Fabrication de nouveaux modèles identificatoires dans la procréation médicalement assistée

et

Dominique LAUFER

Dominique Laufer est médecin spécialiste FMH en psychiatrie / psychothérapie d'enfants et d'adolescents, responsable de la recherche intitulée « Les représentations et les significations développées par les parents au sujet des zygotes "cryoconservés" », dirigée par les Professeurs François Ansermet et Marc Germond dans le cadre de la Fondation FABER (Lausanne).

Véronique MAURON

Véronique Mauron est titulaire d'un PhD, historienne de l'art. Elle participe à la recherche « Les représentations et les significations développées par les parents au sujet des zygotes "cryoconservés" ». Elle est collaboratrice scientifique à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL).

F. Ansermet, M. Germond, V. Mauron, M. André, F. Cascino, Clinique de la procréation et mystère de l’incarnation. L’ombre du Futur, Paris : PUF, 2007

Pour citer cet article :

https://revuelautre.com/colloque/intervention-colloque/fabrication-de-nouveaux-modeles-identificatoires-dans-la-procreation-medicalement-assistee/

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Dans le cadre d’une recherche située au confluent de l’anthropologie et de la médecine, la question du destin des embryons (zygotes) cryoconservés surnuméraires résultant des traitements de fécondation in vitro nous a conduits à étudier la singularité de la filiation biologique dans le contexte de la procréation médicalement assistée ainsi que l’impact de cette technologie sur les individus et les familles.

De l’analyse des représentations des parents, il ressort que l’intervention des techniques ainsi que l’intromission d’un tiers dans la conception de l’enfant créent une rupture dans les processus d’identification et imposent l’invention de nouveaux modèles identificatoires. La fabrication de ces nouveaux modèles implique le recours à des modèles préexistants et l’adoption s’invite comme un des modèles possibles. Nous interrogeons l’irruption de ce modèle dans la filiation biologique, et ses effets dans la recomposition des supports identificatoires des couples dont un ou plusieurs enfants sont nés par procréation médicalement assistée ou qui possèdent des embryons (zygotes) cryoconservés.


La Procréation Médicalement Assistée (PMA) engendre une nouvelle forme de parentalité : nous allons explorer comment émerge un nouveau modèle de filiation.

1. Le décor : procréation médicalement assistée, fécondation in vitro, cryoconservation, décongélation

Deux mots de technique pour planter le décor et savoir de quoi l’on parle : la fécondation in vitro (FIV) consiste en la mise en contact des ovocytes (dont la production aura été stimulée par traitement hormonal), et des spermatozoïdes. La fécondation ainsi obtenue des ovocytes donne naissance aux « zygotes », stade précédant le stade de l’embryon.  Un ou deux zygotes, devenus embryons,  sont alors transférés dans l’utérus pour donner une grossesse. Les zygotes « surnuméraires » sont cryoconservés. A noter que la législation suisse n’autorise que la cryoconservation des zygotes, et non celle des embryons ; cette conservation n’est autorisée que pour une durée de cinq ans.

2. La recherche

Notre étude s’inscrit dans une ligne de recherche menée conjointement par les professeurs François Ansermet (pédopsychiatre, psychanalyste) et Marc Germond (gynécologue spécialiste en médecine reproductive), recherche résumée dans deux ouvrages, le premier  sur le vécu de la parentalité et l’investissement de l’enfant né d’une FIV (C. Mejia Quijano, M. Germond, F. Ansermet, Parentalité stérile et procréation médicalement assistée : le dégel du devenir, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2006) ; le second sur les images fabriquées dans un laboratoire de biologie de la reproduction (F. Ansermet, M. Germond, V. Mauron, M. André, F. Cascino, Clinique de la procréation et mystère de l’incarnation. L’Ombre du futur, Paris, PUF, 2007).
Ce travail s’inscrit aussi dans l’actualité : nous avons commencé cette étude en 2006, soit 5 ans après l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la procréation médicalement assistée (LPMA) : pour la première fois, les couples étaient confrontés à la décision, transfert ou destruction des zygotes cryoconservés, qui s’imposait au terme du délai de conservation (le don pour la recherche ou pour la procréation chez autrui est illégal en Suisse). Nous avons rencontré les couples un an avant la fin du délai, c’est-à-dire peu avant la décision à prendre. Aujourd’hui, en 2011, une consultation en vue de la révision de la loi sur le Diagnostic Préimplantatoire (aujourd’hui interdit en Suisse) est en cours ; si la révision est acceptée, elle impliquera des modifications  importantes concernant la PMA, notamment la légalisation de la cryoconservation des embryons et la prolongation du délai de conservation sur simple demande des couples.

