Article de dossier
Médiation en santé au Samu social de Paris
Publié dans : L’autre 2024, Vol. 25, n°3
Florence LOUPPE
Florence Louppe est Médecin psychiatre exerçant au Samu social de Paris.
Stéphanie PUECHAVY
Stéphanie Puechavy est Médecin généraliste exerçant au Samu social de Paris.
Bouznah, S., & Lewertowski, C. (2013). Quand les esprits viennent aux médecins. In Press.
Furtos, J. (2007). Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale. Mental’idées num, 11, 24-33.
Furtos, J. (2009). De la précarité à l’auto-exclusion. Éditions rue d’Ulm.
de Gaulejac, V. (2013). Entre l’individu et le sujet, il y a toute une histoire… Pour une approche socio-clinique des récits de vie. Les politiques sociales, 1-2, 108-120.
de Gaulejac, V. (2020). La honte : un nœud sociopsychique. Tiers, 27, 9-23.
Giacobi, C., Bouznah, S., & Moro, M. R. (2020). Savoirs, pouvoir et imagination. Le paradigme de la médiation transculturelle. L’autre, 21(1), 52-62.
Haisen, S. (2015). A la rue. La promotion du Haïku.
Paugam, S. (2017). Inégalement liés les uns aux autres. Revue Projet, 357, 52-59.
Pestre, E. (2014). La vie psychique des réfugiés. Payot.
Pour citer cet article :
Louppe F, Puechavy S. Médiation en santé au Samu social de Paris. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2024, volume 25, n°3, pp. 274-283
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-dossier/mediation-en-sante-au-samu-social-de-paris/
Médiation en santé au Samu social de Paris
Des médiations en santé avec approche transculturelle existent au sein des LHSS du Samusocial de Paris depuis 2021. Elles sont animées par un médecin généraliste et un médecin psychiatre et rassemblent autour d’un patient traversant une situation complexe, un médiateur.rice interprète, un soignant.e et parfois un.e proche. Cet article porte sur l’analyse des récits faits à l’issue de ces médiations. Elle explore la question des liens chez des patient.es ayant eu un parcours de rue et d’exil, expériences venant affecter les liens fondamentaux : le lien à soi, le lien à l’autre et à l’institution. Les médiations, au croisement de la clinique psychosociale et de la clinique transculturelle, viennent réhabiliter la parole des patient.es et co-construisent avec les soignant.es la possibilité de soigner les liens.
Mots-clés : relation soignant-soigné, médiation, transculturel, exilé, lit halte soins santé, exclusion, psychologie sociale, samu social.
Mots clés :
Mediation in the area of health within the Paris SAMU (emergency social services)
Mediation in the sphere of health adopting a transcultural approach has been present in the LHSS system (emergency accommodation) in the Paris SAMU since 2021. These mediations are run by a general practitioners and a psychiatrist, working together with a patient in a complex situation; there is also a mediator and interpreter, a healthcare professional, and sometimes a person close to the patient. This article concerns the analysis of narratives collected after these mediations. It explores the issue of creation of bonds among patients with a history of exile and life on the streets, which are experiences with an impact on basic relationships—the relationship with self, with others and with the institution. These mediations, deploying at the meeting point of psychosocial clinical approaches and transcultural approaches, restore the legitimacy of what patients have to say, and with the care providers they help to restore these relationships
Keywords: caregiver-patient relationship, mediation, transcultural, exile, temporary accommodation, exclusion, social psychology, emergency services.
Keywords:
Mediación en salud en el Samu (servicio de ayuda médica urgente) social de París
Existen mediaciones en salud con enfoque transcultural dentro de las LHSS (camas temporales para indigentes) del Samu social de Paris desde 2021. Están dirigidos por un médico general y un médico psiquiatra. Alrededor del paciente con problemáticas complejas se articulan igualmente un intérprete mediador, un cuidador y, a veces, alguien cercano. Este artículo se centra en el análisis de las historias contadas durante estas mediaciones. Ella explora la cuestión de los vínculos entre pacientes que han tenido una trayectoria como indigentes y exiliados, sabiendo que estas experiencias afectan los vínculos fundamentales: la conexión consigo mismo, la conexión con los demás y con las instituciones. Las mediaciones, que se sitúan a medio camino entre la clínica psicosocial y la clínica transcultural, vienen a rehabilitar el discurso de los pacientes y a co-construir con los cuidadores la posibilidad de sanar los vínculos.
