Destins de l’abandon
Publié dans : Filiations, Affiliations, Adoptions…
Nino RIZZO
Nino Rizzo est Psychologue-Psychothérapeute FSP et Psychanalyste SSPsa.
Adoption et adolescence in Revue Psychoscope, automne 2006.
L’adolescence: une fenêtre sur l’adoption in Annales du Colloque international sur l’adoption tenu à Genève en automne 2010.
Pour citer cet article :
https://revuelautre.com/colloque/intervention-colloque/destins-de-labandon/Mots clés :
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L’abandon est le préambule nécessaire à l’adoption : il n’y a pas d’adoption sans abandon, c’est par ailleurs grâce à l’abandon que l’adoption est possible.
Indépendamment de la forme qu’il prend, l’abandon est toujours une expérience traumatique : le réel fait violemment irruption dans une réalité psychique extrêmement fragile, celle de l’enfant, qui est en passe de se structurer.
Le trauma vient perturber le processus de psychisation mais, en général, ne l’arrête pas complètement. Il se poursuit quand-même, avec des zones plus touchées que d’autres. Suit en général une plus ou moins longue période de « latence ».
A un moment ou à un autre la réalité externe se charge de réveiller les traces du trauma : cela se passe souvent à l’adolescence. Là, précisément, un nouveau destin se dessine, aux contours violents et à l’issue incertaine.
Toute adoption commence par un abandon – c’est comme dire que toute rencontre amoureuse se fonde sur une précédente séparation, peu importe si c’est d’avec un autre amoureux ou de son premier objet d’amour que fut papa ou maman.
Cet énoncé est d’une évidence déconcertante et pourtant, justement parce qu’il déconcerte, on a tendance à l’ignorer : souvent on l’oublie, parfois on le banalise, la plupart du temps on ne tient pas assez compte de ses retombées dans la vie quotidienne de l’enfant adopté et de sa famille adoptive. Le présent est tellement investi et chargé par le désir de réparer les blessures précédentes, les siennes et celles de l’autre, que le passé, porteur de ces blessures, est rayé magiquement du tableau de la conscience. Certes, cette forme plus ou moins passagère de déni de la réalité, sorte de position psychotique transitoire et nécessaire, permet de mobiliser toute l’énergie possible sur le projet en cours et de lui offrir ainsi toutes les chances de bon démarrage et, peut-être, de réussite successive.
La lune de miel est un moment fondateur de toute relation, elle permet d’en poser les bases et de souder les liens qui la tissent. Elle est pour cela nécessaire. Les affects qui habitent et rendent vivante la relation ont besoin de s’exprimer et de s’affirmer par tous les moyens, notamment par le corps et par la parole. Ils labourent le nouvel humus relationnel, ils le fertilisent et le préparent ainsi aux aléas des saisons et aux imprévus de la croissance.
Arrêtons-nous un moment, d’abord, sur ce « primum movens » qu’est l’abandon.
Il ne fait pas de doute que déjà la naissance est en soi un traumatisme à cause du violent passage qu’elle impose au nouveau-né d’un univers hautement protégé, l’intra-utérin, vers un autre hautement exposé, où le degré de protection dépendra en très large mesure des capacités qu’aura, ou n’aura pas, la mère de le rendre autrement protégé. Si nous ajoutons à cela l’abandon, c’est-à-dire la coupure relationnelle précoce mère-enfant, indépendamment du moment et des conditions relatives, le traumatisme résulte encore plus profond. Néanmoins, l’enfant arrive souvent à survivre à son trauma (« blessure » en grec) grâce à sa pulsion de vie (« résilience » en jargon moderne) qui est profondément mise à contribution afin de rétablir l’équilibre narcissique mis en péril par les évènements.
Nous savons, à travers les nombreuses études que la psychanalyse a menées autour de ce sujet, que le trauma se déploie en deux temps.
Le premier temps est celui du choc initial. Ici, plus la cassure est grande et profonde, plus important sera le travail de mobilisation énergétique pour pouvoir assurer la survie physique et psychique du sujet. L’urgence, la rapidité des contre-investissements, la prédominance de la position schizo-paranoïde sont les atouts nécessaires pour la réussite de la « résilience ». Une fois retrouvée une certaine forme d’équilibre, s’installe en général une période plus ou moins longue de latence. C’est la paix après la tempête.
