Rêves et pensées traditionnelles

Rencontre des théories, théorie d'une possible rencontre entre deux mondes

Danièle PIERRE

Danièle PIERRE est psychiatre de formation psychanalytique, auteur d’une thèse de doctorat médicales sur l’interprétation des rêves en ethnopsychiatrie au Centre Chapelle-aux-Champs à Bruxelles.

Pierre D. Zohra, le mauvais œil et la citrouille. Clivage du moi chez l’enfant de migrants. Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie. 1993 ; 20 : 201-230.

Pierre D. Voyager la nuit. L’interprétation des rêves en ethnopsychiatrie. Grenoble. La pensée sauvage (2005).

Pierre D. Karim et son premier « fix ». Un adolescent en mal d’appartenance. L’autre (à paraître)

Pierre D. “Voyager la nuit. L’interprétation des rêves en ethnopsychiatrie“. Grenoble. La pensée sauvage (2005).

Pour citer cet article :

https://revuelautre.com/colloque/intervention-colloque/reves-et-pensees-traditionnelles/

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La rencontre de théories culturelles différentes concernant les rêves nous amène à repenser nos propres théories, en référence à la psychanalyse freudienne. Ainsi, dans l’histoire de Soukaïna – adolescente d’origine marocaine, adoptée à la naissance par un couple belgo-marocain sans enfant – les étiologies traditionnelles, l’interprétation des rêves et toute la vision du monde de la culture traditionnelle marocaine, vont offrir une “matrice de sens” (selon l’expression de MR Moro) pour reconstruire une relation mère-fille plus apaisée.


J’ai déjà présenté un début de réflexion à propos de cette histoire clinique, à Dôle, au mois de mai, sous le titre « apaiser les orages d’une relation mère-fille ». Je vais poursuivre aujourd’hui en allant plus loin, cette fois, du côté de la mère. Cette histoire illustre la remarquable efficacité du discours culturel marocain pour élaborer la problématique personnelle de la mère comme de la fille. Elle montre aussi que notre affiliation théorique à la psychanalyse se trouve bel et bien régénéréepar ce voyage dans une autre « vision du monde » que la nôtre.

Il s’agit d’une jeune fille d’origine marocaine, adoptée à la naissance par un couple belgo-marocain sans enfant. A quatorze ans, cette jeune fille – appelons-la Soukaïna – présente une grande crise de possession par les djinns : elle voit des ombres, des petits hommes noirs qui essayent de l’attraper. Elle est admise à l’hôpital, et, le malentendu culturel aidant, elle reste dans le circuit psychiatrique jusqu’à ses dix-huit ans. Non pas qu’elle apparaisse délirante ou psychotique, mais elle inquiète tout le monde avec un comportement à la fois autodestructeur et transgressif : consommation de drogues et d’alcool, comportement sexuel débridé, automutilations (elle se coupe les poignets et les avant-bras avec un couteau), fugues et tentatives de suicide. Soukaïna entretient avec sa mère adoptive – qui est donc marocaine – une relation passionnelle et orageuse ; elles semblent fonctionner « en miroir » l’une de l’autre et « jouer » à se faire peur mutuellement1. C’est une des raisons pour lesquelles un séjour prolongé au centre pour adolescents paraît salutaire : à titre de séparation physique entre la mère et la fille. Mais bientôt Soukaïna approche de ses dix-huit ans, et elle va  devoir quitter le service… C’est alors qu’elles me sont adressées toutes les deux en consultation « ethnopsy » à Chapelle-aux-champs. La psychologue du centre pour ados les accompagne.

D’emblée, la jeune fille évoque un rêve2, un cauchemar, qu’elle a fait cette nuit-là, à la maison. Dans ce  cauchemar, elle se voit morte dans son lit : elle veut appeler au secours, appeler sa mère3 qui dort à côté d’elle, mais elle constate avec horreur que sa mère est morte, elle aussi !

Selon la conception freudienne, le rêve est une forme de répétition, de remémoration de scènes éventuellementtraumatiques. C’est pourquoi je demande à Soukaïna : quand a-elle eu très peur, en réalité, que sa mère soit morte ? Elle se souvient, en effet, il y a quelques années, une nuit, elle était rentrée très tard à la maison ; elle avait bu, elle sentait l’alcool ; sa mère  qui l’attendait – morte d’inquiétude –  s’était mise en colère et l’avait giflée. Puis elle était tombée à terre, là, dans la salle de bains : pendant un moment, Soukaïna a vraiment cru que sa mère était morte, elle a vraiment cru qu’elle l’avait tuée ! J’évoque alors la frayeur, qui rend vulnérable à l’attaque des djinns4.

