Article de dossier
Le goût de l’autre
Publié dans : L’autre 2008, Vol. 9, n°2
Dossier : L’enfant et les langues
Alain BENTOLILA
Linguiste, Professeur à Paris V
Pour citer cet article :
Bentolila A. Le goût de l’autre. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2008, volume 9, n° 2, pp. 187-194
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Le goût de l’autre
Un enfant n’apprend pas le langage en grandissant ; c’est au contraire le langage qui le fait grandir. Je ne crois absolument pas que le langage se développe à partir d’aptitudes inscrites dans le génome dont certaines seraient présentes dès la naissance et d’autres programmées pour apparaître à mesure du développement cérébral. Je dirais volontiers qu’un enfant, lorsqu’il conquiert le langage, reproduit en quelques années le parcours que les premiers « hommes parleurs » ont mis infiniment de temps à tracer. Ce sont dans leurs pas qu’il met les siens, ce sont les mêmes impasses dont il s’échappe, c’est la même ambition qui le porte. Chaque enfant, balbutiant ses premiers mots, célèbre le projet de l’homme d’imposer par le verbe sa pensée au monde. Créateur bien plus qu’imitateur, découvreur plutôt que suiveur, il construit sa langue et ne reproduit pas celle des autres. Dans cette quête, il devra être accompagné de médiateurs à la fois bienveillants et exigeants qui éclaireront son chemin, lui désigneront les voies sans issue, l’inciteront à repousser avec courage les limites confortables de la connivence et de la proximité.
Mots-clés : Apprentissage, altérité, développement du langage, lexique, syntaxe.
A taste for otherness
A child does not acquire language as he grows up. On the contrary, it is language that makes him grow. I do not think that language skills develop from abilities written in the genome, some of which being present from the birth, while other are programmed to appear as the brain develops. I would rather say that a child’s language acquisition process reproduces in a few years’time the progression accomplished by the first speaking human beings in an infinitely longer time. Thus, each child follows in their footsteps, escapes the same impasses, and shares the same aspirations. Each child babbling his first words embodies the project of man to use speech as a means of imposing his own thinking to the world. As he acquires language, a child creates rather than he imitates; he discovers rather than he follows. Hence, he builds his own language and does not reproduce the others language. Throughout this quest, he will need to be guided by good but demanding mediators, who will lighten the path for him, designate dead ends to him, and encourage him to push himself beyond the safe limits of collusion and proximity.
Keywords: Learning, alterity, language skills development, vocabulary, syntax.
El gusto al otro
Un niño no aprende el lenguaje al crecer; es al contrario el lenguaje el que le hace crecer. No creo en absoluto que el lenguaje se desarrolle partiendo de aptitudes inscritas en el genoma y que algunas de ellas estarían presentes desde el día en que nació y que otras estarían programadas para aparecer a medida que se desarrolle el cerebro. Yo diría más bien que un niño, cuando conquista el lenguaje, reproduce en pocos años el recorrido que los «hombres parlantes» pusieron tanto tiempo en trazar. Son sus pasos los que sigue, son los mismos atolladeros de los que escapa, es la misma ambición que los lleva. Cada niño, al balbucear sus primeras palabras, celebra el proyecto del hombre de imponer su pensar al mundo mediante el verbo. Es más bien creador que imitador, más bien descubridor que seguidor, construye su lengua y no reproduce la de los demás. En esta búsqueda tendrán que acompañarle mediadores que sean a la vez benevolentes y exigentes, quienes alumbrarán su camino, le enseñarán las vías sin salida, le incitarán a rechazar con valor los límites confortables de la connivencia y de la proximidad.
Palabras claves: Aprendizaje, alteridad, desarrollo del lenguaje, léxico, síntaxis.
Avec ses gestes et son regard qui peu à peu affirment son goût de l’autre, avec ses premiers mots gagnant progressivement constance phonique et poids sémantique, l’enfant manifeste deux intentions complémentaires : la première est celle de la demande (je veux, j’exige, j’ai besoin de) ; la seconde est celle de la désignation (je montre, j’identifie). Dans l’un et l’autre cas, il s’agit avant tout de partager avec sa mère un accord sur le découpage d’une réalité sans cesse questionnée par l’émergence de la parole.
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