Éditorial

© Carlo Alfredo Clerici psicologiaclinica Lampedusa porta d'Europa. Source (CC BY 2.0)

Lampedusa : une attaque à la condition humaine ?


Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Crépon M. Le consentement meurtrier. Paris : Les Editions du Cerf ; 2012.

Pour citer cet article :

Mestre C. Lampedusa : une attaque à la condition humaine ? L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2014, volume 15, n°1, pp. 5-6


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/lampedusa-une-attaque-a-la-condition-humaine/

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Combien étaient-ils ceux qui sont morts et ont disparu lors du naufrage début octobre 2013 au large de Lampedusa, des Africains tentant de rallier les côtes européennes ? 100 ? 130 ? Plus ? Les corps retrouvés, d’adultes et d’enfants, déposés dans des cercueils numérotés, ont trouvé un exil bien dérisoire en accédant à la nationalité italienne, tandis que les rescapés ont poursuivi leur route de douleur et d’errance.

Cette tragédie n’est que la partie émergée d’un drame migratoire contemporain plus grave et plus grand que l’on n’hésitera pas à nommer une guerre, tant les enjeux sont gigantesques, les positions étatiques et civiles contradictoires.

Combien de milliers de cadavres jonchent le fond de la Méditerranée, restes honteux de femmes, d’hommes, de jeunes qui fuient leur pays, rêvant au risque de leur mort, de terres hospitalières et d’une vie meilleure ? Combien de Syriens et d’autres qui fuient la guerre, devenus indésirables pour nos gouvernements ?

La mer est une dévoreuse d’êtres humains, mais que dire de l’immensité du désert du Sahel où se perdent et meurent aussi tant de migrants ? Des chiffres et des listes s’allongent, terrifiants ; ils cachent et recouvrent le visage de personnes dont on ne saura rien de leur vie, de leurs espoirs et de leur chagrin. A ceux qui restent, il faut tendre notre écoute et offrir notre regard. Des voix de réfugiés, par leurs balbutiements et leurs mots ânonnés, révèlent dans les consultations qui leur sont destinées, de façon furtive et effrayée, la perte d’un proche, la brûlure de la faim et de la soif, la cruauté d’un passeur véreux, et la vision fulgurante de la mort.

En tant que simples citoyens, nous avons lu dans les journaux et les médias, la réaction de nos politiques nationaux et européens 1. Il est étonnant de constater combien celle de la maire de Lampedusa, qui a été au front de la tragédie, tranchait par rapport aux dispositions officielles qui ont suivi. Elle s’est montrée affectée, elle qui, a-t-on pu lire, fait beaucoup pour améliorer le quotidien des exilés sur son île. De même, le rapporteur spécial de l’ONU sur la protection des migrants a fustigé la criminalisation de l’immigration clandestine, accusée de ne provoquer que des tragédies. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a déploré l’effet délétère sur les droits de l’homme de la politique de contrôle des frontières sur les droits fondamentaux à quitter son pays et à demander l’asile. Ces mesures répressives n’atteignent pas que les lointains habitants de l’Afrique, mais aussi ceux de l’intérieur de l’Europe.

Ainsi les Etats européens participent au bafouement des valeurs de l’hospitalité, du respect de la liberté de circulation, et ferment les yeux sur les exactions et les humiliations exercées sur les étrangers à la terre européenne.

Le renforcement des contrôles des frontières, sous couvert de la lutte contre le trafic d’humains, oblige les personnes qui fuient à prendre des routes de plus en plus dangereuses, à risquer l’enfermement, la violation de leurs droits, le viol de leur être et… la mort. Alors, Lampedusa est-il le signe d’un acquiescement, par omission ou indifférence, à une forme de violence qui balaie la dignité de notre condition humaine, et le rêve abandonné de la liberté et de la justice, qui seraient les corollaires obligés de la sécurité de nos démocraties, le pari mensonger de notre tranquillité ?

A côté des actions des sans papiers eux-mêmes et des prises de position politique, la question est, pour le plus grand nombre d’entre nous, de savoir comment lutter contre ce « consentement meurtrier » 2, cet accommodement avec la mort violente, cette tentation de la résignation qui transige avec les principes les plus importants : le respect d’autrui et la justice. Comment exercer son esprit critique face à ce pacte négatif sur des enjeux qui concernent la vulnérabilité d’autrui ? Quels moyens avons-nous encore de clamer notre refus de ces violences mortelles, de réclamer du soin pour ceux qui en ont besoin, si ce n’est d’abord par le sentiment de la honte, les mots de l’indignation et de la révolte ?

  1. Les gouvernements européens réunis le 25 octobre à Bruxelles pour se pencher sur les conséquences d’un tel drame, ont décidé de ne rien changer à la politique migratoire européenne, en dehors de la mise en place d’un groupe de travail qui fera des propositions…
  2. Marc Crépon (2012) désigne par « consentement meurtrier » toute acceptation active ou passive de la mort d’autrui ; ces formes de consentement sont multiples pour des violences qui ne sont pas équivalentes. La vraie question, face à l’inéluctabilité de ce consentement, est d’en comprendre les ressorts et, si possible, en limiter les effets.