Suite à ce premier entretien, la mère emmène Soukaïna chez trois imams, trois fqihs, au Maroc : à chaque fois, la jeune fille entre en transe. Les fqihs disent tous les trois la même chose : elle est habitée par un djinn, un amoureux. Le discours culturel qui fait lien à présent entre la mère et la fille5 donne un sens à la pathologie, qui s’organise tout à coup selon la logique traditionnelle.  Cela permet également à Soukaïna de ne plus rester identifiée à la folie et de reprendre sa place dans la famille, à la maison, de façon plus ou moins tranquille.

Mais en reparlant de la frayeur à la séance suivante – je pense  toujours à ce cauchemar qu’elle a raconté la première fois – je suggère qu’il s’est déjà passé quelque chose avant, avant la scène où elle a cru voir sa mère mourir à ses pieds dans la salle de bains. Je m’appuie toujours sur la conception freudienne, selon laquelle le rêve est aussi une répétition, une remémoration plus lointaine, qui plonge ses racines dans l’infantile. « Oui », répond-elle, « quand j’étais petite, un jour, dans ma chambre, j’ai vu une femme avec un foulard blanc dans le rideau de la fenêtre. Elle me disait de sauter : « viens, tu seras avec moi, ce sera bien ! » Je crois que c’était ma mère (ma mère naturelle) ! » En fait, quand elle a appris par hasard qu’elle avait été adoptée – c’était à l’école primaire, vers sept ou huit ans – la petite fille était fort triste, elle s’isolait dans sa chambre et elle ne disait rien. C‘est alors qu’elle a vu le visage de cette femme voilée qui l’appelait par la fenêtre pour la rejoindre dans la mort.

Le rêve que Soukaïna nous a raconté lors de notre première rencontre, s’éclaire à présent d’un jour nouveau : effondrée quand elle apprend qu’elle n’est pas l’enfant de ses parents –  morte de chagrin, pourrait-on dire –  et incapable d’appeler au secours6 – elle regarde par la fenêtre  mais il n’y a personne ! Personne à qui se confier, personne à qui ressembler, non plus… Personne sinon le fantôme d’une morte : il suffirait de sauter pour la rejoindre ! De même, dans le rêve, quand elle veut appeler sa mère au secours (sa mère adoptive),  voilà qu’elle est morte, elle aussi ! La dimension mélancoliquetransparaît clairement, à la lumière de cette scène du passé. Car le rêve n’est pas seulement remémoration des scènes traumatiques anciennes ; il est aussi l’expression des désirs inconscients qui  sont représentés, symbolisés, par les scènes, par les souvenirs en question7 : désir de tuer la mère, désir de la rejoindre dans la mort, de ne plus faire qu’un avec elle (avec son image, ou son reflet dans la vitre, comme dans le mythe de Narcisse)…

Ici,  je vais enchaîner avec le travail qui s’est poursuivi en même temps et au-delà, du côté de la mère. Voilà en effet qu’ elle aussi, la mère de Soukaïna, nous raconte un cauchemar, qu’elle fait depuis longtemps déjà8, et qui revient la hanter plus souvent ces temps-ci. Elle se voit morte dans son lit, poignardée en plein ventre pendant son sommeil : elle baigne littéralement dans son sang !9J’évoque alors l’idée d’un sacrifice, pour apaiser la situation – sa mère à elle en faisait souvent, dans une sorte de sanctuaire, pour protéger sa famille…

Mais  la mère de Soukaïna continue à avoir peur, elle insiste, elle me téléphone, affolée : elle pense à ce tragique fait divers qui a bouleversé toute la Belgique – une mère de famille a tué ses cinq enfants, en les égorgeant avec un couteau, avant d’essayer de se suicider. Or le mari de cette femme, le père des enfants, est marocain. La mère de Soukaïna pense que ce sont les djinns qui se sont emparés de cette famille. Et moi je pense que si elle m’en parle, c’est qu’elle ressent avec angoisse l’imminence d’un danger pulsionnel qu’il nous faut prendre au sérieux ! Un collègue, à qui je racontais cette histoire, me demandait : mais que faites-vous de la haine (inconsciente) ? Eh bien ! La voici, la haine : à demi-mots, la mère me laisse entendre qu’elle a peur soit que sa fille la tue (comme dans la scène de son rêve), soit qu’elle-même tue sa fille (comme dans l’histoire de cette femme qui a égorgé ses enfants) ! Mais que faire alors ? A la fois pour reconnaître le danger – la haine – et pour y parer en même temps ? J’ai le sentiment que je dois trouver quelque chose pour les protéger toutes les deux. Tant pis si je dois me risquer à sortir de nos modèles d’intervention habituels : il y a urgence à faire quelque chose !

