Éditorial

© Taymaz Valley, Angry, Faces 2013 Source (CC BY 2.0)

Colère noire et « destins raciaux » de l’après Obama

et


Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Baldwin J. (1962) La prochaine fois, le feu. Paris : Gallimard, collection Folio ; 1963.

Beauchemin C, Hamel C, Simon P Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France. Paris, Ined ; 2015.

Coates T. (2015) Une colère noire. Lettre à mon fils. Paris : Editions Autrement ; 2016.

King D. « Pour les Afro-Américains, amer bilan d’une présidence noire ». https://www.monde-diplomatique.fr/2015/01/KING/51972

Mansouri M. Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Paris : Presses universitaires de France ; 2013.

Mestre C. « Peau claire et masques noirs. Les luttes anticolonialistes et féministes de Françoise Vergès ». L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2016 ; 17(1) : 91-105.

Pour citer cet article :

Mestre C, Moro MR. Colère noire et « destins raciaux » de l’après Obama. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°1, pp. 5-8


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L’élection d’un noir américain à la tête de la maison blanche n’aura pas suffi à changer la condition noire aux Etats d’Amérique. Tel est le constat que l’on peut lire dans tous les articles faisant le constat des huit ans de présidence de Barack Obama1. La liste macabre des Noirs tués par des policiers blancs s’allonge tristement : Philando Castile, Alton Sterling, Freddie Gray… Mickael Brown… Trayvon Martin… majoritairement des hommes jeunes ou moins jeunes, adolescents, pères de famille, tués sans défense par des policiers voyant en eux un danger imminent et revendiquant la légitime défense. Ils sont au moins 123 à avoir été abattus en 2016, selon un décompte du Washington Post. Des manifestations monstres ont traversé l’Amérique manifestant une colère profonde contre un racisme qui ne veut pas disparaître. « Quand Trayvon Martin a été tué, j’ai dit qu’il aurait pu être mon fils. Autrement dit, Trayvon Martin, ç’aurait pu être moi il y a trente-cinq ans. () Rares sont les Afro-Américains qui n’ont pas fait l’expérience d’être suivis quand ils font des courses dans un grand magasin. Moi aussi, j’ai connu ça. () Rares sont les Afro-Américains qui n’ont pas fait l’expérience de prendre l’ascenseur et de voir une femme serrer son porte-monnaie nerveusement et retenir sa respiration jusqu’à ce qu’elle puisse sortir » expliqua Barack Obama avec émotion. Les déclarations d’un seul homme, Président et noir fut-il, n’ont pu éviter l’embrasement de la colère et réactualiser des réponses politiques adaptées aux crises successives.

Ta-Nehisi Coates est venu en France présenter son livre couronné du National Book Award 2015 : Une colère noire. Lettre à mon fils (2016), entouré de la préface d’Alain Mabanckou et d’un éloge de Toni Morrison. L’auteur, journaliste, se livre à un récit poignant à partir d’une expression qu’il utilise souvent : « perdre son corps ». Il fait surgir dans ce petit livre dense et passionnant, le revers de la démocratie américaine, son insu le plus puissant : la contradiction de se revendiquer la plus noble et grande démocratie et d’accepter la notion de « race » alors que c’est une construction sociale et pas une substance, de se proclamer comme une nation protégeant les droits humains et de feindre d’ignorer qu’elle se construit encore sur la négation du corps des Noirs. Il ne semble pas facile de trouver les mots de ce que vivent des millions d’Américains : la crainte d’avoir son corps détruit sous le plus petit prétexte, c’est pourtant le fil conducteur de ce monologue adressé à son fils. Ta-Nehisi Coates, enfant de Baltimore, met ainsi en mots la peur subie, inculquée, vécue au quotidien par un individu noir, avec ses avatars : la rage, l’excitation, la confrontation, la violence et tout un ensemble de règles et de rites destinés à se protéger dans la rue. Il raconte aussi que, grâce à sa mère, il a pu se confronter à cette réalité par des questions, et grâce aux livres et au militantisme de son père, trouver le chemin de la clairvoyance. Le message est profondément politique : l’appel à la responsabilité individuelle, qui s’accommode de l’échec planifié des jeunes noirs est juste la « disculpation à grande échelle » (ibid. : 55), la manière de traverser l’histoire sans en reconnaître les erreurs et les fautes, la destruction des corps commencée avec l’esclavage et qui continue.