Nous avons rencontré neuf couples détenteurs de zygotes cryoconservés, au cours de  deux entretiens : un  premier entretien, libre, consistait à échanger autour de la décision concernant les zygotes cryoconservés et la PMA en général ; un second entretien, semi-structuré,  s’associait à une présentation  d’images provenant de l’art contemporain, évocatrices tant de l’aspect concret de la cryoconservation que de l’aspect symbolique des origines pour susciter une prise de parole libre et non dirigée. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits verbatim. Nous avons procédé ensuite à l’analyse des champs sémantiques, analyse par couple et analyse transversale.

3. Les objets nouvellement créés par la PMA. Les nouveaux modèles

La PMA crée un objet nouveau, le zygote, qui acquiert une identité complexe, variable, plastique, que les couples vont construire comme ils peuvent. Voici quelques tentatives de définitions recueillies dans le discours des couples : « nos petites cellules, c’est nos petites cellules… je leur parlais déjà… ils existent, non ils existent » ; « c’est ma chair et mon sang qui sont là ». Parfois c’est plus flou, difficile à cerner : « c’est inclassable, c’est vraiment heu dans les les limbes », ou « une zone de – de limbes un peu de… d’entre-deux, entre-deux mondes et qui peut être un peu, un peu angoissant » ; « je me sentais maman dès qu’on m’a mis, transféré des petits embryons » : ici la mère fait le lien entre incorporation, incarnation et devenir mère. Le devenir mère survient au moment de l’incorporation, de l’arrivée des embryons dans l’utérus : la PMA brouille la notion du temps.
Ces zygotes ont des caractéristiques particulières, ils nous regardent : « il y a peut-être des êtres ou… un embryon d’être… qui nous regarde » ; « l’impression d’être observé… d’être… regardé par –par ces ces êtres ou ces non-êtres ». Les zygotes ont un pouvoir , ils fécondent : « il y avait un couple, qui a fait le prélèvement des embryons… ils ont été eux aussi  fécondés ». Les zygotes s’accrochent : « il y a un truc bizarre qui se passe – pis en fait non, c’était pas un truc bizarre, c’est que ça s’accrochait ». Ce sont de petites créatures, on leur prête toutes sortes d’intentions, de pouvoir, ils vous parlent, vous font des reproches.

Ce nouvel objet  a une existence, il peut vivre ou mourir, et c’est aux couples de décider de la vie ou de la mort du zygote. « C’est la notion de destruction moi qui me dérange… si on me dit, soit vous les détruisez après cinq ans, soit vous les donnez à la science pour la recherche, pour moi c’est/ c’est moins pire » ; « … on les prend, on les met à la poubelle… » ; « il était conservé pas, il était pas mort, on l’a pas tué – il est pas mort – non ? Il est pas mort » ; « on a le droit de vie ou de mort – on est en train de dire ça ».
« C’est lourd un zygote » (Alfred Senn, biologiste en PMA) : les zygotes sont immensément encombrants.