Je leur donne alors à chacune une main de Fatima : Soukaïna la portera autour du cou, à chaque fois qu’elle sortira de la maison, la mère accrochera la sienne au mur dans sa chambre. Ces objets thérapeutiques – ces objets « actifs » selon l’expression de T. Nathan10 – appartenant au monde traditionnel marocain – présentifient et matérialisent, me semble-t-il,toute la vision du monde, tout l’univers de sens traditionnel : en particulier l’interdit du meurtre et la protection divine contre ce qui échappe à la volonté humaine. Ils représentent également le fait que le thérapeute a bien reconnu le danger, mais qu’à lui seul, il ne peut y parer : il faut une référence transcendante. C’est pourquoi je pense que l’objet témoigne en définitive de l’humilité du thérapeute11. Par ailleurs, dans la mesure où la protection de la religion concerne les humains et chasse les mauvais esprits (les djinns, les cheytans), la jeune fille comme sa mère sont implicitement reconnues comme appartenant pleinement à la communauté humaine : elles ne sont pas des démons, elles ne sont pas des monstres, comme elles sont parfois tentées de le penser12. Cette reconnaissance implicite de ma part13constitue certainement un soutien narcissique – alors que l’estime de soi est tellement mise à mal par ces déferlements de haine !

D’ailleurs, à la séance suivante, quelque chose a changé dans le discours de la mère : elle parle d’un ange qui protège Soukaïna. D’abord, quand elle était bébé, elle a failli mourir de mort subite. Elle dormait encore dans la chambre de ses parents, et la mère s’était réveillée tout à coup. « Comme si un ange m’avait réveillée !14 » dit-elle. « Soukaïna était déjà toute bleue ! On l’a vite emmenée à l’hôpital et on l’a réanimée ! »  Et puis la mère raconte aussi : une nuit, Soukaïna a failli se jeter dans le canal, il y a quelques années. C’est un passant, à vélo, qui l’en a empêchée : « arrête tes conneries », lui a-t-il dit. « Puis il a disparu, comme un ange », dit-elle. Voici donc la mère de Soukaïna capable à présent de reconnaître aussi la baraka, la bénédiction dont elles peuvent bénéficier toutes les deux.

Après cet entretien, elles refont un séjour assez long au Maroc, dans la famille de la mère. Avec l’aide d’une de ses sœurs, elle fait venir un fqih pendant 25 jours au chevet de Soukaïna ; il lui  fait prendre du miel et de l’huile d’olive, tout en récitant des prières. Elle a très mal au ventre. Elle doit rester couchée sous un drap étendu au dessus d’elle ; sa mère et sa tante doivent la maintenir quand elle se tord de douleur15. Finalement le djinn est sorti dans les WC. Le fqih a dit que c’était quand elle était petite, à sept-huit ans, qu’elle l’avait attrapé, quand elle était allée pleurer la nuit près d’un étang, quand elle « cherchait sa mère ». Il était venu de l’eau, il devait repartir dans l’eau (dans les WC). Et il a ajouté : ce n’était pas sa mère naturelle qui l’appelait dans la mort – une mère ne peut pas vouloir vraiment la mort de sa fille ! – c’était le djinn, qui prenait l’apparence de sa mère pour essayer de la séduire.

Revenue à la maison après cette thérapie traditionnelle assez éprouvante, Soukaïna se sent mieux : elle entreprend une formation professionnelle, elle sort aussi quelques fois avec ses copines, bref, elle se comporte à nouveau comme n’importe quelle jeune fille de son âge. C’est à présent la mère qui veut partir au Maroc pour se faire elle-même soigner, dans la famille. Chose incroyable, au moment où nous pourrions dire que sa fille s’est fait pour ainsi dire « ré-adopter » par l’ensemble de la famille au pays, la mère retrouve, grâce à une autre sœur, un « frère de lait », c’est-à-dire un enfant que leur mère avait allaité16. Et c’est chez lui que la mère de Soukaïna  veut se rendre pour le rituel.

