Brèves
Psychologues expatriés : une identité professionnelle spécifique à créer ?
Adélaïde LEFEVRE
Gaëlle PRADILLON
Philippe DRWESKI
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Employé pour la première fois par Pierre de Coubertin dans un article du Figaro daté du 13 décembre 1904, l’usage du terme de mondialisation s’est largement répandu après la deuxième guerre mondiale. L’augmentation extraordinaire de la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes dans la seconde moitié du XXe siècle a créé un phénomène social inédit où la mobilité internationale des élites s’est superposée aux phénomènes migratoires.
Les français sont aujourd’hui officiellement 1,8 millions1 à vivre et travailler hors de leurs frontières nationales, auxquels il faut rajouter nombre d’étudiants et de jeunes professionnels non enregistrés sur les listes consulaires. Si ce nombre progresse d’année en année, il reste cependant proportionnellement moindre que pour nos voisins Européens : les français sont loin d’être aussi mobiles à l’étranger que ce que certains fantasmes de fuite des cerveaux et des capitaux pourraient laisser imaginer.
Pour autant ces français de l’étranger constituent aujourd’hui une population conséquente, et si parmi eux se trouve une grande majorité de cadres d’entreprise, d’entrepreneurs et d’employés on y trouve également des professionnels de santé : médecins, dentistes, infirmières, kinés, osthéopathes, orthophonistes, psychomotriciens, orthoptistes, psycho-
logues, etc.
Bien que peu nombreuse, cette petite population de professionnels de santé « expatriés » constitue une ressource précieuse pour ses compatriotes de l’étranger. C’est notamment le cas des professionnels du soin psychique (psychiatres, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes) pour lesquels l’accès à une consultation dans sa langue natale ainsi que dans ses codes culturels joue un véritable rôle de réassurance lorsque des difficultés surgissent.
Cette petite population de professionnels de santé « expatriés » constitue une ressource précieuse pour ses compatriotes de l’étranger
L’identité se construit à travers la (ou les cultures) dans lesquelles nous grandissons, apprenons, et nous socialisons. Elle se modèle à travers les références culturelles que nous avons reçues de notre pays, notre famille, notre système scolaire et nos codes sociaux. Partir vivre et travailler à l’étranger implique des remaniements identitaires et bouscule nos groupes d’appartenance2. Dans ces périodes d’inconfortable remaniement, la réassurance est possible au travers d’un mécanisme d’urgence identificatoire3, lorsque nous pouvons nous relier à un groupe d’appartenance. C’est ce qui sous-tend les phénomènes de « communautés de l’étranger4 » parfois particulièrement forts : on se retrouve entre francophones pour se sentir soi au milieu d’autres qui nous ressemblent et qui vivent des expériences similaires.
Les professionnels francophones du soin psychique qui pratiquent à l’étranger sont confrontés à ces remaniements identitaires dans leur clinique. Mais ils sont eux-mêmes aux prises avec ces remaniements identitaires, personnels comme professionnels. Le cadre de leur pratique est souvent différent de celui qu’ils ont connu dans leur pays d’origine, de même que les ressources disponibles sur place. Ils sont souvent amenés à prendre en charge des troubles, parfois graves, pour lesquels ils n’avaient parfois aucune expérience antérieure. Et surtout ils sont beaucoup plus isolés que dans leurs pays d’origine : parfois seuls de leur « espèce » là où ils habitent, avec des possibilités d’échanges professionnels limités. Peut-on alors être le même psy en France et à l’étranger ? Comment le cadre et la pratique clinique viennent-elles se trouver modifiées ? Comment orienter un patient et assurer la continuité des soins lorsque ce patient (ou son psy) est amené à changer de ville ou de pays ?
C’est la confrontation à ces questions cliniques qui a mené deux psychologues françaises – Adélaïde Lefèvre à Manille et Gaëlle Pradillon à Shanghai – à créer avec leur collègue Philippe Drweski (Paris) l’association Réseau PsyExpat. Les buts de cette association sont de plusieurs ordres : faciliter l’accès aux soins psychiques des francophones de l’étranger au travers d’un annuaire recensant les « psy » francophones de l’étranger, constituer une communauté soutenante et contenante pour nos pratiques professionnelles (avec des groupes d’échanges cliniques notamment) et participer à l’élaboration d’un savoir sur cette clinique et cette pratique spécifique (par l’organisation de colloques, la rédaction d’articles, etc.).
En créant ce réseau international de psys de l’étranger, nous souhaitions sortir de l’isolement que la plupart d’entre nous ressentent parfois dans la pratique et permettre à nos collègues de l’étranger et à nous-même de nous connecter à un réseau de pairs. Au-delà d’un regard tiers sur notre clinique, ce réseau de pairs permet de retrouver des supports d’identification culturelle et professionnelle. Ces échanges entre pairs viennent favoriser le réancrage d’une identité professionnelle parfois malmenée ou remaniée par la pratique à l’étranger. Les réseaux locaux de soin ne permettent pas toujours cet ancrage, de par leur inexistence ou leurs pratiques ou conceptions du soin trop différentes des nôtres. Faire face – parfois seul – à certaines urgences (hospitalisations, crise suicidaire, décompensations, rapatriements, etc.) loin de son pays d’origine nécessite un cadre interne solide, mais aussi un étayage bienveillant.