En réalité, il serait plus approprié de parler de trêve, pour la bonne et simple raison que cette paix contient en elle une échéance, au-delà de laquelle la blessure va se réveiller et se réactualiser. C’est alors l’avènement du deuxième temps, là où le traumatisme refait surface de manière déguisée et au détour d’évènements souvent bénins de la vie. C’est comme si la personne qui porte en elle les traces d’une profonde blessure traumatique, se donnait enfin, aujourd’hui, le temps de la penser et l’opportunité de la panser.
Dans les situations d’adoption le deuxième temps est souvent introduit par l’éclosion pubertaire, parfois aussi par une séparation amoureuse plus ou moins douloureuse, par la maternité ou son approche, par un problème de santé physique ou autre événement. Les parents sont en général surpris, troublés, dépassés, désespérés. Les enfants se retrouvent en proie à des émotions et des réactions qu’ils ne comprennent pas et qui les déstabilisent profondément. Dans le meilleur des cas ils arrivent, tout au plus, à se barricader derrière des attitudes de faux triomphalisme et de violente provocation à l’égard des parents, juste pour ne pas sombrer dans la dépression sous-jacente et menaçante. Dès lors, l’incontournable défi est que les parents tiennent bon et ne sombrent pas à leur tour dans la dépression.
Mais qu’est-ce qui fait qu’à partir d’un certain abandon, premier temps du trauma – suivi par une adoption, qui inaugure le temps d’une latence plus ou moins tranquille – arrive en suite le deuxième temps de la souffrance avec une explosion d’abord et ensuite une floraison de manifestations douloureuses et violentes, qui est en général en si criante contradiction avec la précédente période de trêve paisible ? En d’autres termes, on sait qu’en général l’adoption porte en elle les germes d’un difficile destin dont les racines plongent dans le terrain de l’abandon, mais quels sont les liens de cause à effet entre ce destin vaguement annoncé et le scénario dans lequel il va se jouer ? D’ailleurs, tous les scénarii de l’adoption ne sont pas catastrophiques !
Il m’est impossible de répondre de manière exhaustive à cette question, je me limiterai donc à suggérer quelques pistes de réflexion. D’abord sur l’abandon.
On dit souvent qu’une adoption précoce et rapide limite le temps d’attente de l’enfant à adopter et le protège en partie de l’angoisse profonde et mortifère à laquelle il peut être confronté. On évoque aussi l’idée que de bons liens affectifs tissés avec la mère génitrice ou une mère d’accueil avant l’adoption contribuent à consolider son psychisme et le préparent à mieux affronter l’adoption. Tout cela me semble juste et important. Mais ce n’est pas assez.
Je pense de plus en plus à l’importance du vécu intra-utérin et à tout ce qui se joue déjà dans ce lieu et dans ce temps entre la mère et l’enfant. Ici prennent probablement forme les premiers éléments constitutifs, d’ordre somato-psychique, de la capacité du futur nourrisson d’être en relation avec le monde environnant. Un fœtus qui a été attendu avec amour a pu probablement faire l’expérience de se sentir bercé par un corps maternel accueillant et protecteur. Il aura expérimenté avant sa naissance la quiétude et le plaisir de s’abandonner à l’autre, avant même que cet autre prenne forme de manière consciente.
Confronté, en situation d’analyse, à des patients qui, malgré leur profond désir de s’abandonner, n’y parviennent pas et restent comme exclus d’une sorte de bonheur seulement entrevu et, peut-être hélas, à jamais interdit, j’imagine souvent que ces personnes sont juste passés à côté de cette merveilleuse expérience de l’abandon total à l’autre, essence de l’expérience du bonheur humain, et qui débute justement dans les entrailles de la mère. A la place de cette aptitude à l’ouverture à l’autre je trouve en général tristesse, impuissance et colère, comme s’ils essayent de me dire « Pourquoi j’y arrive pas ? Pourquoi pas moi ? ». Je les imagine alors dans un ventre maternel qui ne put les accueillir – et qui en souffrit peut-être tout autant que le fœtus ! – se tortillant ou restant figés comme sur mon divan.