Palabras clave: relación cuidador-paciente, mediación, transcultural, exilio, cama de acogida sanitaria, exclusión, psicología social, servicios de emergencia social.
Palabras claves:
Naufragée sur terre,
pour seul espace personnel
la terre sous mes pieds
(Sei Haisen, 2015)
La médiation en santé avec approche transculturelle a été conçue pour redonner une place à la parole et aux expériences des patient.es confronté.es à des parcours de soins complexes, durant lesquels les compétences culturelles sont bien souvent ignorées (Giacobi et al., 2020). Depuis 2021, un dispositif de médiations transculturelles a été mis en place pour les patient.es accueilli.es au sein des LHSS (Lits Halte Soins Santé) du Samu social de Paris (SSP) et pour venir en soutien des équipes médico-sociales dans certaines situations compliquées ou dans l’impasse. Ces médiations transculturelles durent 3 heures et réunissent autour du.de la patient.e : un médiateur.rice culturel.le interprète, un professionnel.le du LHSS impliqué.e dans la prise en charge (infirmièr.e, assistant.e social.e, médecin référent.e, etc.), éventuellement un.e de ses proches et sont coanimées par notre binôme médecin généraliste/médecin psychiatre, toutes deux formées à la pratique de médiations transculturelles.
Le Samu Social a une capacité de 177 lits en LHSS, qui accueillent des personnes sans domicile (300 patient.es en 2021) de façon inconditionnelle, quelle que soit leur situation administrative, ayant besoin de soins mais ne relevant pas ou plus de l’hôpital. Ces lieux défendent l’idée que la santé ne peut pas se concevoir sans toit. Les équipes y sont pluridisciplinaires pour accompagner les patient.es, de façon concomitante au niveau sanitaire et social.
Du fait d’états de santé souvent graves avec l’intrication de pathologies lourdes somatiques, psychiatriques, addictologiques, mais également en raison de situations administratives dans l’impasse, les séjours en LHSS peuvent être longs (plusieurs mois à plusieurs années), faisant de ces structures des lieux de soins mais également de vie, avec un collectif multiculturel parfois complexe à penser.
Les patient.es accueilli.es sont en situation de grande vulnérabilité, pour certain.es subissant plusieurs facteurs de discriminations, conséquences de l’association de leur expérience d’exil et de rue. La clinique transculturelle nous apprend en effet combien la situation d’exil a un impact sur la question du lien. Le lien à l’autre est éreinté par les ruptures et traumatismes infligés ; l’inscription dans le temps long est souvent devenue impensable, sans possibilité d’héritage ou de transmission. Enfin le rapport à soi est attaqué, avec pour certain.es un besoin de se détacher de l’identité assignée à la nécessité d’exil en tant que fille/fils, mère/père, protectrice/protecteur, espoir pour le reste de la famille. Mais qu’est-ce que l’expérience de la rue, commune à chaque patient.e des LHSS, est venue encore plus abîmer dans cette question du lien ?
Dans ce contexte d’expérience de rue, d’exclusion, d’errance, la clinique psychosociale nous aide à penser la souffrance des patient.es. Jean Furtos (2009, p. 26) propose de distinguer la notion de bonne précarité, inhérente à la condition humaine, d’une précarité qui devient mauvaise : « Le mot précaire vient du latin precari, qui veut dire supplier pour avoir. La bonne précarité c’est celle de celui qui crie pour avoir et auquel on donne ». C’est donc ce savoir essentiel que pour vivre il y aura besoin des autres, qu’on ne pourra pas se suffire à soi-même. C’est la capacité de demander de l’aide, fondée sur la confiance en soi, en l’autre, en l’avenir. La mauvaise précarité, c’est la perte de cette triple confiance. Malgré les besoins, le sujet n’est alors plus en mesure de demander.
En effet, le quotidien en rue est fait d’expériences de violences diverses. Allant du regard, des remarques blessantes et humiliantes des passant.es aux tensions avec les riverain.es du fait de l’occupation d’espaces publics ; aux interpellations policières ciblées ou encore aux violences physiques et vols à répétition. Ces violences fréquentes et peu prévisibles, vont envahir et altérer peu à peu le lien à l’autre. Elles génèrent un sentiment d’insécurité chronique, avec une succession de traumatismes. La vie en rue, faisant suite à l’exil, c’est la multiplication de l’exposition aux regards discriminants : sdf, étranger, pauvre, sans-papiers. Cette violence répétée influe sur les logiques et les schémas de pensée, aboutissant à une méfiance de l’autre nécessaire.
