Éditorial

© Thomas Claveirole, Portail d'un parc, Tobol'sk, Oblast de Tioumen, Russie, juillet 2010. Source (CC BY-SA 2.0)

Les adolescents et le monde


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Moro MR. Les adolescents et le Monde. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2016, vol. 17, n°3, PP. 261-263


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/les-adolescents-et-le-monde/

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Notre monde se rétrécit malgré les moyens de communication qui devraient permettre de se parler, de voyager, d’échanger, d’apprendre les uns des autres, plus facilement. On évoque plus volontiers le djihadisme, le nihilisme, la violence, les bouleversements de la mondialisation que l’engagement, les valeurs, l’envie d’ailleurs. Dans ce monde quelle place pour notre jeunesse, pour nos enfants ? Quelles promesses faire à ceux qui naissent aujourd’hui et à ceux adolescents qui, pour devenir adultes, ont besoin de désirer le monde et de vouloir le changer. Comment permettre à nos enfants de faire leur propre récit ?

Je m’inquiète de voir les rêves de notre jeunesse, détruits, ou moqués. Mais parfois, je m’inquiète aussi de ne pas la voir assez combative, de la voir renoncer devant un effort qui leur semble indépassable tant on leur a dit que le monde est injuste et inquiétant. Je m’inquiète de la non-convocation de la diversité de la connaissance et celle des imaginaires.

Nous avons un rôle important à jouer auprès de la jeunesse dont nous sommes, pour l’heure, responsables. Parfois en la regardant, nous repensons à notre propre jeunesse : n’y faisait-il pas meilleur vivre ? Les idéaux n’étaient-ils pas plus forts ? Tout cela n’est qu’une vue de l’esprit. Nulle objectivité, juste un récit retravaillé par les yeux d’adultes et par ceux d’une époque. Le monde dans lequel nous avons grandi n’était ni plus, ni moins beau que celui dans lequel nous vivons actuellement. Il est, tout simplement. Mais de cette perspective naît l’obsession du déclin ou du retour en arrière. Comment voulez-vous que jeunesse se fasse si on ne cesse de lui répéter qu’elle vit une époque affreuse et que nous courons à notre perte ? On ne peut accuser cette jeunesse de maux qui ne relèvent pas d’elle, ni de briser ses rêves ou de ne pas croire en eux. Tel groupe de jeunes vient de créer une clinique du droit à Paris, remède à l’injustice, tel autre imagine un astucieux dispositif pour que les familles précaires puissent se grouper pour acheter de l’énergie…

Plutôt que d’avoir peur ou de perdre espoir, ce que nous demandent nos adolescents, c’est d’être authentiques et de leurs transmettre des histoires et des outils de vie. Mais cette transmission ne doit pas être un fardeau, au contraire, il s’agit de liberté et d’optimisme.

C’est pourquoi nous devons apprendre nos enfants à être libre de construire leur propre identité dans un monde qui leur donne parfois envie de ne jamais sortir de chez soi. Libre de vouloir changer le monde mais surtout de s’en donner les moyens.

Mais ce n’est pas si facile de croire en nos enfants et de les considérer avec bienveillance. Pour Marcel Conche, le métaphysicien, quelle que soit la position philosophique que l’on prenne, on est obligé de penser la condition des enfants et dans cette condition, arrive au premier plan celle des violences qu’on leur fait subir au nom de ce que chaque société considère comme nécessaire pour grandir et devenir une femme ou un homme. Et quelle que soit cette société, la dose est grande, toujours. Elle se situe parfois dans des attentes ou des projections différentes, mais cette violence est toujours présente. Sans doute y a-t-il une dose nécessaire et incompréhensible, la violence du réel en quelque sorte. Cependant on peut légitimement s’interroger sur l’intensité de cette violence, sur l’universalité des pressions qu’on exerce sur eux, de la crainte ou de la déception qu’on nourrit si vite à leur égard.

Dans d’autres temps troublés, au décours de la seconde guerre mondiale, le génial Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, insistait sur le fait que l’objectif de toute intervention auprès des enfants, c’était de leur permettre de penser ou de d’être capable de penser à nouveau que « la vie vaut la peine d’être vécue » pour elle-même, par elle-même et pour les autres. Cet objectif reste aujourd’hui plus actuel que jamais. Et de manière encore plus optimiste, qu’est ce qui peut permettre « d’élever des enfants capables d’édifier un monde meilleur que celui qu’ils tiennent de nous » ? Pour Devereux, l’inventeur de la clinique transculturelle, c’est-à-dire d’une clinique qui puisse s’appliquer à tous quelle que soit sa culture ou son lieu de vie, c’est la psychologie de l’enfant qui peut permettre ce changement, ce progrès, ce supplément d’âme. Pour ma part, je crois qu’au-delà de la psychologie, c’est tout simplement la tâche de tous les parents et de la société tout entière que de croire que nos enfants sont créatifs et feront mieux que nous, pas en termes d’ascenseur social, mais en termes collectifs, de bien commun.

