où l’auteur du rêve ne se reconnaît pas dans son rêve. La rupture sémantique est telle que les passerelles semblent faire défaut. Le passage des frontières entre conscient et inconscient paraît rompre, même dissoudre, tout fil narratif. Au point où même un patient travail d’analyse ne parvient qu’avec peine à raccommoder l’identité narrative du rêve. Si nos migrations ordinaires faisaient de pareils dégâts, nous ne parviendrions même plus à reconnaître nos visages dans le reflet des miroirs. Comme toute situation aux limites, la migration des rêves est dès lors susceptible de nous procurer quelques enseignements sur toute forme de migration.
Il faudrait ajouter – les lecteurs de L’autre le savent bien (Schurmans 2003, Lkhadir & al. 2004, etc.) – que la culture, l’appartenance originaire de l’auteur du rêve, colore ce voyage, le couvre d’un châle de sens. Châle, non manteau ni cuirasse, car ce pardessus s’ouvre au vent du pays d’accueil, aux sens que celui-ci abrite. Mais châle quand même. Toute culture, toute appartenance, donne un sens au rêve, à cet aller et à ce retour : tel, rêver d’un parent mort, d’un parent mort qui nous parle et semble nous inviter à le rejoindre, veut dire… A la présence d’un tel châle de sens, point de mystère : les êtres humains, les communautés humaines, ont toujours cherché à doter de sens ce qui leur échappait, ce que leurs connaissances du moment ne pouvaient saisir. Et à ce jeu nous ne faisons pas exception. D’où d’ailleurs ce colloque et son thème. Les mystères du rêve, que tout dormeur se coltine au réveil, aujourd’hui encore demeurent en partie impénétrables, et longtemps le resteront.
Nous avons cependant davantage tendance à oublier que le « migrant » de Yaoundé ou de Tombouctou, des montagnes tchétchènes ou des plaines mésopotamiennes, des forêts amazoniennes ou du désert libyen, enchevêtré dans ses appartenances plurielles, à sa société d’origine et à sa société d’accueil, voit se métisser le sens qu’il donne à ce double voyage, du conscient à l’inconscient et vice versa. Les fils des châles se mêlent. Châle du sens originaire et châle de sens « dérobé » sur l’étal de la société d’accueil se superposent, se mélangent, se métissent, pour tisser un nouveau châle aux couleurs et motifs inédits.
Quel est dès lors le pouvoir heuristique de cette métaphore de la migration, d’un rêve conçu comme migration métaphorique, pour rendre compte du rêve et analyser le rêve ? Pris en flagrant délit de semi-plagiat, je dois bien avouer ne pas avoir mesuré l’ampleur de la tâche lorsque, en un instant de profonde inconscience, je choisis le thème dont j’allais parler au public des rencontres Rêves d’exil, exil des rêves. Et au moment d’écrire ces lignes, je ne peux qu’esquisser des pistes.
La migration se décline différemment en toute langue, chacune porteuse du sens que ses locuteurs – ceux du moins dont elle est la langue maternelle – donnent aux mots, aux phrases, aux phénomènes, aux mystères de la vie (Métraux 2002). La sémantique de la migration en épouse la grammaire. Ainsi, par exemple, dans la langue serbe, croate, bosniaque ou monténégrine, la déclinaison des noms et adjectifs comporte sept cas : nominatif, vocatif, accusatif, génitif, datif, instrumental, locatif. Je ne choisis pas cette langue au hasard : un bon tiers de mes patients de ces vingt dernières années, tout comme l’une de mes filles, l’ont pour langue maternelle ; et je la baragouine.
Nominatif : qui rêve ?
Le sujet de l’énonciation, le sujet de la migration, le sujet du rêve, acteur et auteur à part entière, de son voyage et de la perception qu’il en a, ne saurait être réduit ni aux interprétations que le filtre interprétatif du psychanalyste viennois ou parisien retient, ni aux associations que le tamis de la culture d’origine laisse affleurer à la conscience de nos patients d’ailleurs. Leur propre cadre interprétatif – leur manière dont ils donnent sens à leurs propres rêves -, fruit d’un constant métissage, nous informe aussi sur leur manière de vivre dans leur monde d’accueil et d’éventuellement en être. Nous avons tout intérêt, pour le bien de nos patients surtout – pour le nôtre c’est une autre histoire – de tenter à le décrypter et nous y ajuster ; afin de progressivement construire avec eux un monde de sens partagé, source d’intégration créatrice (Métraux 2011 : 91-92) à leur nouveau monde, définie par le tissage d’une toile identitaire s’inspirant conjointement des appartenances d’origine et d’accueil. (Ces phrases valent tant pour les rêves nocturnes que pour les rêveries diurnes, utopies comprises.)