En rue, cette attaque du lien à l’autre a également lieu dans la relation avec les institutions. Les contacts avec celles-ci dans le cadre des démarches pour régularisation, ou dans le cadre d’accès au minimum vital, auprès desquelles il faut systématiquement se justifier, peuvent être vécus dans la violence. Quand la promesse de protection n’est pas tenue, quand le devoir de reconnaissance de droits en tant qu’individu est bafoué, la défiance envers l’institution devient alors souvent inéluctable.
Enfin, concernant le lien à soi, la notion de syndrome d’auto-exclusion décrite par Jean Furtos (2007) démontre bien comment l’exclusion et la rue vont venir l’attaquer. « Pour ne plus souffrir la souffrance » de ne plus être reconnu par l’autre, la personne à la rue va alors se défendre, « c’est une déshabitation de soi-même ; une déconnexion du sensoriel, du psychique ; une désubjectivation ». Les signes de cette auto-exclusion, sont des signes de disparition : une hypoesthésie ; un déni de la réalité affectant son propre corps ; une inhibition de la pensée ou encore un émoussement des émotions.
Ces différentes facettes de notre capacité à être en lien, abîmées par la rue et l’exil, résonnent avec les notions sur les liens sociaux que nous fournit Serge Paugam (2017). En effet, il les définit comme multiples (« lien de filiation ; lien de participation élective ; lien de participation organique ; lien de citoyenneté ») et comme nécessaires pour préserver un sentiment de protection et de reconnaissance. L’intrication du parcours d’exil et de l’expérience de rue, vient ébranler tous ces niveaux du lien social, et donc anéantir comme le décrit S. Paugam, aussi bien « la possibilité de « compter sur » en tant qu’espoir de relation aux autres et aux institutions en termes de protection ; que la croyance de « compter pour » en tant qu’attente, tout aussi vitale, de reconnaissance ».
Les professionnel.les des LHSS ont alors pour délicate mission de proposer un accompagnement à ces patient.es dont les possibilités d’interagir ont été particulièrement mises à mal. La question du lien devient omniprésente dans l’exercice du soin, qui doit soutenir sans s’imposer ; rencontrer sans presser, mobiliser sans forcer. Mais alors comment cette réalité pour les patient.es et les équipes, rend singulière la pratique des médiations transculturelles au sein des LHSS du Samu Social ?
Contexte
La volonté de proposer un dispositif de médiations transculturelles au sein du SSP a pris forme fin 2020 en partant de notre expérience dans les LHSS en tant que médecins généraliste et psychiatre, de nos échanges avec les équipes et des réflexions communes sur la complexité des accompagnements pour les professionnel.les (sentiment d’impuissance, d’épuisement, d’isolement) et de la violence ressentie par certain.es patient.es (sentiment de ne pas être entendu.es, que les accompagnements ne répondaient pas à leurs demandes). Les LHSS sont des lieux d’exercice précieux, car réunissant des professionnel.les aux pratiques diverses mais aussi aux valeurs communes (la possibilité du soin de façon inconditionnelle, dans le souci de la dignité et de l’équité pour les plus démuni.es). Valeurs qui sont parfois heurtées malgré nous : fins de prises en charge prématurées, retour en rue, défauts d’accès aux soins, etc. Les raisons de ces conflits éthiques auxquels les professionnel.les sont confronté.es, sont bien sûr multiples, allant de raisons politiques et structurelles (pénuries de solution d’hébergement en aval, restrictions budgétaires, impossibilités de régularisation), à des considérations institutionnelles (règlements intérieurs, besoin de turn over), mais également à une réalité de terrain (refus de soins, comorbidités complexes, situations de violence, prises en charge longues parfois difficiles à renouveler et à personnaliser).
À défaut de pouvoir agir à tous ces niveaux, le dispositif est né de la conviction que les médiations transculturelles pourraient venir soulager et aider les patient.es et les soignant.es, face à certains de ces conflits. Qu’il était nécessaire de mieux prendre en compte la dimension culturelle dans l’accompagnement des patient.es et dans les réflexions institutionnelles. Qu’il fallait refaire lien entre les attentes et savoirs des patient.es et ceux des équipes soignantes ; qu’il fallait se donner plus de moyens pour avoir accès aux priorités de nos patient.es et à leurs représentations de la maladie et de leur état de vie.