4. La présence du zygote dans la famille. Un modèle apparaît : l’adoption.

a) Abandon et récupération

La technologie de la FIV va rendre indispensable le fait de penser cette nouvelle forme de conception, d’essayer de se rattacher à des modèles de filiation connus : les couples vont recourir au modèle existant de l’adoption ; la comparaison avec l’adoption s’impose de manière claire, consciente : « à partir de là on s’est dit, on va adopter » ; « on avait commencé les démarches pour l’adoption…on avait vraiment attaqué les deux possibilités en même temps ». Dans le modèle de l’adoption, il faut que des parents abandonnent un enfant pour qu’ensuite  d’autres viennent le récupérer ; de la même façon il faut dans un premier temps que les parents abandonnent leur zygote au congélateur, le laissent, le délaissent …pour ensuite venir le rechercher. Les couples établissent un parallèle, une comparaison avec l’adoption : des parents qui abandonnent, d’autres qui récupèrent ; ici ce sont les mêmes qui abandonnent et récupèrent, mais on ne récupère pas tous les zygotes, ceux qui restent sont  les surnuméraires. A l’orphelinat aussi, les enfants qui ne sont pas élus deviennent surnuméraires. A l’orphelinat, les enfants surnuméraires, dans le congélateur, les zygotes surnuméraires : la double problématique de l’abandon et de la récupération est commune à l’adoption et à la  possession de zygotes. Comme les enfants de l’orphelinat, les zygotes attendent les parents. Dans les deux cas,  adoption et possession de zygotes, il y aura une trace laissée, de la parenté d’origine chez les adoptés, du passage dans l’entre-deux de la congélation chez les zygotes.

Il y a toutefois une gradation, introduite par les parents : les zygotes, ce sont les nôtres, nous les avons voulus, nous les avons fabriqués : nous n’allons pas pouvoir les oublier une fois notre enfant  arrivé, d’ailleurs les zygotes nous rappellent, ils nous attendent, ils peuvent nous adresser des reproches : « pendant toutes ces années tu m’as laissé au froid, au congelé, t’as  aimé Marie, tu l’as élevée et pis on était là congelés avec des autres et pis …si tu n’avais pas voulu de nous ». Car les zygotes sont nos enfants presqu’au même titre que Marie, Charlotte, Pierre ou Paul : « des petits embryons qui étaient là, qui nous attendaient… C’est mes enfants » ; « c’est les petits frères, petites sœurs de Charlotte ». Nous voyons que ce modèle de l’adoption, bien pratique car familier, est entaché de paradoxes, et va se révéler insuffisant, il va falloir inventer un autre modèle.

b) Comparaison avec l’adoption. Un modèle pas suffisant.

L’adoption est insérée assez naturellement dans le processus de la PMA. C’est un des moyens d’avoir un enfant et les parents qui ont recours à la PMA ont tous évalué la question de l’adoption. Un couple dit : « L’adoption était d’actualité aussi. » On pense à adopter, mais la plupart des parents n’entreprennent pas les démarches. L’adoption ne sera envisagée, si elle l’est, – car certains parents s’y refusent – qu’au terme des échecs de la PMA.

Toutefois un couple procède d’une autre manière et entreprend les démarches pour adopter un enfant en même temps que la femme suit les traitements de la FIV. Madame dit : « Pour Charlotte on a fait les démarches ».  Cette phrase recèle une grande ambiguïté : Charlotte est la fille née par FIV. Or le terme de démarches s’applique aux démarches pour l’adoption. Cela sous-entend-il que Charlotte est perçue comme une enfant adoptée ? On a fait les démarches d’adoption pour elle.

Avec la PMA, on rencontre des cristallisations de sens, des inversions et des paradoxes. La PMA redistribue les cartes de la filiation. Ici on est face à un paradoxe que l’on pourrait énoncer comme suit : « Charlotte serait conçue par adoption ».

L’adoption s’invite comme modèle connu, familier pour une filiation. Or Charlotte est née par PMA alors que le couple faisait les démarches pour l’adoption. Il y a donc une superposition de deux manières d’avoir un enfant : l’adoption et la FIV. L’enfant qui résulte de la FIV, porte les traces de sa conception, c’est-à-dire aussi des démarches pour l’adoption effectuée par ses parents. Elle est perçue comme une enfant biologique du couple mais aussi comme une enfant adoptée. L’adoption vient ici comme une surimpression.