Formulé autrement, le sujet de la migration, le sujet du rêve, est – migration oblige – confronté à des pertes et des deuils : des deuils de sens entre autres (Métraux 2004), peut-être du deuil du sens que dans son monde d’antan il donnait à ses rêves. Et le sujet de l’« intervention » thérapeutique, le thérapeute, se voit quant à lui amener à élaborer le deuil de sa propre conception du rêve : migration dans le monde de sens de son patient oblige. De l’élaboration pleine de ces deux deuils dépend la possibilité qu’entre thérapeute et patient se crée un monde commun, terroir d’intégration créatrice. Y parviennent-ils ? Y parvenons-nous ? A chaque thérapeute de se pencher sur ses propres deuils de sens.
Vocatif : qui j’interpelle ? et comment ?
La manière dont j’interpelle l’autre (et ses rêves) dévoile ma considération à son égard, ma reconnaissance aussi des différences et des similitudes qui le distinguent ou le rapprochent de moi.
Dans « La migration comme métaphore » (Métraux 2011), j’ai aussi analysé la tendance ubiquitaire des soignants (à quelques heureuses exceptions près) à concevoir la différence comme un déficit, au mieux un problème, dont l’autre serait porteur. Je m’y suis inspiré du livre d’Edward Said, « L’orientalisme », sous-titré « L’Orient créé par l’Occident ». L’auteur y écrivait : « Ce que je prétends, c’est que l’orientalisme est fondamentalement une doctrine politique imposée à l’Orient parce que celui-ci est plus faible que l’Occident, qui supprimait la différence de l’Occident en la fondant dans sa faiblesse » (Said 2005 : 234). Il ajoutait : « L’Oriental était ainsi relié aux éléments de la société occidentale (les délinquants, les fous, les femmes, les pauvres) qui avaient en commun une identité qu’on peut décrire comme lamentablement autre » (Said 2005 : 237). Phrase que je me suis permis de transformer en : « Le”migrant” est ainsi relié aux éléments de la société occidentale (les délinquants, les fous, les femmes, les pauvres) – aux exclus dit-on aujourd’hui – qui avaient en commun une identité qu’on peut décrire comme lamentablement autre » (Métraux 2011 : 158).
Or, c’est malheureusement en termes de déficits, au mieux de problèmes, que bien souvent « nous » concevons la migration des rêves du « migrant ». Si ceux-ci peinent à migrer, font du surplace, se répètent au détail près, « nous » aurons tendance – pour les cauchemars nocturnes – à en inférer la présence d’une pathologie post-traumatique ou – pour les rêves diurnes – d’un déni sourd aux sirènes de la réalité (tels ces « migrants » qui s’obstinent à vouloir rester sur notre territoire malgré le refus des autorités et le rejet de tous leurs recours ; tels aussi ces parents « migrants » qui voient encore leurs enfants, malgré leurs sempiternels échecs scolaires, devenir médecins ou ingénieurs).
Mais, en définitive, ne serait-ce pas l’usage lui-même du vocatif qui pose question ? Le sens de l’interpellation d’un pair (Marie Rose ! Thierry !) et de celle d’une personne sise en position subalterne (Firmin ! Conchita !) se distinguent profondément. Dans le deuxième cas, il s’agit d’une injonction calquant et réaffirmant l’asymétrie des rapports sociaux entre les protagonistes. Ainsi, en interpellant le patient migrant sur le contenu de ses rêves, ne serais-je pas entrain d’estampiller mon interlocuteur du sceau de sa condition « inférieure », de son statut social mésestimé ? De plus, ne commettrais-je pas un possible délit d’intrusion dans sa sphère sacrée (Métraux 2011 : 181) – définie comme l’univers de paroles dont la divulgation à une personne extérieure à sa propre communauté d’appartenance signifie la trahison des siens ? Et ne reproduirais-je par dès lors la relation d’asymétrie entre inclus et exclus – de domination, voire de colonisation – que notre société secrète ?
Accusatif : quelles scènes je rêve ?