En pratique, au cours des dix-huit mois d’exercice, 33 médiations ont eu lieu. Nous faisons le constat que les médiations ont été sollicitées le plus souvent pour des situations de défaut d’adhésion aux propositions de prise en charge sociale et/ou de soins ; de tensions voire d’agressivité dans les relations soignant.es/soigné.es ou encore de risque de fin de prise en charge (risque d’exclusion de site ou de départ volontaire). Pour tenter d’apporter une aide dans ces situations, les sujets à aborder au cours des médiations transculturelles sont vastes : évidemment la maladie, mais également les questions relatives à la cohabitation, à l’accueil en LHSS, aux consommations de substances, aux relations avec les familles ou encore aux démarches administratives. Nous avons le sentiment que le dispositif de médiations transculturelles s’est ajusté pour intégrer ces « thématiques » qui font la richesse mais également la complexité du quotidien en LHSS, au croisement d’une clinique transculturelle et psycho-sociale. Au cours des médiations, nous restons attentives, à ce que ces rencontres restent un espace où la.le patient.e est encouragé.e à nommer le sens qu’iel donne à sa situation et à ses modèles explicatoires (Bouznah & Lewertowski, 2013), mais nous espérons également laisser place à ces autres thématiques qui traversent les accompagnements. Ces thématiques omniprésentes dans l’accueil d’individus ayant connu la rue et qui ont au final pour dénominateur commun : l’expérience fondamentale du lien.
Mais alors sous quelle forme cette réalité s’impose-t-elle dans le déroulé des médiations ? Les patient.es parviennent-iels à dire quelque chose sur la fragilité, la détresse ou la complexité qui peuvent être générées dans leurs relations aux autres ou à eux ? L’espace de médiation permet-il d’avoir mieux accès aux conséquences que la rue et l’exil peuvent avoir sur la possibilité du lien à soi, à l’autre ? Et si oui, est-ce un espace qui pourrait apaiser, au moins dans le lien entre la.le patient.e et l’équipe ?
Méthode
Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons cherché à faire une analyse qualitative des médiations transculturelles réalisées jusqu’à présent à travers les différents LHSS du SSP. Nous avons utilisé comme matériel les récits rédigés de façon systématique au décours de chaque médiation. Ces récits, que nous avons rédigés, sont donc au nombre de 33. Leur trame est la suivante : une première partie revenant sur les motifs de la demande de médiation, une deuxième de retranscription des échanges incluant des verbatims notés au cours de la médiation, enfin une troisième partie d’analyse et de propositions de pistes d’ouverture pour la suite. Les patient.es ont donné leur accord pour la retranscription et diffusion de leurs propos qui ont été anonymisés.
Ce travail d’analyse qualitative rétrospective, a consisté en l’étude de chacun de ces récits afin d’en extraire les paroles prononcées (par les patient.es et les professionnel.les participant à la médiation) qui faisaient référence à l’expérience du lien pour les patient.es. Par le biais d’un double codage, plusieurs sous-thèmes se sont dégagés, structurant les 3 parties des résultats de cet article. Tout d’abord, nous avons cherché à retrouver ce qui avait pu être dit sur l’attaque du lien à soi et à l’autre, au cours de la vie en rue. Ensuite, sur la relation possible pour la.le patient.e avec ses origines et son parcours (culture, famille). Enfin, nous avons également extrait les prises de paroles sur la question du lien qui existe entre la.le patient.e et l’institution du SSP.
Ainsi, cette analyse nous permettra d’identifier comment ces thèmes sont déclinés au cours des médiations transculturelles, pour ensuite être pensés en équipe et pris en compte dans les accompagnements. Avec la conviction que cette prise en compte du soin du lien est une des étapes nécessaires si nous voulons aider à améliorer les écueils pour lesquels les médiations sont sollicitées (inobservance / impasse thérapeutique, agressivité, rupture de soins, etc.).
Les médiations sont réalisées dans la langue maternelle du.de la patient.e grâce au soutien de l’interprète-médiateur.rice, permettant le passage d’une langue à l’autre. Les verbatims ont été formulés dans la langue maternelle de chacun.e mais, dans l’article présent, sont retranscrits tels qu’ils ont été traduits en français par l’interprète.
Résultats et discussion
Les 33 médiations ont eu lieu auprès de 4 femmes et 29 hommes (la population masculine étant beaucoup plus importante en LHSS) âgé.es de 17 à 63 ans.