Mais elle pense que sa fille a trop peur pour la laisser partir : ne risque-t-elle pas de mourir au cours de ce rituel, qui est aussi une sorte d’ordalie, de jugement de Dieu ? Car c’est bien cette question qui la taraude, au fond, depuis toujours : suis-je une bonne ou une mauvaise mère ? Une bonne ou une mauvaise femme ? Une bonne ou une mauvaise fille ?

Elle évoque plusieurs événements troublants qui lui sont arrivés au pays. Un jour, son frère avait refusé de lui prêter sa voiture pour aller faire les courses ; eh ! bien, le jour-même, il a eu un accident ! Son père lui avait dit : « décidément, tu as vraiment le mauvais œil, toi ! » Je prends le parti, quant à moi, d’inverser à nouveau ce regard négatif sur elle-même – en l’occurrence celui que son père lui avait renvoyé : « au contraire », dis-je, « vous avez vraiment la baraka ! » Et j’explique à ma collègue : celui qui a la baraka, c’est comme si Dieu exauçait ses prières sans même qu’il ait à les formuler. Là-dessus, elle ajoute qu’une voisine, après avoir médit sur son compte, avait eu le jour-même un accident : son réchaud lui avait explosé à la figure ! Une autre lui avait fait un affront au mariage de sa fille : eh ! bien deux semaines plus tard, cette fille avait divorcé ! Mais alors, pensons-nous, si ses vœux se réalisent, pas étonnant qu’elle ait si souvent peur pour sa fille, avec qui elle s’affronte parfois si violemment… « Une mère ne peut pas vraiment vouloir la mort de sa fille », avait dit l’imam. Comment désamorcer ce cycle infernal dans lequel Soukaïna et sa mère jouent avec la mort comme pour se montrer l’une à l’autre combien elles sont mauvaises toutes les deux ? Je fais le pari de soutenir encore le narcissisme maternel :  d’accord, elle a la baraka et ses vœux se réalisent ! Mais alors, il y a bien quelque chose de certain : elle n’a jamais vraiment voulu du mal à sa fille – sinon, depuis le temps qu’elle frôle la mort –  depuis qu’elle est bébé ! –  il y a bien longtemps qu’elle ne serait plus là ! 

Ici, quelques éléments de l’histoire de la mère sont nécessaires pour approcher sa problématique personnelle. Toute jeune, à treize ou quatorze ans, elle a perdu sa propre mère et elle a dû s’occuper de ses nombreux petits frères et sœurs ; puis son père s’est remarié avec une fille à peine plus âgée qu’elle et il lui a dit de s’en aller17. Entre-temps, elle avait été victime d’un de ses frères qui avait abusé d’elle, qui l’avait violée. Elle en a gardé un profond dégout pour la sexualité, mais aussi pour elle-même : tout son être en a été gravement affecté. Ainsi, quand elle n’arrivait pas à être enceinte – elle n’avait presque pas de relations sexuelles avec son mari – elle pensait qu’on allait la rejeter, la renvoyer au Maroc parce qu’elle ne remplissait pas son rôle d’épouse18… Pour elle, ce cauchemar où elle se voit poignardée dans son lit, c’est ça. C’est le retour incessant d’une scène traumatique ancienne, qui la poursuit comme une malédiction ; c’est un autodiagnostic, aussi – quelque chose en elle a été tué. Mais il y a plus – c’est une auto-interprétation, par le rêve : il s’agit d’une histoire de djinn (le couteau, le sang, dont les djinns sont particulièrement avides) – et nous ne l’avons pas encore reconnue ! 

Arrivée au Maroc, son « frère de lait » vient donc la chercher à l’aéroport ; à peine a-t-elle le temps de s’installer chez lui, de boire un verre de thé et de faire connaissance avec sa petite famille, voilà qu’un terrible orage éclate ! Il pleut des grêlons gros comme des oranges ; très vite, de nombreux quartiers de la ville sont inondés ! Les gens courent en tous sens dans les rues, les bouches d’égouts débordent. Le plus jeune fils de la maison, un gamin de quatre ans, tombe en essayant de s’enfuir : de justesse, la mère de Soukaïna le rattrape au moment où le courant allait l’emporter ! Elle lui a sauvé la vie ! A ce moment, elle ressent quelque chose d’étrange : elle sent la présence de sa mère, comme si c’était elle, sa mère, qui avait voulu expressément qu’elle vienne au Maroc, juste à ce moment-là,  pendant l’orage, pour sauver ce petit garçon innocent !