Les scènes que je rêve et les futurs que j’espère ont la faculté de se transformer. Peu ou prou. J’ai déjà évoqué les cauchemars répétitifs des personnes traumatisées : un jour entreprendront-ils peut-être une lente migration vers le rêve. Où mari et père ne seront plus vus sur le marchepied de l’autobus qui jadis les conduisit dans une fosse commune aux environs de Srebrenica ; mais dans une forêt jouant avec des enfants à colin-maillard. Ces transformations/migrations du rêve obéissent à des lois assez mystérieuses. Toutefois, se contenter d’évoquer les vagabondages aléatoires de l’inconscient semble trop réducteur. Je suis par exemple convaincu que le caractère répétitif des cauchemars traumatiques obéit – positivement – à l’impératif de survie qui guide personnes et communautés lorsque des menaces vitales ou identitaires planent sur leurs têtes (Métraux 2004 : 155-158) : entourés de vifs périls, il vaut mieux que les menaces alentours se rappellent répétitivement à notre « bon » souvenir pour maintenir notre état d’alerte et nous enjoindre à fuir au moindre vacillement d’ombres.
Je suis également persuadé, rêves de patients et les miens propres à l’appui, que la migration de nos rêves, leur progressive transformation – lorsque un sentiment de sécurité suffisant lui permet d’advenir -, suit un parcours distinct selon la qualité de l’élaboration de nos deuils de sens : parcours de Maîtrise, de (Dés) équilibre ou de Création (Métraux 2004). Le parcours de Maîtrise correspond à un deuil de sens traversant sa phase initiale du refus, ou embourbé à ce stade : d’un rêve à l’autre, l’évolution de leur contenu tend alors à mimer la tentation de l’auteur du rêve à se débarrasser de sa part mystérieuse ; le rêve semble devenir, à chaque sommeil, plus explicite ; et si l’inconscient du rêveur faillit dans l’accomplissement de cette tâche titanesque, il censure avec célérité l’affleurement du contenu du rêve à la conscience, le plongeant dans l’oubli. Le parcours de (Dés) équilibre traduit un deuil de sens traversant sa phase médiane, dépressive, ou fossilisé à ce stade ; la vie, et bien sûr le rêve, semble n’avoir ni queue, ni tête ; de même la succession des rêves d’une nuit à l’autre ; bribes, émergences hasardeuses d’un inconscient capricieux ; au réveil, les images du rêve paraissent dépourvues de sens ; et la veille ne favorise guère les associations enceintes de sens. Le parcours de Création signe un deuil de sens parvenu à sa phase finale, que j’appelle du souvenir ; entre les rêves se file une identité narrative, dont le rêveur en vielle et en éveil noue les brisures : actionnant son rouet, il relie les miettes du sens parsemé ; et le recrée.
Génitif : rêve de qui ? de quoi ?
Quelles personnes signifiantes, quels objets signifiants, se hasardent à quitter notre monde quotidien pour migrer dans le monde de nos rêves ? Pour que le souvenir de nos rêves remémore leur présence dans nos espaces oniriques, il faut que la douane de l’inconscient laisse passer leurs images et que celle de notre conscient les y accueille pleinement – sinon, nous ne nous en souviendrions point. Il ne s’agit donc pas de simples passagers clandestins que notre conscient aurait refoulés : ils y ont reçu un droit de séjour, tout au moins un visa. S’agissant d’une personne ou d’un objet significatif – pour le sujet du rêve – son accueil dans le rêve remémoré est ainsi en soi rassurant, quel que soit le contenu du rêve.
Certes ce qui, ce quoi, ne ressort pas indemne de cette migration dans l’inconscient. Visages, corps, âges, voix, paroles, habits, attitudes se sont peu ou prou transformés ; quoique souvent nous les reconnaissions, que leur identité ipse (Ricoeur 1990) ait été préservée. Cette migration onirique des êtres et des choses nous ramène une fois encore aux deuils de sens et à la qualité de leur élaboration. S’ils demeurent congelés (dans des conditions objectives ou subjectives d’insécurité maximale), ces êtres et ces choses reviennent comme ils étaient partis sans paraître avoir subi d’altération dans la double migration du rêve (parcours de Survie). S’ils cheminent dans la phase du refus, soit les traits consciemment observés ou pensés de ces êtres ou choses ne semblent faire que s’accuser, soit l’oubli instillé par le déni les rend absolument méconnaissables – l’identité ipse s’est alors perdue – (parcours de Maîtrise). S’ils sont ballottés par les vagues de la phase dépressive, êtres et choses demeurent reconnaissables, mais le lien avec la réalité de l’expérience s’est complètement évanoui, l’image produite par le rêve paraissant par ailleurs bien pâle en comparaison avec la réalité vécue (”Dés” équilibre). S’ils sont parvenus à la phase du souvenir, la création « fantastique » du rêve émerveille le rêveur, tout en l’immergeant parfois dans la perplexité ; il détecte un lien entre la réalité migrée le soir précédent dans l’inconscient et celle revenue le matin au pays d’origine ; mais il y a changement de nature, de couleurs, de qualité ; de plus, la double migration du rêve semble suggérer un rêve de migration vers un avenir imprévisible dont le rêveur serait cependant l’auteur.
