Le diable, l’exorciste et le psychanalyste. Conversations sur le mal et la possession

Maurice Bellot, Alberto Velasco
Eds Favre, Genève, février 2017

Ce livre sur le mal et le diable offre bien des surprises et d’éléments de réflexion à tous ceux qui s’intéressent à la traversée du religieux au thérapeutique, du mystique au pathologique, passages familiers dans la pratique de la psychiatrie en situation transculturelle. Il se construit dans un dialogue dynamique entre M. Bellot, exorciste officiel de Paris de 1994 à 2008, et le Dr A Velasco, psychiatre et psychanalyste. Dans cette rencontre il n’est surement pas anodin que le Dr Velasco soit d’origine latino-américaine, ni de savoir que M. Bellot, a bénéficié d’un parcours psychanalytique personnel. Le livre est le résultat de treize ans de collaboration réciproque, dans l’aide aux personnes « envoutées », « hantées » ou « possédées » qui faisaient appel à l’exorciste de Paris, à deux pas de la fontaine St Michel.

On est d’abord surpris d’apprendre combien l’exorcisme est une pratique consacrée au sein de l’église catholique. Il existe près de 100 exorcistes nommés en France, un par diocèse ou département. Tous les ans, près de 1500 personnes s’adresseraient au service d’exorcisme de Paris qui couvre l’Ile de France ! On comprend peu à peu que le diable et la possession, loin d’être exotiques, continuent à traverser notre société.

Mais d’autres surprises, assez paradoxales, attendent le lecteur : si l’exorcisme est bien défini dans les textes du concile Vatican II (1962-1965), l’existence du diable, elle, ne fait pas partie du credo catholique. C’est-à-dire : on peut être un bon chrétien et bon prêtre que l’on croie au diable ou pas. Et pourtant on le représente, la bible en parle, on produit des rites, on le combat etc. Mais il s’avère que dans la théologie chrétienne le diable ne peut être ni le contraire, ni l’opposant de leur dieu (qui ne peut pas avoir de rival). La figure du mal est ainsi réduite à une stature de créature, dont l’existence n’est pas assurée. On apprend aussi que même les exorcistes français sont partagés entre deux courants principaux : ceux qui croient au diable et ceux qui ont une interprétation psychologique de la plainte. Et voilà les chrétiens diaboliquement divisés.

Décidément riche en questionnements, ce livre aborde d’innombrables facettes du thème. Les auteurs suivent le diable et l’exorcisme dans l’histoire et dans la culture occidentale et discutent : Qu’est-ce un exorciste, qui sont ils ? Quelles sont leurs pratiques ? Qui sont les personnes qui font appel à eux avec quelle attente ? Qu’est-ce le diable pour un psychanalyste ? Comment un psychiatre peut-il comprendre et répondre à un envouté ?

Pour M. Bellot la mission première de l’exorciste serait de « disqualifier le diable et le remettre à sa place, qui est une place secondaire ». Il ne propose pas de combats, d’arrachements et d’incantations spectaculaires, mais surtout de l’écoute, quelques rituels et des prières qui s’adressent plus à Dieu qu’au diable. Apparemment le prêtre dispose d’une grande marge de création, vu que l’exorcisme n’est pas un sacrement, et M. Bellot expose comment ses réponses se sont produites devant les situations limites rencontrées.

Les éléments pratiques de cette affaire méritent d’être connus. L’exorciste de Paris travaille avec une équipe d’une dizaine de personnes, dont trois prêtres, quatre religieuses et six laïcs, qui proposent un accueil en trois étapes d’explicitation et d’élaboration de la demande. Ils reçoivent d’abord par téléphone, puis en entretien préliminaire, avant de pouvoir rencontrer l’exorciste. Beaucoup se contentent des premières rencontres et dispensent l’intervention de l’exorciste. Ici un certain effet de la parole semble suffire. Inspiré des pratiques de Jésus Christ décrites dans le Nouveau Testament, une fois devant le possédé, M. Bellot s’emploie encore à faire dire de quoi souffre la personne et surtout à obtenir l’expression de sa demande, notamment par l’explicitation de sa volonté à se débarrasser du mal qui l’afflige.

