Carnet de voyage
© Blandine Bruyère Source D.G.
Blanblan aux pays des Cosaques (juin 2022)
Blandine BRUYÈRE
Blandine Bruyère est docteur en psychologie et psychopathologies cliniques. De formation analytique. Comme psychologue clinicienne et psychothérapeute, elle intervient sur des programmes de santé mentale au sein d’ONG internationales. Fondatrice de l’association Appartenances à Lyon en 2000, la clinique de la migration et de l’exil sont depuis toujours au cœur de ses préoccupations que ce soit dans les CADA (Forum Réfugiés 1996-2002) ou à l’hôpital psychiatrique de secteur (ARHM 2000-2010). Analyste des pratiques professionnelles, elle accompagne les institutions et équipes dans leur travail auprès d’un public précaire ou vulnérable. En tant que formatrice, elle intervient notamment sur les dimensions interculturelles du soin psychique, de la relation d’aide. Chargée de cours à l’institut de psychologie de l’université Lyon 2.
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Depuis un peu plus de dix ans maintenant, je travaille pour différentes organisations humanitaires comme « Mental Health and psychosocial support coordinator ». Les fonctions prennent le pas sur les métiers dans ce secteur, il est donc fréquent de se demander ce que je fais sur le terrain, ou encore comment cela se passe vraiment… À chacun de mes retours en France, la curiosité et les questions incessantes et répétées des personnes que je rencontre, m’ont amené à raconter mes aventures sous forme épistolaire et modestement romancées. J’essaie ainsi de partager une autre réalité de ces pays dont les médias se repaissent, oscillante souvent entre fascination et horreur.
Le texte suivant est la deuxième lettre de ma nouvelle « aventure » ukrainienne.
Blanblan aux pays des Cosaques (juin 2022)
Les lilas ont fait place aux pivoines, puis aux coquelicots. Blé et orge sont encore loin de jaunir les campagnes, et les tournesols sortent à peine de terre. Il faut donc encore attendre un peu pour voir le drapeau ukrainien en live. Certains disent qu’il représente le jaune du blé et le bleu du ciel. D’autres parlent de l’or des Carpates. Comment savoir ?
Kiev ou Kyiv… L’entrée de la ville me fait d’emblée penser à Alger, on y trouve des checkpoints qui encerclent la ville et qui en rendent l’accès interminable. Mais la comparaison s’arrête là. La ville est posée comme une couverture sur un ensemble de collines avec, au sommet de la plus importante, la cathédrale Sainte Sophie, puis un ensemble de monastères et basiliques dont les coupoles dorées scintillent au moindre rayon de soleil. Kyiv est coupée en deux par le Dniepr, ce fleuve déchiré et déchirant pour ces contrées. L’artère principale, parallèle au fleuve et d’architecture stalinienne, incarne ici un souvenir de la seconde guerre mondiale.
Les choses tentent de s’organiser dans le désordre absolu. Là bien sûr, je parle de la mission… Enfin pas pour tout le monde. Il semble que le fait de prendre mon temps pour m’imprégner du contexte, me permette de construire mon équipe et d’organiser mon travail plus efficacement que pour les autres départements, qui sont encore en train de courir partout comme des canards sans tête, de faire le show pour convaincre ici et là de se saisir de l’aide qu’on leur offre. Il faut en plus plaire aux donateurs privés, leur montrer comment on dépense leur argent. Parmi ces donateurs, on retrouve Pfizer, Astra Zeneca, Facebook, Joan Baez et d’autres compagnies internationales dont on ne sait si elles donnent pour se rendre visibles dans un pays où elles n’ont pas encore de business actif, ou si elles se sentent vraiment concernées par la situation. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’est pas question pour le siège de l’organisation de demander à ces donateurs d’utiliser les fonds pour d’autres programmes tels que l’Éthiopie ou la Centrafrique qui manquent cruellement de soutien, notamment financiers.
Par ailleurs, il faut communiquer ! Un spécialiste de la communication est envoyé pour prendre des photos et alimenter les réseaux sociaux… Nos interlocuteurs se renferment, il devient difficile d’établir des relations de travail, le photographe a visiblement manqué de précaution, les partenaires se sentent intrusés, leurs souffrances sont exhibées pour mieux faire pleurer dans les chaumières des financiers internationaux. Ce manque de retenue, d’empathie m’écœure. Que fait-on du principe essentiel dans ce secteur, « Do Not Harm » ?