L’identité des enfants issus de la PMA est complexe car elle est façonnée dès le départ et bien avant la naissance par les différents processus (médicaux et sociaux) qui ont présidé à sa venue au monde. L’adoption et la PMA sont parallèles et partagent un temps commun, celui de la pré-conception de l’enfant. Dans l’esprit des parents, Charlotte pourrait être adoptée puisque les démarches ont été entreprises. On glisse facilement de l’enfant née par PMA à l’enfant adoptée, ces deux modèles se superposant, s’imbriquant et créant un modèle inédit de filiation.

Madame dit encore : « On se préparait gentiment à accueillir un enfant qui a besoin de parents et pis voilà on a eu la surprise. » L’adoption est identifiée à l’accueil d’un enfant qui a besoin de parents. On se situe du côté de l’enfant pour dire que les parents lui sont nécessaires. N’est pas exprimé ici le désir d’enfants des parents mais le désir de parents des enfants. On pourrait parler ici d’une inversion.

Un autre couple envisage l’adoption et Madame dit ceci : « c’est comme si on avait adopté Marie, c’est notre enfant ». Marie est une enfant née par PMA, mais elle est aussi vue un peu comme une enfant adoptée. S’ajoute un élément supplémentaire : un enfant adopté est le véritable enfant du couple. S’il y a un doute sur l’enfant né par FIV, il semble ne pas y en avoir pour l’adoption (c’est notre enfant). Madame, demandera un test ADN pour être certaine que Marie est bien sa fille. Il n’y aurait toutefois pas de doute sur l’enfant adoptée. On sait qui elle est et d’où elle vient. On se retrouve à nouveau face à un paradoxe : La PMA, dans son processus médical et biologique certifie la filiation biologique. Les médecins et les biologistes restituent à chaque couple leurs gamètes transformés en embryons. Mais, face à cette certitude, se creuse pourtant une incertitude quant à l’origine de l’enfant. L’adoption paraît alors plus sûre, plus certaine à authentifier la filiation, alors que la PMA, qui dans son processus est la preuve même de la filiation biologique, engendre le doute.

5. Recherche d’un modèle de filiation. Création d’un nouvel arbre généalogique qui se superpose au modèle traditionnel

Accueillir un nouvel enfant dans une famille remodèle l’arbre généalogique. Une case s’ajoute, en dessous et à côté des autres cases. Cette case nouvelle permettra la continuité de la famille. Cet arbre généalogique traditionnel vaut pour les parents qui ont recours à la PMA. On l’a vu, le modèle de l’adoption intervient comme un des moyens de construire la filiation chez des couples qui ont recours à la PMA. Mais ce modèle n’est pas suffisant et les couples vont devoir imaginer d’autres moyens pour exprimer la filiation. Nous avons remarqué qu’entrent en ligne de compte pour constituer ce nouveau modèle, les différents acteurs, moment, lieux, agents qui président à la venue d’un enfant par FIV. Aussi se superpose à l’arbre généalogique traditionnel un nouvel arbre où apparaissent des multiples actants de la PMA. Ce nouvel arbre que les parents construisent peu à peu est constitué par trois tiers qui président à la naissance de l’enfant et qui brisent l’intimité de la relation du couple.

Trois tiers : tiers-personnes ; tiers-abstraits, tiers-lieux.
Des relations transversales entre ces trois groupes de tiers : les différentes couleurs.

6. Conclusion

La PMA introduit des bouleversements inattendus et oblige à créer de nouveaux modèles identificatoires. Elle donne naissance à des “effets collatéraux“ imprévus des médecins, des biologistes, du législateur, de la société, des couples, qu’on aurait tort d’ignorer tant ils sont porteurs de nouveaux concepts et d’une nouvelle clinique qu’il va falloir mieux comprendre.