C’est ce que les enfants dont je m’occupe m’ont appris. Je rencontre des enfants et des adolescents d’ici qui ont perdu l’envie de vivre, qui ont peur de l’école, qui attaquent leur corps ou la vie qui est en eux. Je rencontre aussi des adolescents de familles du monde entier qui ont migré pour venir chez nous se protéger ou simplement vivre. Je rencontre aussi ces aventuriers, véritables Don Quichotte des temps modernes, qui traversent l’Europe et les mers pour venir, seuls, tenter leur chance en France ou sur leur chemin de l’Angleterre. A chaque rencontre avec Solenn, Marie, Antoine, Ali, Massoud, Soledad, Vicky ou une de leurs sœurs ou de leurs frères, je me dis, quelle chance j’ai d’être sur leur chemin, quelle chance qu’ils m’autorisent à intervenir dans leur vie, pour être un médiateur entre eux et le monde et trouver, avec eux, la meilleure façon d’agir sur le monde.

Je me souviens, par exemple, d’un adolescent espiègle qui dans un groupe de paroles que j’anime à la Maison des adolescents1 me disait :

« - Madame, vous en avez pas marre de vous occuper d’adolescents ? On dit qu’on est désagréables et décevants et parfois on voit cela dans les yeux de nos parents mais aussi de nos professeurs… Alors pourquoi pas vous ? »

Et moi de lui répondre presque sans réfléchir : – Parce que vous êtes aimables…

– Alors c’est parce que vous voyez ce que nous allons devenir ! ».

J’ai trouvé sa réplique bien plus pertinente que la mienne : Voir les possibles en eux…

Cette leçon que nous donnent ces adolescents qui se posent des questions existentielles sur eux, sur les adultes, sur leurs parents ou sur le monde, vaut pour tous les adolescents dans leur diversité et plaide pour qu’on reconnaisse leurs parcours dans notre société multiculturelle et quelque peu frileuse et normative qui ne reconnaît pas à tous ses enfants les mêmes chances et les mêmes possibles.

On dit en effet, que c’est le plus bel âge de la vie et c’est souvent ainsi. Pourtant, en même temps on l’associe à l’ennui, à la révolte, à l’émergence du sexuel, aux transgressions, aux questionnements identitaires, à La Nuit Debout au besoin d’utopie. On oublie notre adolescence dès qu’on en est sorti, au moins en partie et dans ses aspects les plus spécifiques. Et notre société a souvent tendance à considérer qu’ils en font trop ou pas assez. Certains vont présenter des adolescences interminables et vont reculer le moment d’entrer dans la vie active, on critique leur indolence et leur manque de responsabilités ; d’autres vont entreprendre très tôt à partir d’intuitions, de compétences qui leurs sont propres dans le domaine de la création virtuelle ou des logiciels par exemple, et alors on les critique aussi parce qu’ils bouleverseraient l’ordre des choses, d’abord apprendre puis agir dans le monde des adultes, « le vrai monde ». Or ce qui caractérise la jeunesse, c’est la nécessité d’inventer, d’innover, d’imaginer des manières de faire, de modifier les hiérarchies, de vivre, de s’engager, d’expérimenter toutes les formes de liberté, modalités adaptées à leur temporalité, à leur subjectivité aussi. Il y a sans doute un peu de transgression dans toute adolescence, une envie de s’émanciper de la tutelle et des conseils parentaux ou de ceux des adultes qui croient savoir, mais c’est beaucoup plus que cela ! C’est avant tout une forme d’engagement dans la vie, d’invention de formes et de manières qui correspondent à cet âge de la diversité, de la nécessité d’advenir et de penser et de faire par soi-même.

Ces enfants, ces adolescents nous obligent aussi à avancer dans la création d’imaginaires de la diversité qu’elle soit psychologique, sociale ou culturelle. Imaginaires si importants pour ne pas renoncer à changer le monde ou du moins son lien au monde où il y aurait une place pour chacun et pour tous. Et comme le dit Mabanckou, refusez la départementalisation de l’imaginaire.

Etre parents aujourd’hui c’est d’abord assumer cette imaginaire et cette vision du futur, des futurs, des possibles, pour l’adolescent et le monde.