L’expérience de la rue : entre errance, violences et survie
Les paroles sur l’expérience de la rue viennent régulièrement au cours des médiations. L’arrivée à la rue, le moment de bascule, est souvent évoquée. M. B. : « En 2017, je travaillais sur des marchés depuis 6 mois avec un employeur avec qui ça se passait bien. Il m’a trouvé une chambre. Mais il y eu des problèmes avec un deuxième employé et j’ai fini par partir de ce travail ». S’ensuit la rue, les appels au 115. Ces souvenirs douloureux sont évoqués par bribes, parfois sous-entendus : « Le sort jeté contre moi a provoqué la maladie puis la perte de mon travail puis le reste ».
Sont relatées les violences multiples subies, M. A. : « Lors du vol de mon cabas, je perds connaissance », les agressions qui sont fréquentes : « On m’a projeté un produit caustique dans les yeux lorsque je vivais en squat où je payais pour la nuit ». Certain.es patient.es font également référence à leur crainte des forces de l’ordre, à des souvenirs douloureux d’interpellations : M. A. nous fait part de son arrestation à la suite d’une altercation dans un squat où il s’abritait avec d’autres personnes soudanaises darfouri. N’ayant pas participé à cette altercation il souligne le caractère injuste de sa garde à vue, mais surtout l’humiliation ressentie : « Ils parlaient entre eux devant moi
[la police], sans que je ne puisse comprendre, comme si j’étais un idiot ».
Les conditions de vie instables glissent vers de difficiles stratégies de survie : M. I. : « À mon arrivée à Paris, les conditions de vie sont très dures à la rue, j’ai manqué de nourriture et c’était très difficile de dormir » ou encore M. R. : « Lors du printemps 2020 [et donc du confinement national], j’ai vécu à la rue en tente. À la Chapelle, je me sentais très malade, très fatigué, je restais allongé dans ma tente ne pouvant bouger, je toussais également […] je devais me rendre à l’hôpital, mais ce jour-là il y a eu une évacuation du camp par la police. Je n’ai donc pas pu m’y rendre ».
Le lien à soi et à l’autre s’altère par les violences humiliantes vécues à répétition. Les témoignages d’une « honte », telle que décrite par De Gaulejac, sont prégnants et récurrents au cours des médiations « un sentiment complexe qui s’enracine au plus profond de la psyché mais dont la source a toujours une dimension sociale. Elle naît sous le regard d’autrui, dans les relations intimes entre l’être de l’homme et l’être de la société » (De Gaulejac, 2020). Par exemple, M. S. : « Je ne veux pas être vu par mes compatriotes sinon ils vont disperser ma détresse ». Ou encore M. B. : « J’ai vécu des choses traumatisantes, à la rue, à l’hôpital, des réflexions des gens… et j’y pense souvent. C’est trop dur de dire des choses. Moi, vivant, j’embête toujours les autres ». M. B. qui s’excuse de nombreuses fois : « J’ai peur que les gens ne comprennent pas et j’ai peur de les perdre » et qui revient sur l’image qu’il renvoie : « L’image de moi est non appropriée ».
Les conséquences sanitaires et administratives (pathologies lourdes, non accès/retard aux soins, non-respect des droits) de la période de rue, engagent pour certain.e.s des enjeux vitaux. « Je vivais dans une tente. Une nuit, la neige et le froid entrent dans la tente. La Croix-Rouge, lors d’une maraude, m’a retrouvé sans connaissance, j’ai été amené par le SAMU et hospitalisé pour… une gangrène. Quand je me suis réveillé, on m’avait amputé de ma jambe droite, on ne m’avait pas dit ». C’est ainsi que M. B. nous donne accès à son expérience du syndrome d’auto-exclusion (Furtos 2007) : sa mise à l’écart pour se protéger de l’absence de reconnaissance de l’autre, terrain propice pour l’apparition de la maladie, sur laquelle il ne saura pas agir jusqu’à l’amputation.
Très souvent, les patient.es témoignent aussi de l’inégalité d’accès et du retard aux soins qu’iels subissent en étant à la rue. Par exemple M. J. : « J’avais eu un mois de traitement disponible, mais au moment de changer de ville, je n’avais ni logement, ni assistante sociale, ni médecin pour avoir une ordonnance. La tuberculose, c’est une des maladies qui fait le plus peur surtout quand on n’a pas la possibilité de se soigner. Au Soudan, les malades se mettent à la marge de la société. Je me suis moi-même mis à la marge à ce moment-là ».