Il est intéressant de noter, malgré le fort dégré de psychologisation des propos de M. Bellot, la place très particulière donnée à l’ambiance et au lieu, ainsi qu’aux pratiques rituelles et corporelles (l’eau bénite, le touché etc.) dans l’accueil et la réponse proposée aux possédés franciliens.

Il faut savoir que la majorité de personnes consultant l’exorciste de la diocèse catholique sont issus d’autres religions voire d’autres cultures (à savoir Afrique, Haïti, Antilles, et notamment une forte représentation de musulmans etc.), ce qui constitue une véritable consultation « transreligieuse ».

Mais le mal, et son représentant diabolique, ne transitent pas uniquement d’une religion à une autre, il défie également les différents systèmes de compréhension. Empreint de son époque, le Concile Vatican II recommande à l’exorciste de faire appel à un psychiatre afin de ne pas se laisser abuser par la crédulité de la personne souffrante. Dans ce cadre le Dr A. Velasco et M. Bellot (qui par le passé avait un peu collaboré avec T. Nathan) réalisaient de séances régulières de travail, occasion de croiser les interprétations et prendre du recul. Ils constatent que bien rares furent les « possédés » qui se résignèrent à traverser la frontière et devenir « patients » en allant consulter le psychiatre.

Bien des différences sont également abordées dans ce dialogue sur le mal et le diable. Le patient s’adresse au psychiatre parce qu’il souffre, et on ne s’attend pas à ce que la vérité sorte de la bouche du psychanalyste. C’est d’ailleurs avec justesse que le Dr Velasco remarque que le nom du mal, la présence du diable est le plus souvent annoncée par un autre, comme « tu souffres d’avoir le diable en toi », ce qui a souvent un effet foudroyant d’explication et d’interprétation. Chez l’exorciste les « envoûtés » semblent avoir surtout deux types de sollicitations : 1 – Ils attendent une forme d’expertise, de verdict : ils voudraient savoir s’il s’agit du diable ou pas. 2 – Dans le cas affirmatif le possédé demande à l’expert de le débarrasser du mal.

Le diable se joue des frontières et sème des signes, comme c’est le cas pour le film américain L’Exorciste, du début des années 1970, dirigé par W Friedkin. Les esprits sont troublés quand, quarante ans plus tard, ils entendent « Allah Akbar » comme les premiers mots qui ouvrent le film, dans un écran encore noir, suivi d’images de fouilles archéologiques situées au nord de l’Irak de Saddam Hussein, aujourd’hui occupées par DAESH. Qui se souvient encore, que devant le comportement incompréhensible de sa fille, la protagoniste consulte un neurologue qui prescrit de la Ritaline, en ajoutant qu’il n’a aucune idée de comment il agit et que la psychologie n’est pas son domaine ? Souvenez-vous que par la suite la mère fera appel à un prêtre, qui lui est également psychiatre et boxeur ? C’est comme ça, dans l’après-coup et dans les frontières mouvantes de l’incompréhensible, que le diable (comme ferait l’inconscient freudien) est toujours prêt à donner du sens et des significations – serait-ce prémonitoire ? – au hasard et à l’insaisissable.

L’effet de surprise que le livre dégage provient probablement de l’idée que l’on voudrait se faire de la place centrale de la raison dans notre propre société occidentale. Le transcendant, le mystique, le religieux, nous semblent relégués aux caves de la modernité et voilà qu’on apprend que le diable existe encore et qu’il joue un rôle éloquent dans le quotidien de bien de nos contemporains. Faut-il rappeler combien l’exorcisme est au cœur des pratiques spectaculaires des dits « évangélistes » ou « pentecôtistes » et autres variations modernes du christianisme que se multiplient en Afrique, en Amérique et à Paris ?

A travers ce dialogue sur le diable et l’exorcisme, on est amené à réfléchir non seulement sur la place du mal dans notre société – fut-il incarné sous forme de diable ou pas – comme sur le rôle toujours prégnant du religieux et du mystique dans une modernité en rien exotique, qui se veut marchande, calculatrice, scientifique et rationnelle.

Comme le démon, ce livre est très actuel, puisque dans ce monde de frontières, de certitudes et d’intolérances qui se côtoient, le mal s’engendre dans les interstices de l’incompréhensible et de l’insupportable. Qu’on se le dise : le diable vit et vivra encore dans tout ce qui nous divise.