Ici nous sommes dans l’insondable, dans la préhistoire de l’enfant à laquelle nous n’avons pas accès. Et pourtant, face à certains scenarii particulièrement désolants et violents d’adolescence je ne peux m’empêcher de penser, là aussi, à des expériences existentielles précoces, justement intra-utérines, de profond défaut de « holding ». Certains adolescents adoptés semblent être habités par une telle rage sans nom et sans visage qu’ils se mettent à vouloir détruire et se détruire comme pour exprimer une douleur de vivre apparemment insensée. Ce profond mal de vivre semble se perdre dans un passé sans limites qui a bel et bien existé mais qui n’a pas de témoins et qui a laissé des traces plus au niveau du corps que de la mémoire. Ces adolescents, dès qu’ils entrent dans ces zones d’immense souffrance personnelle, se mettent à la crier à travers leurs corps et leurs comportements de manière spasmodique.
Ils ont alors besoins d’aller jusqu’à l’épuisement, de leurs parents et d’eux-mêmes. C’est comme s’ils voulaient inconsciemment recréer la scène du trauma initial, celle de l’abandon, à ceci près que maintenant ce sont eux qui abandonnent les nouveaux parents et leur font vivre avec une violence inhumaine l’impensable de leur propre histoire initiale. D’ailleurs, quoi de mieux, pour être sûr d’être compris, que de faire vivre à l’autre la même expérience qu’on a vécu soi-même ? Et lorsqu’enfin les parents auront perdu tout espoir de retrouver l’enfant qu’ils avaient jadis adopté, visiblement heureux d’avoir trouvé une nouvelle famille ; lorsque ces parents seront passés par la culpabilité et la honte d’avoir cru pouvoir rendre heureux cet enfant, voué en fait à la mort psychique et peut-être aussi physique ; lorsqu’ils se seront enfin rendus à leur propre impuissance, et bien là, s’ils sont encore psychiquement vivants, leur enfant viendra les adopter, s’ils veulent bien.
Pour que ce retour en enfer soit possible et que la famille entière en revienne, il faudra accompagner l’adolescent mais il faudra souvent aider aussi les parents. L’un devra veiller, à l’aide du passeur adulte, à ne pas se perdre dans les sentiers de l’autodestruction et de la culpabilité dévoratrice. Les autres devront faire attention à ne pas sombrer dans la dépression et devront pouvoir attendre le retour de cet enfant qui viendra les chercher un jour dans leur … orphelinat à eux.
De toute manière, l’adolescence n’est pas le temps de la ré-adoption de part et d’autre ?
Vignette clinique : Yolanda a été adoptée dans un pays d’Amérique latine à l’âge de six ans. Jusque là elle avait vécu avec ses parents biologiques, dans des conditions extrêmement précaires sur les plans physique et psychique. D’origine paysanne mais transférés dans la banlieue pauvre de la capitale, les parents étaient très jeunes, avaient eu deux autres enfants cadets et vivaient dans une situation économique limite. En plus de cet aspect matériel problématique, le couple évoluait dans une relation psychique des plus insalubres. Le père était un homme violent et faisait une utilisation excessive d’alcool, alors que la mère semblait se prostituer. C’est dans ce cadre global que le jeune couple avait été privé de ses droits parentaux et que les trois enfants avaient été provisoirement placés dans une institution. Peu après, Yolanda a été adoptée.
Je précise que je n’ai jamais connu l’enfant, que j’ai toujours et uniquement travaillé avec les parents, que je les ai accompagnés de manière irrégulière pendant environ cinq ans, et que, par ailleurs et à force d’en entendre autant parler, j’ai rapidement eu le sentiment de connaître visuellement Yolanda.
L’arrivée de l’enfant à la maison et ses six premières années se passent plutôt bien. Yolanda s’adapte rapidement à la famille – composée des parents et d’un frère de deux ans son aîné, fils biologique des parents – et à la nouvelle école. Au début elle semble être avide de preuves d’amour et d’acceptation à son égard ; les parents sentent bien que sous les cendres encore bien tièdes de cette anxieuse recherche d’affection couve la peur d’un nouvel abandon possible. L’enfant la tient alors à distance avec ses mécanismes de recherche d’amour, parfois spasmodique, de signes rassurants de la part de l’entourage familial et social. Peu à peu ces peurs s’apaisent et son investissement scolaire, notamment, s’en retrouve avantagé.
Au moment de l’entrée en adolescence les démons de l’histoire familiale d’origine semblent se réveiller et envahissent la vie personnelle et familiale actuelle.
Yolanda développe une attitude de rejet de plus en plus manifeste à l’égard des parents adoptifs, va mal à l’école sur les plans intellectuel et comportemental, elle provoque à son tour le rejet des autres vis-à-vis d’elle et devient réellement peu supportable pour son entourage.