Le datif : à qui j’offre mes rêves, les raconte ?
Chez qui est-ce que je permets au récit de mes rêves de migrer ? À quelqu’un susceptible de l’accueillir sans jugement – chacun en a fait l’expérience -, à un interlocuteur en lequel j’ai entièrement confiance. Souvent – dans les (très) bonnes périodes – à notre compagne ou compagnon ; parfois à nos amis les plus loyaux, dont nous savons qu’ils ne colporteront jamais nos paroles ; de temps en temps à un thérapeute dont nos précédents entretiens ont attesté de la compétence à traiter nos associations, nous ont surtout assuré qu’il les accueillera sans rictus, les approuvant comme un témoignage de notre humanité partagée. La narration de nos rêves, à un autrui, constitue à cet égard l’exemple par excellence de paroles précieuses (Métraux 2011 : 191-199). Par opposition aux paroles monnaie, susceptibles d’être échangées avec n’importe qui, ennemis y compris, et ne possédant pas d’autre valeur que leur contenu sémantique, les paroles précieuses sont habitées par la valeur qu’accorde le locuteur à son interlocuteur, au lien les reliant, et valent ainsi bien plus, bien autre chose, que ce qu’elles signifient ; à ce titre elles ne peuvent être données qu’à un « allié », une personne en qui le locuteur a confiance et avec laquelle il souhaite nourrir leur relation.
Que l’un de nos patients nous fasse le don de son rêve (ou d’autres paroles précieuses) – surtout si, « migrant », il sent chaque jour souffler sur son dos les bourrasques de la discrimination et de l’exclusion – démontre d’abord que nous sommes ensemble parvenus à co-construire une relation nourrie de reconnaissance mutuelle, déclinée en approbation, estime, droits et gratitude (Métraux 2011 : 223-226). Le reste en devient presque secondaire.
(A noter que les paroles précieuses se distinguent aussi des paroles sacrées, plus haut entrevues, qui quant à elles ne sauraient quitter notre demeure, notre communauté d’appartenance au sens étroit, et ne sauraient donc même s’offrir à un « allié » étranger à notre maisonnée).
L’instrumental : avec quels instruments ? Avec qui ?
Avec quels instruments théoriques, pratiques ou discursifs vais-je travailler sur le rêve, analyser le rêve ? Avec qui vais-je tenter de l’interpréter ? Ou plutôt, que nous dit cet avec ? En ce point de notre réflexion, les réponses deviennent assez évidentes. La seconde question, d’ailleurs, ne semble d’emblée guère receler de piège. « Avec notre patient, bien entendu », sommes-nous tous tentés de nous écrier. Mais, ajouterai-je, à condition que cet avec ne soit pas purement instrumental, qu’il témoigne à l’inverse d’une véritable réciprocité nourrie de reconnaissance mutuelle. Quant à mes « instruments », fussent-ils pourvus du sceau de l’ethnopsychiatrie – « science », il faut bien l’admettre, comme tant d’autres occidentale -, je me dois de les métisser avec la grille d’interprétation, elle-même métissée, de mes patients.
Le locatif : en quel lieu est-ce que je rêve, et me souviens de mes rêves ?
D’ordinaire nous rêvons – et nous souvenons d’avoir rêvé – dans notre lit, et d’autant plus s’il est confortable ; du moins est-ce le cas pour les rêves qui s’autorisent à muer, migrer. Quant aux espoirs diurnes, ils tendent à choisir pour berceau la tranquillité, la solitude ou la délibération sans contrainte. En résumé, l’apaisement. Idem pour le récit de nos rêves, l’aveu de nos utopies. Paradoxe, la migration des rêves nécessite une couette rituelle, un fauteuil hospitalier. Ainsi, tout ce que nous faisons et ferons dans le champ politique pour assurer un matelas et des draps quotidiens aux « migrants » n’est pas sans incidence sur la migration de leurs rêves. Ainsi, la qualité de notre hospitalité, dans nos lieux thérapeutiques, promeut aussi leur droit au rêve.