Une fois les soins entamés, souvent tardivement, la confrontation à la maladie vient fragiliser à nouveau. M. R., âgé de 23 ans nous décrit : « Le médecin m’a annoncé que j’avais un cancer. Quand il a prononcé ce mot, je ne pouvais pas réaliser. Chez nous, en Afghanistan, après tout ce qu’on a vécu, puis l’exil, quand quelqu’un arrive à destination, la France par exemple, on dit « ça y est, maintenant c’est bon, c’est passé ! », le reste ce n’est presque rien : les papiers, les problèmes d’hébergement, manger ; on a sauvé notre peau. Alors quand le médecin m’annonce le cancer… je n’aurais jamais pensé que ça arrive ».
La réalité de la rue et ses violences humiliantes, faisant suite à une histoire d’exil déjà fortement fragilisante transforment son propre rapport à soi, à l’autre, aux institutions, au monde. Dans un de nos récits nous écrivions au sujet d’un jeune patient soudanais : « Il apparaît dans une grande détresse. Depuis son arrivée en France, il y a plusieurs années, et malgré son statut de réfugié qui devrait permettre une reconnaissance de droits et une certaine possibilité de stabilité, le patient erre entre squat et rue, est perdu dans ses démarches, peu ancré dans un quotidien organisé, n’a créé aucun lien amical ou social ».
Liens à la famille, aux origines, l’inscription dans le grand-temps : ce qui reste possible
La rencontre avec les patient.es dans le cadre des médiations, est entre autres, la possibilité pour celles, ceux qui le souhaitent de revenir sur des moments de vie, des bouts d’histoire avant l’arrivée en LHSS. On y découvre des parcours souvent émaillés de traumatismes, construits sur des coupures, des projets arrêtés, au croisement de l’histoire familiale, collective et sociale dans le pays d’origine, finissant par imposer l’exil (De Gaulejac, 2013). C’est ce que nous racontera Mme S. qui à ses 11 ans, au décès de sa mère, a été confiée à une amie de celle-ci : « Mon père et mon oncle ont accepté, elle disait que j’aurai un avenir meilleur en ville », femme chez qui elle sera finalement exploitée pendant plusieurs années à Conakry avant de pouvoir s’échapper. M. A., originaire du Soudan, nomme le poids de la réalité politique dans l’obligation de son exil : « Depuis que je suis né, j’ai vu des massacres, j’entends des massacres, des viols à répétition. Les gens ne sont pas protégés de manière générale ».
Pour ces patient.es dont les trajectoires sont faites de ruptures, il devient difficile de continuer à s’inscrire dans ce que Jean Furtos nomme le « grand-temps », fait d’héritage et de transmission. Certain.es patient.es, nous disent qu’iels ne savent plus comment respecter leur place assignée, telle qu’elle était initialement définie dans l’histoire familiale M. N. : « On me dit qu’après la chirurgie il faudra une surveillance. Mais alors qu’est-ce que je fais ? Je reste en France ou je rentre en Algérie car je dois m’occuper de mes parents ? ». D’autres nous expliquent comment malgré elles/eux, iels ont dû s’extraire de l’histoire familiale car le poids du malheur était trop fort : M. B. qui a perdu la trace de son frère en Libye et qui en reprenant contact avec sa famille une fois arrivé en Italie, n’a pas pu supporter « on me posait tout le temps des questions sur ce qu’il était arrivé à mon frère, mais moi je ne sais pas. Elles criaient, elles pleuraient, c’était trop difficile à supporter, alors j’ai décidé de couper les liens ». Parfois c’est aussi à cause de la mémoire impossible (Pestre, 2014), que cette extraction du « grand-temps » se fait malgré elles/eux : M. J. « J’ai même l’impression d’oublier mon passé. Je ne veux pas oublier mon passé ».
Mais l’histoire est aussi agissante. Pour certain.es, elle les rattrape inexorablement, comme pour M. R. pour qui il faut revenir sur son histoire personnelle en Afghanistan pour comprendre le diagnostic récent de son lymphome. Il nous dit avoir cessé les gestes d’automutilation qu’il s’infligeait depuis le départ de son pays, se culpabilisant de l’impact pour sa famille de certaines de ses décisions : « Enfin, avec ce cancer je suis puni par le tout-puissant de toutes les mauvaises choses que j’ai commises ! Je n’ai plus à me punir moi-même ». Il n’est pas rare pour les patient.es, que l’apparition des symptômes soit un moment qui rappelle la puissance des liens familiaux, comme par exemple pour M. E. qui nous explique que son fils au Pakistan, âgé de 11 ans, entend depuis peu les mêmes voix que lui. Tous deux, à distance, suivent donc à présent les mêmes rituels de protection. Beaucoup également nous décrivent la présence dans les rêves des êtres chers décédés depuis l’exil, pour lesquels ils ont été privés des rituels funéraires. Mme S. : « Dans mes rêves, je vois mon père qui mange du raisin. On m’a expliqué qu’il me demande des sacrifices en hommage, qu’il reste présent pour moi, même s’il ne peut rien faire ».