Je dois dire que parfois je ris jaune (intérieurement). Les autorités locales refusent notre aide « humanitaire » : ils ont besoin d’armes, de munitions pour le moment… Ils sentent leurs forces s’affaiblir et ils s’inquiètent de perdre une partie de leur territoire. L’est du fleuve Dniepr.
Ailleurs dans le pays, les volontaires, eux-mêmes déplacés pour certains, recrutés par leur paroisse pour d’autres, s’organisent pour distribuer quotidiennement de quoi survivre aux millions de déplacés internes. Eux nous disent : vous voulez nous aider ? Achetez de la bouffe, faites tourner l’économie locale et on s’occupera des colis !
Cela semble se confirmer… Ici les humanitaires se trouvent désarmés, ils ne savent pas quoi et comment faire. Les psys internationaux commencent à faire groupe, échangent, discutent, et finalement se mettent d’accord. On laisse les psys locaux faire leur job, et au besoin, on les soutient par des espaces d’échanges et de réflexion sur leurs pratiques, on les soutient pour écrire et transformer autrement ces expériences, autant que nos organisations nous le permettent.
Comme à chacune de mes expériences je baptise la bande de psys sympas qu’on finit par constituer. Après le « Bangui Psy », le « Psy Band d’Erbil », voilà les « Psycausaques ».
Cette idée d’aider les aidants, d’analyser des pratiques, s’illustre pour moi quand je visite un lieu de vie de patients déficients intellectuels et psychotiques bien « régressés ». La directrice nous reçoit et partage avec nous des idées : ouvrir une unité pour prendre en charge le « psycho trauma », ou encore un espace de réhabilitation, et restaurer « la ferme » de l’institution dans laquelle certains patients travaillaient. Elle nous dit qu’elle ne sait pas par quel bout prendre les affaires, elle se sent perdue.
Puis elle raconte l’arrivée des Russes et les bombardements. Pour elle, c’est une évidence, elle doit aller au foyer, elle ne peut pas laisser les patients seuls. Elle restera avec eux sous occupation pendant trois semaines. Ils sont seulement six soignants pour 500 patients pendant cette période. L’émotion est épaisse. Elle ajoute que six patients sont morts pendant cette période, et qu’ils les ont enterrés là dans la cour. Elle a appelé les autorités religieuses pour qu’elles lui indiquent la marche à suivre ; profondeur des tombes, manière d’ensevelir les corps…
On n’en saura pas plus sur ce qui s’est passé pendant ces 22 jours. Les patients ont ensuite été évacués dans d’autres lieux de soins, souvent pas adaptés, les soignants ont fui le pays… Elle est restée, et quand quelques semaines plus tard elle reçoit l’ordre de faire revenir les patients, elle court le pays pour récupérer ses résidents.
Les morts seront déterrés pour recevoir des funérailles avec leur famille. Elle est soulagée. Mais le retour des patients et de certains des soignants n’empêche pas le poids de ce moment si particulier et lourd. Elle comprend ceux qui sont partis mais la colère est palpable ; il semble que le pacte de dénégation consiste à « ne pas en parler, pas encore… pas tout de suite… ». Je lui propose d’écrire, pour elle, pour témoigner, pour juste déposer… Elle n’y avait pas pensé, me dit-elle… Peut-être que ça l’aidera à mieux dormir… Elle a besoin d’aide, de personnel, de salaires, mais elle veut surtout qu’on l’aide à penser l’avenir…
J’ose lui dire d’emblée : « et si on commençait par s’occuper du trauma de l’institution ? Plutôt que de proposer une énième formation au psycho trauma qui ressemblera à un pansement sur une jambe de bois ? ». J’ajoute qu’un tel évènement transforme. Maintenant, la question est de savoir comment le transformer de nouveau pour que ça ne reste pas qu’un poids.
Le psycho trauma, la réhabilitation parle d’elle et des patients, du trauma dans la vie de l’institution. Elle se sent perdue et ne sait pas par quel bout prendre les choses. Elle tient, elle fait bonne figure, mais l’effondrement menace.