Bien sûr, cette grammaire serbe/croate/bosniaque/monténégrine du rêve, assaisonnée à la sauce romande d’un suisse francophone qui cherche à en pénétrer les mystères, n’a qu’une pertinence fort relative. Il faudrait de fait pour chaque patient en inventer une nouvelle, métissée ; grammaire d’une interlangue, tant l’une que l’autre co-créées par patient et thérapeute sur fond de langues maternelles plurielles.
… aux rêves de migration
Rêves de migration. Migrations spatiales hors de territoires où les secondes bégaient les refrains de la survie, d’où le rêve semble s’être exilé, où espoirs et utopies étouffent sous leur linceul. Migrations temporelles aussi (penser et construire pour le futur un monde autre, différent de celui que présentement nous habitons) dans lesquelles je, tu, elle, il, nous vous, elles, ils espèrent un demain détendant quelque peu les nœuds qui aujourd’hui asphyxient le rêve. Dans les pages qui précèdent, j’ai déjà tenté de suggérer que les formes de la migration de nos rêves – aux multiples déterminants – influent sur nos rêves de migration, les laissent s’envoler ou au contraire les clouent au plancher. Soulignons-en quelques aspects.
La survie nue condamne le rêve au cachot. Comment imaginer alors d’autre rêve que l’évasion vers une ancre plus clémente ? Fixé sur les barreaux qui barrent le ciel, ce rêve sans prétention infiniment se ressasse ; jour après jour, nuit après nuit.
Des conditions de vie moins exécrables dégèlent les deuils et affranchissent le rêve. Sa migration, son parcours, dépend dès lors de la qualité d’élaboration des deuils liés aux pertes que dégel et affranchissement par eux-mêmes suscitent. Affranchi, l’esclave se doit d’abord de congédier ses rêves d’esclave ; sinon, même affranchi, il le restera. Selon la phase du deuil alors traversée – phase du refus, phase dépressive ou phase du souvenir – nos rêves de migration se coloreront de Maîtrise, de (Dés) équilibre ou de Création. De Maîtrise : améliorer, avancer, acquérir, gagner, dépasser. De (Dés) équilibre : errer, louvoyer, « procrastiner », se laisser guider, s’abandonner aux caprices de sa bonne ou mauvaise étoile. De Création : créer, imaginer, se penser auteur de son voyage, se servir de son pouvoir dire et de son pouvoir agir, s’abreuver des expériences du passé pour construire un lieu et un temps autres.
Toute thérapie peut elle-même être conçue comme une migration, même une double migration. Une migration temporelle d’abord : le patient, espérant un futur autre, est ainsi habité par un rêve de migration, souvent informulé, voire informulable. Une migration spatiale ensuite : le patient migre dans l’antre du thérapeute – son cabinet de consultation – et le thérapeute migre dans l’univers de son patient. Parviendront-ils à tisser ensemble un commun monde de sens ? De la qualité de l’hospitalité du thérapeute, du sentiment de sécurité que le patient trouve dans le territoire du psy, de la reconnaissance mutuelle qui s’y déploie, dépendent la formulation d’un rêve de migration (thérapeutique), le cheminement vers cette contrée éloignée et la possibilité de jouer avec ses rêves, au fil du temps les transformer.
Ces observations nous mènent aux rêves de migration des thérapeutes. La transculturalité – quelles que soient ses manifestations dans la pratique clinique – constitue en soi un rêve de migration : migration de notre clinique avec des patients « migrants », migration de notre société vers une autre société où l’altérité d’autrui serait pleinement reconnue, où le lien entre soi et l’autre serait transformé en profondeur. Espoir ou utopie, peu importe. Suivant le même raisonnement que tout à l’heure, ce rêve de migration, le nôtre donc, est coloré par la migration de nos propres rêves, nous thérapeutes un jour ou l’autre séduit par la pratique ethnopsychiatrique ; par les deuils – la qualité de leur élaboration – que de sempiternelles épreuves de réalité nous ont imposés. Double réalité en fait : réalité de nos patients d’abord, tous plus ou moins métissés, dont nous ne saurions aujourd’hui réduire les rêves et leur grille interprétative à la sémantique de leur culture d’origine ; réalité sociale et politique de notre propre société ensuite, qui accueille nos patients et nos propositions avec grande suspicion, dédain parfois.
Avons-nous su, savons-nous, saurons-nous migrer, autoriser à nos propres rêves de migrer ? Le destin de notre utopie en dépend.