Ta-Nehisi Coates s’inscrit ainsi donc dans la généalogie des Noirs qui se sont révoltés dès la période de l’esclavage et dans le sillage d’un Malcolm X. Ses armes il les a affutées, dans ce qu’il appelle « La Mecque », à l’université Howard. « La Mecque, elle, est une machine, conçue pour récupérer et concentrer l’énergie sombre de tous les peuples africains afin de l’injecter directement dans le corps des étudiants » (ibid. : 62), elle est un domaine par où sont passés de grands penseurs noirs. Le « monde noir » qui s’y développait, concentrait tout ce que les Blancs, réunis pour sauver leurs pouvoirs, avaient exclu et marginalisé, tout ce qui vivait en dehors des limites érigées en premier par les planteurs de la Virginie. Loin d’être un autre ghetto, et c’est là l’intérêt de sa quête, il est en fait « le monde occidental lui-même » (ibid. : 66). Le jeune malcomiste va s’approprier par l’histoire, la poésie, une compréhension de ce monde dont la couleur, noire, ne se confond pas exactement avec celui des humains qui ont des téguments foncés : être noir, c’est avoir un corps rendu vulnérable, c’est être un être humain transformé en « objet devenu paria » (ibid. : 81). L’amour sera aussi un puissant moteur de sa métamorphose.

Cet apprentissage intellectuel et affectif ne le protégea pas, bien sûr, du réel quotidien des noirs aux USA. Ta-Nehisi Coates fit l’objet de menaces policières et vécut dans sa chair la cruelle réalité d’être noir. Un de ses amis de l’université, dénommé Prince Carmen Jones, fut assassiné, réalisant la prophétie redoutée : « Je savais… que Prince n’avait pas tant été tué par un simple policier qu’assassiné par son pays et par toutes les peurs qui ont marqué ce pays dès sa naissance » (ibid. : 109). Ce d’autant plus que l’assassinat eut lieu dans un comté (Prince George) où la population et les autorités sont majoritairement noires et il fut commis par un policier noir !

Alors que dire de cette peur à son enfant ? Comment interpréter un geste aussi simple et banal qu’une main (blanche) excédée qui pousse son fils (petit) dans le tohu-bohu d’une grande surface si ce n’est comme un geste de domination héritée de siècles d’appropriation des corps noirs ? Comment apprendre à un enfant à vivre dans une Amérique où même un Obama peut s’identifier à un mort assassiné ? L’auteur inscrit cette inféodation dans l’histoire américaine : de la guerre d’indépendance à celle de la seconde guerre mondiale, en passant par l’esclavage du Sud et les lois Jim Crow qui ont instauré la ségrégation raciale. La conclusion historique d’un tel legs tient en une phrase : « Voilà ce que je voudrais que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. » (Ibid. : 139).

L’expérience de cet auteur va bien au-delà d’un témoignage de comment être fier de ce que l’on est, de s’affirmer envers et contre tout, il est une lecture du grand Rêve américain, rêve de réussite matérielle qui repose sur le scandale de la domination des corps noirs et que le seul mot « race » ne peut contenir. En effet, c’est le racisme qui crée la race. Et Ta-Nehesi Coates refuse une lecture essentialiste de son monde, mais appelle plutôt aux tissages des mondes en partageant les expériences fondatrices et belles qui ont contribué et contribuent à lutter contre l’anéantissement des uns et la supériorité arrogante des autres. La sienne est passée aussi par la mort d’un proche qu’il a interrogée en tant qu’ami et journaliste. Cette mort est emblématique du vécu des Noirs américains et d’une actualité brûlante qui ne semble pas devoir s’éteindre.