A la fin de sa scolarité primaire les parents, en accord avec la direction de l’école, décident de la placer dans un foyer pour adolescents à problèmes. Ils se sentent en total échec par rapport à leur projet d’adoption, sont culpabilisés et profondément déstabilisés par l’évolution des choses. Yolanda est visiblement soulagée d’être ainsi séparée des parents et, rapidement, refuse même de revenir en famille pendant les week-ends. Ses visites à la maison se font plus sporadiques et brefs, et c’est toujours elle qui décidera si elle a envie de revoir les parents et le frère.
A partir de maintenant la vie de Yolanda se transforme en un crescendo de comportements autodestructeurs dans lequel elle va aspirer les parents. Mon travail auprès de ceux-ci sera de les aider à garder leur santé psychique, autrement dit, de les aider à continuer de penser de façon autonome et sans se laisser aspirer dans le non-sens – apparent, et à leurs yeux de parents ! – de la « folie » dévoratrice de leur fille.
Yolanda se fait éjecter de deux différents foyers qui n’arrivent plus à s’en occuper de façon adéquate : elle met visiblement tout le monde en échec. Puis elle fugue de son dernier centre thérapeutique et fait perdre ses traces. Ca et là la police la retrouve et la ramène à la maison. A un certain moment les policiers semblent même ne plus y mettre beaucoup d’enthousiasme à la rechercher car ils savent bien que, une fois ramenée à la maison, elle repartira peu après. Les parents se sentent effectivement impuissants à la retenir et finissent par accepter qu’elle puisse se détruire : eux, continueront de vivre leur vie, d’autant plus qu’ils ont un autre enfant.
Chaque fois qu’elle est ramenée à la maison, elle reste toujours peu de temps – un ou deux jours – et puis reprend sa cavale en emportant avec elle quelques objets domestiques de valeur qu’elle revendra probablement. Elle est à chaque fois visiblement contente de revenir en famille mais l’idylle ne dure pas longtemps.
La police pense qu’elle se prostitue mais n’en a pas les preuves. De toute manière, Yolanda ne dit rien de ce qu’elle vit.
Un douloureux épisode marque la dynamique familiale. Lors d’une de ces courtes visites dans la famille alors qu’elle vit dans un foyer, Yolanda, qui a treize ans, racontera à son éducatrice référente qu’elle a subi une tentative de viol de la part de l’oncle paternel. Ceci a l’effet d’une bombe dans le couple parental et dans la famille. Le couple tient bon face à ce choc, mais les liens familiaux se retrouvent en partie lézardés. On ne saura jamais la vérité, puisque l’oncle nie et Yolanda maintient cette version des faits, mais il restera à jamais un goût très amer !
Cette descente aux enfers durera six ans – un temps interminable pointillé de douleur, de tristesse, de culpabilité, de désespoir, d’impuissance, de rage, de confusion, d’agonie psychique. Les deux dernières années, correspondant aux 17-18 de leur fille, les parents ont appris à se protéger : ils ont pu accepter l’idée d’avoir fait ce qu’ils ont tout simplement pu faire avec leurs moyens et avec la terrible histoire de leur fille, mais ils ont pu garder aussi leur amour pour celle-ci. En cette époque les rencontres ont été plus rares mais aussi un peu plus apaisés.
Le jour de ses 18 ans Yolanda appelle, pour la première fois, ses parents : elle veut les remercier pour tout ce qu’ils on fait pour elle, leur demander pardon pour tout le mal qu’elle leur a causé, leur demander aussi s’ils veulent bien encore d’elle comme fille, car elle a envie de renouer peu à peu la relation avec eux. Seulement, voilà, qu’ils lui laissent le temps de revenir petit à petit vers eux, et qu’ils ne lui posent pas trop de questions sur le passé puisqu’elle-même ne comprend pas pourquoi elle a eu besoin de faire tout cela.
A partir de là recommence le retour de l’enfer, lui aussi émaillé de peurs, de douleur, de tristesse.
A cette époque les parents et moi nous avions déjà terminé notre travail commun.
Aux dernières nouvelles que j’ai eues, Yolanda était venue s’installer vivre non loin de ses parents, avec son compagnon. Elle attendait un bébé et, de toute évidence, elle avait besoin et envie de partager cette expérience avec ses parents.