De retour en Belgique, elle s’en va consulter un voyant qui lui donne un talisman à mettre sous l’oreiller. En pleine nuit, elle se réveille : elle voit un homme noir qui lui arrache violemment sa couverture, et une femme blanche qui la frappe avec sa babouche. Qui l’aurait  frappée de la sorte par le passé ? « Personne », dit-elle : « mais ma mère, quand elle était malade et qu’elle allait mourir, ma mère m’a fait promettre une seule chose, c’est que je resterais vierge pour le  mariage ! » Elle pleure en évoquant cette promesse qu’elle n’a pas pu tenir : « je l’ai trahie ! » dit-elle. Voici que les choses s’éclairent :  cette part d’elle-même, détruite par le viol alors qu’elle était encore une enfant, c’est quelque chose de sa relation à sa mère – sa loyauté, sa promesse, la fraîcheur de son âge tendre. La femme qui la frappe d’autorité avec sa babouche, cette nuit-là, c’est le reproche qu’elle s’en fait à elle-même ! Alors, là où l’invocation des djinns a pu déployer tant d’effets libératoires du côté de Soukaïna, il est temps de restaurer à présent, l’honneur, le narcissisme de sa mère : « ce n’était peut-être pas un humain  qui l’avait forcée à trahir sa propre mère, c’était un djinn ! » lui dis-je. Dans ce cas, elle n’aurait pas été réellement atteinte, dans sa pureté de jeune fille, dans son honneur ;  elle n’a pas réellement « trahi » sa mère !

Alors, quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette histoire clinique ?

Tout d’abord, le fait d’entrer dans la logique, dans la vision du monde traditionnelle marocaine19, ne nous éloigne pas du tout de nos références psychanalytiques : tout au long de notre cheminement avec Soukaïna et sa mère, dans l’analyse des rêves, mais aussi dans la prescription de rituels et même dans l’utilisation d’objets thérapeutiques, les conceptions freudiennes restent pertinentes et fécondes, elles nous guident avec finesse et précision ; elles  sont même « redynamisées », en quelque sorte20. Ensuite, pour aller plus loin, d’un point de vue métapsychologique, nous reconnaissons des éléments, on pourrait dire « primaires » – la haine, la perte, le deuil, les blessures narcissiques ; mais nous voyons que c’est leur élaboration « secondaire »21 par les éléments culturels qui les transforme en langage. Et ce quelle que soit la culture : quelles que soient la vision du monde et les logiques thérapeutiques qui s’y réfèrent – quelle que soit « la langue », pourrait-on dire en termes lacaniens. Le rêve, la vision, le symptôme sont organisés, structurés par la logique et les représentations de l’univers culturel. Et dans un même mouvement d’ordonnancement logique, ce qui estauto-interprétation, en même temps, s’adresse à « l’Autre », le « supposé savoir », dans ce qu’on appelle le transfert.