La présidence d’Obama ne semble pas avoir modifié la donne. L’universitaire Desmond King (2015) rappelle que la lutte contre les discriminations ne repose plus sur un consensus démocrate-républicain. Les lois des années 60 : la loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) en 1964, la loi sur le droit de vote (Voting Rights Act) en 1965, les lois sur l’éducation (Higher Education Act et Elementary and Secondary Education Act) de 1965, fruits de longues batailles n’ont pu voir le jour que grâce à la volonté d’hommes et de femmes des deux parties. Aujourd’hui, rappelle-t-il, les lignes de failles ont évolué : les démocrates prônent des politiques incluant les questions « raciales » tandis que les républicains considèrent que la lutte contre les discriminations raciales relèvent de la seule volonté individuelle (et non plus collective). Sur le plan littéraire, Toni Morrison, Prix Nobel de Littérature et influente éditrice aux Etats d’Amérique, fait de Ta-Nehesi Coates l’héritier d’un James Baldwin, auteur de La prochaine fois le feu, paru en 1963, et dont le propos cinglant n’en appelait pas moins à la modération. Il est intéressant de remarquer que cette publication s’inscrit dans une période de modification profonde de la politique à l’égard des Noirs ; elle finissait sur un vœu : « Il nous faut agir maintenant comme si tout dépendait de nous – faire autrement serait un crime. Si nous nous montrons dignes-et par nous j’entends les Blancs relativement conscients et les Noirs relativement conscients qui devons, tels des amants, faire pression sur ou créer la conscience des autres – peut-être la poignée que nous sommes pourra-t-elle mettre fin au cauchemar racial, faire de notre pays un vrai pays et changer le cours de l’histoire » (1963 : 136). Une colère noire pourrait-il infléchir également le destin des minorités américaines ?

Deux questions émergent à la lecture de ce livre : qu’en sera-t-il de cette problématique sous la présidence de Trump ? Sa célèbre et affichée misogynie est connue mais qu’en est-il du sentiment égalitariste et d’une éventuelle volonté réformatrice sur la question « raciale » ? (Ta-Nehesi Coates a appelé à voter Hillary Clinton). L’avenir nous le confirmera, mais la messe semble être dite. La deuxième concerne la France : qu’en est-il ici de la question des « minorités visibles » ? Alain Mabanckou, écrivain français passant une grande partie de son temps aux USA, rappelle dans la préface de Une colère noire que l’histoire française ne permet pas de comprendre le mot « race » de façon identique. Il rappelle que notre hexagone a connu par le mouvement de la négritude, une revendication « noire » portée par nos plus grands écrivains colonisés et français. Ainsi, la lutte n’est pas la même : si les Etats-Unis vivent encore sous l’ombre de l’héritage esclavagiste, nous avons à peine commencé « la déconstruction de l’inconscient colonial sur la place publique » (2016 : 12).

Voici donc un programme qui devrait nous concerner, et particulièrement dans le domaine transculturel ! La mort de Zyed et Bouna en 2005 a été le point de départ de réflexions et d’analyses fondamentales sur notre héritage colonial et l’insu qu’il génère (Mansouri 2013). Le livre de Ta-Nehesi Coates nous apprend beaucoup sur la peur de « perdre son corps » : comment l’histoire et son insu se logent au cœur de notre démocratie2 et s’inscrivent de manière très profonde dans les corps et notamment ceux des jeunes « de minorités visibles » vivant en France avec la hantise d’être l’objet d’arrestations, de discriminations et de ségrégation. En France aujourd’hui, ces vexations et ces relégations concernent aussi tous ceux, en particulier de sexe masculin, qui ont à voir avec des affiliations musulmanes si on en croit les données de la grande enquête Teo (Beauchemin et al., 2015) qui s’intéresse au destin des migrants et de leurs enfants sur plusieurs générations et sur différents territoires de la république.

En cela, France et Etats-Unis partagent le même destin, même si leur histoire diffère.

Bordeaux, le 29 décembre 2016.

  1. Il ne s’agit pas d’aborder ici le bilan d’Obama, la presse, le web regorgent d’articles qui font de sa présidence un bilan contrasté.
  2. Retrouver l’interview de Françoise Vergès (Mestre 2016) qui appelle à la décolonisation de nos savoirs et de nos politiques.