Face aux ruptures qui marquent le parcours de ces patients en mobilité, tout comme elles marquent le parcours de ces psys de l’étranger, les technologies de l’information ne suffisent pas toujours à compenser (ou dénier) les pertes et les ruptures des liens, y compris des liens thérapeutiques, même si la visioconsultation tend à se développer et à « annuler » la notion de distance géographique. Depuis la création de ce réseau, des liens se sont établis entre psy de l’étranger, permettant parfois de constituer une constellation de soins dans l’accompagnement des patients. La vignette clinique suivante illustre comment ce réseau peut jouer une fonction d’étayage pour les psychologues eux-mêmes et pour leurs patients.
Une collègue psychologue exerçant à Singapour cherche via le Réseau le contact d’un collègue pour une de ses patientes qui va prochainement déménager dans un autre pays d’Asie et a besoin de poursuivre sa thérapie. Après avoir identifié un collègue francophone exerçant dans le nouveau pays d’accueil de cette patiente, ces deux professionnels sont entrés en contact avec l’accord de la patiente. Ils ont ainsi pu penser et accompagner ensemble cette transition et favoriser le transfert du lien thérapeutique chez cette patiente qui nécessitait d’être particulièrement contenue. Réalisé au début en co-accompagnement, le transfert avec le nouveau thérapeute s’est peu à peu établi et a permis à la patiente de s’ancrer positivement dans ce nouveau pays d’accueil. Ici le mouvement géographique s’est accompagné d’un mouvement psychique, favorisé par le « passage de relai » entre ces deux professionnels dont le seul lien était le Réseau.
Au-delà des échanges « virtuels » permis par les technologies de l’information, nous ne pouvions penser à un véritable réseau professionnel sans nous donner la possibilité de rencontres in vivo. C’est ainsi qu’a été organisé en novembre 2017 à Bangkok un colloque appelé « Rencontres des Psy francophones d’Asie » sur le thème « Enjeux et défis de la pratique du « psy » à l’étranger ». Ces deux journées ont permis d’échanger, penser et élaborer nos pratiques et leurs spécificités. Réunissant 26 professionnels venus de Singapour, Hong Kong, Pékin, Shanghai, Manille et Ho Chi Minh Ville, ces rencontres ont donné un élan et une dynamique collaborative à ce Réseau et ont révélé un véritable besoin de partage et de réflexion professionnels.
La richesse des échanges et des situations cliniques abordées nous a semblé nécessiter une publication afin de pallier l’insuffisance d’articles en français dans ce domaine.
Laisser une trace, une empreinte de ces élaborations nous a paru essentiel pour faciliter le travail des professionnels qui nous suivront à l’étranger. Le Réseau PsyExpat vient donc de publier sous la direction de Philippe Drweski le recueil des interventions de ces journées sous le titre « Enjeux et défis de la pratique du « psy » à l’étranger ». L’ouvrage regroupe quinze articles originaux traitant notamment des remaniements du cadre clinique à l’étranger, des effets du bilinguisme sur la pratique du psy, des remaniements identitaires, de la prise en charge des urgences à l’étranger, de la prévention en milieu scolaire, du bilan psychologique à l’étranger et de la pratique de la visioconsultation5.
Cet ouvrage a donc pour but de poser les premiers jalons d’une clinique de la mobilité afin de soutenir nos pratiques de cliniciens à l’étranger. De multiples perspectives de recherche sont ainsi à poursuivre afin de soutenir l’élaboration et la reconnaissance d’une pratique professionnelle qui ne cesse de se développer dans le monde contemporain.
Les prochaines rencontres ont eu lieu en novembre 2018 en Asie avec pour thème le Normal et le pathologique dans la clinique à l’étranger, et précèdent un colloque en juillet 2019 à Paris sur le thème des liens cliniques entre praticiens de l’étranger et leur pays d’origine. Parce que nous sommes persuadés qu’à l’étranger plus encore qu’ailleurs seul on va plus vite, ensemble on va plus loin6.
- Chiffre du Ministère des Affaires Etrangères 2017.
- Drweski, P. (2016). Esquisse d’une métapsychologie de l’identité. Topique, 137, (4), 109-120. doi : 10.3917/top.137.0109
- Missenard, A (2000). « Petit groupe et identifications, institutions et fondation. Nouvelles approches ». Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe. 2000/2 n°35 15-34.
- Ou les groupes de français reimpatriés.
- Pour plus d’information, vous pouvez retrouver cet ouvrage en ligne.
- Proverbe africain.