  1. Le père, lui, reste définitivement en retrait, malgré les nombreuses tentatives des psychiatres pour le mobiliser.
  2. Dans la conception traditionnelle marocaine, le rêve est comme un voyage dans l’autre monde ou comme un message de l’au-delà, une sorte d’espace de voyance ; on peut y voir le djinn qui menace le rêveur, le saint qui le protège de sa baraka ou encore les morts qui pourraient l’emmener avec eux dans l’autre monde. Donc, en même temps que nous parlons des rêves, c’est toute une vision du monde qui se déploie, c’est tout un univers de sens qui est convoqué là, en séance. Le message contenu dans le rêve ne s’adresse pas au rêveur tout seul, il concerne aussi la famille dans son ensemble, les proches, le groupe d’appartenance. Il est donc habituel de parler de ses rêves en famille.
  3. Sa mère adoptive : quand je ne précise pas, je veux dire « la mère adoptive ».
  4. Etiologie traditionnelle bien connue en ethnopsy, et qui n’est pas sans rappeler l’étiologie traumatique des névroses chez Freud…
  5. Ce discours fait lien et fait tiers en même temps (on aurait essayé en vain de les séparer autrement !), on pourrait l’appeler le « berceau culturel » qui permet l’établissement et le développement d’une relation mère-enfant plus apaisée. Notons également qu’au fond c’est la toute première fois que la mère cesse enfin d’être implicitement disqualifiée par la culture de ses thérapeutes !
  6. On peut imaginer qu’elle devait détester sa mère adoptive, peut-être elle aurait préféré que ce soit elle, qui soit morte, plutôt que sa mère naturelle (la mère naturelle, on peut toujours l’idéaliser, évidemment) !
  7. Peut-être même le souvenir est-il traumatique parce que s’y rattache un désir inconscient…
  8. Depuis quatre ans, dit-elle dans un premier temps, c’est-à-dire depuis la première hospitalisation de sa fille. Plus tard, cependant, elle dira que ces cauchemars avaient commencé quelques années avant son adoption, quand un gynécologue lui a dit qu’il y avait quelque chose en elle qui « tuait » le sperme et l’empêchait d’être enceinte…
  9. Notons également que lors de notre première rencontre, elle avait évoqué le fait que Soukaïna, à l’âge de sept ou huit ans, se serait fait attaquer dans une plaine de jeux, par un homme avec un couteau… Figure du djinn, sans doute  –  le djinn est souvent représenté comme un personnage armé d’un couteau – à l’âge auquel la petite fille était si triste d’apprendre qu’elle avait été adoptée ; figuration aussi d’un lien très fort entre la mère et la fille, comme si quelque chose d’un implacable destin devait se répéter de l’une à l’autre…
  10. Pour lui, l’objet utilisé dans les thérapies traditionnelles transfère son poids de réalité aux éléments psychiques – par nature évanescents – qui s’y trouvent mobilisés (Nathan : 1991).
  11. Et certainement pas – comme on pourrait l’imaginer a priori –  de sa toute-puissance magique !
  12. Quand Soukaïna est en transe, à la maison, sa mère a l’impression que sa peau se couvre d’écailles et que ses yeux sont comme des yeux de serpent ; mais à d’autres moments, c’est la mère qui a ces yeux là et sa fille la prend alors en photos pour qu’elle puisse aussi les voir !
  13. Exprimée  de manière culturellement conforme, à travers la main de Fatima.
  14. L’analogie est frappante, ici aussi, entre cette scène ancienne – Soukaïna bébé a failli mourir pendant le sommeil de sa mère –  et celle du rêve inaugural de notre thérapie ethnopsy !
  15. Les émotions, l’amour, la haine ou encore la régression trouvent ici à s’exprimer – de façon contrôlée, certes, mais tout de même avec beaucoup de liberté ! – dans ce terrible corps à corps mère-fille durant plus de trois semaines !
  16. Le lien qui se crée ainsi entre frères et sœurs « de lait » ou « de sein » est considéré comme tellement fort (comparable à un lien de sang) qu’un mariage serait impensable entre eux.
  17. C’est ainsi qu’elle avait décidé de partir à l’étranger, et de se marier avec un homme rencontré par correspondance.
  18. Dans la conception traditionnelle, il n’est pas rare de le penser : une femme qui ne remplit pas son devoir conjugal, est sans doute habitée par un djinn, ce qu’on appelle un « mari de nuit ».
  19. Bien sûr, tous ces éléments culturels porteurs de sens étaient sans doute présents depuis toujours dans leur histoire ; mes interventions leur ont seulement redonné  consistance, elles les ont rendues  « efficaces », dirions-nous, au sens de l’ « efficacité symbolique », pour élaborer leur problématique à toutes les deux. Il aura suffi pour cela, d’évoquer les rêves : à travers eux, c’est toute la vision du monde, toute la cohérence de l’univers traditionnel marocain qui aura pu se déployer de séance en séance…
  20. On aurait envie, par exemple, d’approfondir la question de la répétition, dans les rêves traumatiques – ce sur quoi Freud a construit sa théorie de la pulsion de mort – en relation avec la dimension du deuil, de la recherche inlassable de l’objet perdu. Ainsi, cet auto-reproche permanent que la mère de Soukaïna s’adresse à elle-même, n’est-ce pas l’ultime moyen qu’elle aurait trouvé de continuer à faire vivre en elle le souvenir ou la présence de sa propre mère, trop tôt disparue.
  21. c’est-à-dire relevant du processus secondaire.