Carnet de voyage
© Claire Mestre 2020 Source D.G.
Bangui la coquette, Bangui la détresse
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
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Bangui, capitale de la Centrafrique, est une capitale posée entre les arbres et les collines. La nature y semble à portée de main. On l’appelait Bangui la coquette, sans doute pour la douceur d’y vivre. Il est vrai que la lumière y est extraordinaire, et son calme interroge. Il est le signe de l’absence d’embouteillages, mais il est aussi l’effet de la douleur de l’après-guerre. Quand la nuit tombe, l’obscurité enveloppe d’une couleur rouge fumée le fleuve Ubangui et les petites silhouettes des pêcheurs, ces travailleurs infatigables, continuent de tirer sur des filets peu remplis.
Je les regardais de la fenêtre de ma chambre d’hôtel, éblouie par le paysage : la RDC est de l’autre côté et de longues pirogues noires traversent le fleuve.
J’ai été invitée par l’IFJD (Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie)1 à participer à la formation de juristes et des membres de la société civile sur la réparation des violences sexuelles. Une semaine à Bangui, que je n’ai vu que par le filtre des vitres de la voiture et la bouche de mes interlocuteurs, c’est peu. J’ai respecté les interdits stricts pour raison de sécurité et j’ai ouvert grand mes oreilles ! J’ai ainsi emmagasiné des informations et j’ai frotté mes connaissances à celle des autres.
J’ai d’abord mieux connu l’équipe de l’IFJD : des juristes, des professeurs et une docteure en Droit. Des hommes et des femmes d’une expérience incroyablement riche, curieux du monde, concernés par ces conflits et porteurs d’espérance dans la justice. J’ai appris, grâce à eux, ce qu’est la justice transitionnelle : une justice alternative aux dispositifs prévus par les institutions officielles, qui se déploie dans l’après-conflit d’une société, par des commissions de vérité et de réconciliation – la plus emblématique étant celle de l’après apartheid en Afrique du Sud. Une telle commission devrait avoir lieu en Centrafrique.
Ce pays a connu une guerre fratricide (2013-2014). Nous en avons eu des échos par les médias, bien sûr, par le cinéma2 également et par les paroles de nos patientes. C’est un des effets de notre monde globalisé : les douleurs de ces guerres nous parviennent dans nos consultations transculturelles. Leurs paroles-rhizomes tentent de nous faire partager l’horreur des viols et de l’esclavage sexuel. Alors, comment participer à la réparation ? Ce terme, qui n’est pas très psychologique, recouvre l’étendue du projet et l’intention des juristes, psy, associations de civils (association des femmes juristes, association des survivantes, association des psychologues, associations des droits humains, et j’en oublie). C’est ce qui m’a impressionnée, la tenue debout et ferme, le sourire aux lèvres, le désir ardent de ces femmes et de ces hommes de Centrafrique, et de France, qui tiennent pour évident de semer à nouveau la justice et la réparation.
Ceci ne va pas sans la dénonciation et le jugement des coupables, bien sûr. Ceci ne va pas sans une volonté politique inébranlable, chose aléatoire en ces temps de désordre.
Néanmoins, l’écoute des autres et les questions qui m’ont été posées, me confortent à partager cette espérance.
Le message de lutte contre les violences sexuelles est ardu. En effet, dénoncer les viols politiques en temps de guerre et de dictature, c’est aborder inexorablement les rapports hommes-femmes. Le mot d’ordre féministe est alors incontournable : la relation intime homme-femme autour notamment de la notion, ô combien complexe, du consentement3, est totalement politique ! C’est pourquoi, le message courageusement et clairement exposé par Magalie Besse, directrice de l’IFJD, a fait réagir les hommes et les femmes et donné lieu à de nombreux échanges4. Parler de la domination des femmes – la pensée de Françoise Héritier sur la valence différentielle des sexes est alors très précieuse – c’est remettre en cause les relations hommes-femmes dans leur conjugalité, dans leurs relations sociales, de politesse, de tradition. C’est aussi donner un coup de projecteur sur soi, ses habitudes, ses présupposés, ses valeurs etc. Dur. Si le rire émerge immanquablement en Afrique, je ne le prends pas comme une marque d’irrespect ou de grossièreté, mais comme la seule issue qui ne fasse pas perdre la face, pour répondre à une tension pour l’instant sans réponse. La question en appelle à un cheminement plus qu’à un changement radical. En ce sens, les violences sexuelles sur les femmes et les enfants5 appellent les mêmes questions en Centrafrique (et ailleurs de façon générale) qu’en France et en Occident : les révélations d’une victime d’esclavage sexuel ont la même légitimité que celles d’Adèle Haenel et de Vanessa Springora. Cependant, il ne faut pas oublier que la guerre, et les viols comme arme parmi d’autres, ont détruit le tissu social de façon cruelle et pour longtemps. Le terme « tissu » m’est apparu comme une métaphore puissante, quand on sait comment des sexes d’enfants et de femmes ont été ravagés puis opérés par le Dr Denis Mukwege6.
C’est une autre conviction que je tiens à partager là : la détermination et le courage hors norme d’un homme, ferme dans ses missions et ses convictions, le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018 avec Nadia Murad, interpelle depuis la RDC le monde entier sur la guerre, ses dommages et sur nos relations de genre. J’ai eu la chance de rencontrer l’avocate qui l’accompagne à la fondation Panzi : Yvette Kabuo. Son modèle holistique (simple et efficace) nous inspire déjà.
Et face à ces enjeux grands comme des montagnes, que peuvent faire la psychiatrie et la psychologie ? J’ai rencontré avec bonheur la petite équipe d’étudiants centrafricains en psychologie, déjà sur le terrain, dans des points-écoute de quartier ou dans la prison près des auteurs de crime. Ils m’ont appris que la volonté de prise en charge psychologique dans l’immédiat après-guerre, portée par quelques personnes, a abouti à un enseignement à l’université de Bangui. C’est encore un message puissant : les psy ont leur place dans la reconnaissance affective et dans les soins par la parole et l’écoute. Ils participent à la réparation des tissus sociaux et intimes. Il leur faut, bien sûr, des formations et des appuis. Nous serons présents, autant que faire se peut, à leur côté : clinique, culture et politique, nos engagements ici et ailleurs !
Claire Mestre, Bordeaux le 21 janvier 2020
- Pour plus d’informations, j’invite les lecteurs à visiter leur page Facebook
- Le film Camille relate l’histoire de cette jeune photographe et journaliste qui a enquêté sur cette guerre et en a perdu la vie
- Voir le livre de Geneviève Fraisse, Du consentement, publié aux éditions du Seuil. Il aborde toutes les zones ambiguës, ambivalentes, obscures, intimes et sociales, donc indéterminées du consentement.
- Quelques remarques et questions saisis au vol lors d’un échange : « Le consentement conjugal doit-il être réactualisé tous les soirs ? » ; « Quelle est la valeur d’une femme non excisée ? » ; « Si une femme dit non, n’est ce pas pour dire oui à terme ? » ; « Les femmes sont malignes et menteuses », etc.
- Les hommes aussi sont violés, mais de façon moins systématique et moins fréquente, ce qui n’exclut pas la question du genre. Ils sont alors humiliés et « féminisés ».
- Denis Mukwege est un gynécologue et militant des Droit de L’Homme kino-congolais. Surnommé « l’homme qui répare les femmes », il est connu pour son engagement contre les mutilations génitales et les violences sexuelles et reçoit, en 2018, le prix Nobel de la Paix. Le docteur Denis Mukwege exerce à l’Hôpital de Panzi en RDC.