Les médiations transculturelles sont souvent l’occasion pour les patient.es de nous expliquer la complexité pour elles.eux, dans le maintien d’un lien avec la famille encore au pays. Déjà pour des raisons pratiques : perte des listes de contacts, vols en rue de téléphones, manque de revenu pour payer les forfaits, etc. Mais très souvent aussi, par souci de protéger la famille, de paradoxalement devoir s’exclure un peu plus pour préserver le lien existant. Certain.es coupent les liens pour ne pas participer à la transmission d’une histoire vécue comme destructrice : M. B. « J’ai 2 filles de 17 ans. Je ne veux pas les informer, je n’ai pas de nouvelles depuis 2018, je ne sais pas où elles sont. Je ne veux pas leur parler de mes malheurs, ni qu’elles viennent dans ce monde pour souffrir avec moi », d’autres choisissent la voix du secret, avec une négation d’une partie de l’histoire : M. S. « Depuis mon agression, je ne leur ai rien dit. Quand j’ai ma mère au téléphone, je prends de ses nouvelles, je tente de la soutenir. Mais je lui parle peu de moi ». Beaucoup nous rappellent également combien il est difficile de partager sur la maladie à distance, M. J. : « En apprenant la maladie, ma mère m’a dit de rentrer et de venir mourir devant elle, à quoi bon rester en France ? ».
Malgré la complexité de ces liens lointains, nous découvrons aussi au fil des médiations, la force que les patient.es peuvent trouver en elles.eux pour continuer à agir pour préserver leur héritage et continuer à croire en la puissance de la famille malgré la distance. Ainsi, Mme S., nous expliquera renoncer à déposer plainte contre une compatriote guinéenne lui ayant infligé des violences sur le territoire français (plainte qui aurait pourtant augmenté ses chances d’obtention du statut de réfugié) pour protéger sa famille encore au pays, « Pour éviter les rumeurs qui circuleront peut-être dans mon village et qui gâteront le nom de mon père décédé ». M. S., quant à lui, nous explique l’importance face à sa maladie des actions de sa tante encore au Sri Lanka, en nous montrant le talisman qu’elle lui a fait parvenir et qu’il porte à son cou : « Ça lui a coûté très cher, 50 000 roupies, elle a vu ça avec un prêtre hindou ».
Quotidien en LHSS : le lien aux équipes et à l’institution
Comme souligné précédemment, l’exil suivi de la vie en rue, nourrit pour beaucoup, un lien de méfiance envers les institutions censées apporter aide et protection. Ceci est d’autant plus patent dans le contexte de prise en charge en LHSS, c’est-à-dire du moment de survenue de la maladie, d’acmé de la vulnérabilité et du sentiment d’insécurité, comme décrit par M. S. : « Qu’est-ce que je vais faire maintenant que je suis ici [au LHSS] ? Mourir ? ! ». Le lien de dépendance à l’institution se déploie alors à différents niveaux (pour les soins, mais également pour les démarches, pour se nourrir et dormir) et peut devenir insupportable : vécu comme injuste, préjudiciable, humiliant et renforçant la défiance envers l’autre (ici, les soignant.es). M. M. : « On ne peut rien faire, on doit écouter, attendre, l’autre qui décide. C’est du mépris par les personnes qui ont l’autorité ».
Il y a « contrainte » à séjourner dans l’institution, du fait qu’il n’y a pas d’autre alternative. Et donc toute restriction/règlement lié à la vie en collectivité (chambre à plusieurs, horaires des repas, des traitements, etc.), est vécu comme une contrainte imposée par les soignant.es. Les professionnel.les incarnent alors l’autorité, parfois malgré elles.eux. Les tensions dans les relations soignant.es/soigné.es du fait de ce déséquilibre, ne sont pas rares. M. J. explique : « C’est très difficile d’être ici, je n’ai pas choisi d’être malade et d’être ici. Moi je ne force personne à s’occuper de moi. Certaines personnes semblent travailler ici contre leur gré et ce n’est pas une bonne chose ». Ou encore M. S. qui nous donne sa définition de la relation soignant.e-soigné.e : « Pour calmer les fous, il faut des fous ! ».