Plus tard, même journée, autre rencontre dans la même ville. La responsable de l’action sociale est maintenant responsable de l’action humanitaire. La ville manque de tout. Plus de 300 familles vivent dans des mobile homes donnés par la Pologne. Mais l’hiver sera vite là. Toutes les femmes sont là, encore à l’œuvre, et toutes ont perdu des membres de leur famille aux premiers jours de la guerre. Mais il faut bien aider ceux qui ont tout perdu !
Pendant qu’elle raconte, un militaire entre dans la classe qui est devenue un bureau (le lycée est le seul bâtiment public debout dans cette petite ville). Toutes se lèvent comme une seule femme pour le saluer. Il faisait partie du contingent qui a libéré la ville du joug russe. Il était récemment dans le Donbass. Effusion entre gratitude et pleurs, soulagement et crainte. L’aide aux aidants apparaît de nouveau comme une évidence.
En sortant de là, deux jeunes couples dans un parc, chacun assis sur un banc, courtisent… Découverte de l’amour en temps de guerre.
Voyage à l’Ouest
La cohésion sociale commence à se fissurer à l’ouest. Le poids sur les ressources locales de la présence de millions de déplacés disséminés le long des frontières se fait sentir. Le gouvernement prévoit de rouvrir les écoles en septembre (elles n’avaient pas encore rouvert depuis la période Covid). Mais beaucoup d’écoles sont des abris pour les millions de déplacés… Que va-t-il se passer pour eux ? Et ici comme ailleurs, les prédictions d’une guerre qui va durer, beaucoup, commencent à se faire entendre. Mais pour les déplacés, le temps est suspendu aux nouvelles du front : une zone est sécurisée, on y retourne aussitôt, une zone est sous tension, on en part de nouveau. Le mouvement de populations est pendulaire, rythmé par les mouvements du front.
Malgré cette incertitude, cette suspension aussi psychique pour les déplacés, la vie continue à moitié. À moitié, parce qu’une partie de la population manque dans les rues des villes hors des zones de combats. Comme ailleurs dans le pays, les femmes sont encore et toujours à la manœuvre… Elles font tourner les boutiques, les hôtels, les restaurants autant qu’elles peuvent. Elles tiennent. Je n’étais pas née à l’époque des suffragettes (non je ne suis quand même pas si vieille) mais j’imagine aisément ce que l’ouest de l’Europe devait être dans les années 1940 et sans doute aussi dans les années 1915-1920…
Retour à Kiev, elle aussi amputée d’une moitié de sa population et de ses commerces, Kiev a pourtant rouvert son opéra qui fait salle comble chaque week-end. Le Barbier de Séville à l’Opéra de Kiev : intense. Les artistes portés de bout en bout par un public reconnaissant. Être ici est une résistance, une fierté, un bras d’honneur. C’est fort. L’ambiance est pénétrante, on ne peut qu’être triplement émue. Les femmes composent là aussi 80 % du public. Mais elles y sont, malgré les alarmes d’attaques aériennes régulières.
Ça aussi c’est la guerre. Des familles séparées, endeuillées, mais qui tiennent autant et tout ce qu’elles peuvent, les artistes de l’Opéra de Kiev le savent bien, eux aussi ils en sont. Et quel engagement de leur part. Ils jouent et prennent outrageusement du plaisir à jouer, qu’ils partagent sans retenue, Ils jouent avec l’humour de circonstance. Les danseurs présentant quelques jours plus tard des chorégraphies sur des musiques de Johann Strauss (valses et polka) se moquent. Le spectacle est un mélange de Sissi et de West Side Story. Je suis dans un temps hors du temps, une plongée dans l’infantile des soirées d’hiver à pleurer quand Sissi est malheureuse, à s’enjouer des valses de Vienne et de la beauté des costumes, je dansais avec eux… Le temps d’un spectacle.
Il y a encore tant à raconter : de la folie qui nous entoure au niveau professionnel, comme ces ambassades qui proposent des séjours de vacances à l’étranger pour les enfants sans penser que la séparation peut être problématique, de la retenue si particulière des gens que l’on croise, car ici on se ne touche pas pour se saluer… Seuls les hommes se serrent la main… J’en arrive à rêver de proposer des free hugs, rien de plus…