La barrière linguistique qui enferme beaucoup de nos patient.es, avec tous les malentendus qui en découlent, est également une source de tension fréquente entre résident.es et/ou avec les professionnel.les. M. A. revient sur ce qu’il nomme ses « crises », accès de colère qui l’épuisent : « Ce sont des conflits de langues : l’autre ne me comprend pas et je ne peux pas lui expliquer ! ».
Du côté des soignant.es, face à cette méfiance qu’iels perçoivent, mais également face à l’état de santé qui justifie leur présence, il n’est pas toujours simple de trouver la bonne distance. C’est ainsi qu’iels décrivent la posture d’une patiente qui sera vue en médiation : « Elle est fuyante, elle nous dit « à quoi ça sert de vous raconter ». Et en même temps, elle dit aussi se sentir trop seule face aux enjeux actuels ».
La médiation est donc un temps qui permet de mettre la lumière sur ces différents mécanismes. De pouvoir, de façon collégiale, redonner du sens à certains comportements constatés (refus de soins, agressivité, repli), sans forcément les légitimer ou négliger leur dimension psychopathologique, mais en les intégrant dans un contexte plus large (conditions de vie, réalité sociale, situations familiales etc.). C’est d’ailleurs le message de certain.es soi,gnant.es en fin de médiation : « La médiation aura permis une rencontre nouvelle [avec le patient], vers un relationnel nouveau, avec plus de confiance », ou encore « ça éclaircit sur l’origine potentielle de ses souffrances [celles du patient], qui sont parfois obscures ».
La situation d’isolement des patient.es accueilli.es est aussi à prendre en considération pour comprendre la complexité du lien entre patient.es et soignant.es. D’autant plus, que pour certain.es la prise en charge s’étend sur plusieurs années, faisant donc du LHSS leur lieu de vie et donnant à la relation aux professionnel.les une teinte affective, avec parfois des attentes réciproques fortes. M. S. nous rappelle l’isolement dans lequel il se trouve, face à une décision lourde de conséquences qu’il doit prendre (intervention chirurgicale après une agression en squat) : il ne peut pas en parler à sa famille en Algérie par devoir de les protéger et il ne peut pas non plus en parler à ses connaissances algériennes à Paris par crainte de s’exposer au « mauvais œil ». Il explique comment l’équipe du LHSS devient donc son seul repère dans cette situation. En réponse à cette dynamique, les professionnel.les se retrouvent parfois pris dans des rôles qui leur échappent, accompagnant les patient.es dans leurs évènements heureux (régularisation, mariage, etc.) ou malheureux (deuil, fin de vie), à travers lesquels iels incarnent parfois une présence « familière » nécessaire.
Conclusion : le soin du lien dans la médiation
Les médiations au sein des LHSS du SSP permettent d’ouvrir un espace de soin, où l’outil transculturel donne un éclairage à la clinique psychosociale dans l’exil. La dimension transculturelle est alors un levier vers la reconstitution de liens, en permettant un partage des imaginaires et des mondes.
Les témoignages des patient.e.s au cours des médiations transculturelles nous aident à réviser nos accompagnements, à réajuster nos objectifs en tant que professionnel.le.s de soins dans une rencontre avec un.e patient.e mais également dans l’accueil d’une personne impactée par la violence de sa trajectoire. Les LHSS doivent pouvoir être des lieux de répit, de mise à distance avec certaines violences, tout en restant des lieux où l’accompagnement pluriprofessionnel permet de mobiliser des projets tourner vers l’extérieur. Les médiations transculturelles encouragent ce double mouvement, viennent souligner les vulnérabilités à prendre en compte face à la singularité des parcours, mais permettent également de retrouver un élan dans les accompagnements et de faire émerger de nouvelles idées grâce à la force du collectif.
Enfin, par ce temps autour du patient.e, dédié à la narration et au transculturel, nous essayons, afin de soutenir une ébauche de resubjectivation, que les vécus de chacun.e puissent être aussi écoutés comme expériences, voire transmis comme savoir à intégrer dans l’accompagnement au sein du LHSS, mais aussi comme socle de la vie future.