Débat

© Chris Metcalf, Crayola Lincoln Logs. Source (CC BY 2.0)

Parler plusieurs langues : le monde des bilingues

Quelques réflexions de l’auteur


François GROSJEAN

François GROSJEAN est professeur émérite à l’Université de Neuchâtel en Suisse, psycholinguiste.

Pour citer cet article :

Grosjean F, Parler plusieurs langues : le monde des bilingues. Quelques réflexions de l’auteur. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1, pp. 106-107


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/debats/parler-plusieurs-langues-le-monde-des-bilingues/

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Bilingue depuis l’âge de huit ans, j’ai commencé à m’intéresser à ceux qui utilisent deux ou plusieurs langues pendant les années soixante à Paris quand je préparais mon mémoire de maîtrise. Mon premier livre sur le sujet est sorti en 1982 et je n’ai cessé depuis de m’intéresser à ceux qui sont bilingues et biculturels.

Près de cinquante ans après mes premiers pas dans ce domaine, je viens de rédiger un nouvel ouvrage, Parler plusieurs langues : le monde des bilingues1, le cinquième sur cette thématique, mais en français cette fois-ci car les aléas de la vie ont fait que j’ai surtout mené mes recherches, et écrit mes ouvrages, en anglais.

L’objectif du livre est de permettre de mieux comprendre une réalité linguistique qui caractérise tant de personnes à travers le monde. Malgré l’absence de statistiques précises, on estime qu’environ la moitié de la population mondiale se sert régulièrement de deux ou de plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours. En France environ 13 millions d’habitants, soit 20 % de la population, sont bilingues – ils parlent le français et une ou plusieurs des 400 langues qui se trouvent sur le territoire.

Dans l’ouvrage, j’évoque l’étendue du phénomène et décris les caractéristiques linguistiques et psycholinguistiques des adultes et des enfants bilingues. Je mets l’accent sur le rôle de la famille et de l’école dans le devenir bilingue et rends compte des effets, largement positifs, sur le développement cognitif de l’enfant. J’aborde également le biculturalisme et l’identité biculturelle, ainsi que le bilinguisme exceptionnel des traducteurs, interprètes, enseignants de langues vivantes et écrivains bilingues.

Pendant les nombreux mois passés à préparer et à rédiger l’ouvrage, j’ai pu réfléchir aux avancées considérables que nous avons accomplies depuis un demi-siècle dans l’étude de cette réalité, et aux changements importants qui ont eu lieu dans les représentations que nous en avons.

Il est maintenant clair qu’il n’y a aucune limite d’âge pour commencer à vivre avec deux ou plusieurs langues. Il existe bien des bilingues simultanés qui ont grandi avec deux langues dès la naissance, mais ils ne représentent qu’un petit pourcentage des enfants qui deviennent bilingues. La plupart d’entre eux commencent leur vie avec une seule langue, celle de la maison, et acquièrent une autre langue, ou plusieurs autres langues, à l’extérieur, dans le voisinage, à la crèche ou l’école maternelle, ou plus tard à l’école primaire, ou même secondaire.

Nous connaissons mieux aussi les facteurs qui favorisent le bilinguisme. Il faut, en effet, s’assurer que l’enfant ressente le besoin de communiquer, écouter ou participer à des activités dans la deuxième langue ; l’exposition à une langue doit être conséquente et variée, et ce pendant une période assez longue ; il faut aussi que la famille et les proches montrent une attitude positive envers l’idiome et qu’ils contribuent à son apprentissage ; enfin, il est nécessaire que l’école reconnaisse et apprécie la langue, à défaut de l’enseigner elle-même, car cela encouragera l’enfant à s’en servir et d’en être fier.

Quant aux aspects linguistiques du bilinguisme, nous comprenons mieux le principe de complémentarité, à savoir le fait que les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts. Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues ce qui a un impact sur les connaissances linguistiques des bilingues, le traitement du langage et la mémorisation, ainsi que sur le niveau atteint pendant l’acquisition.

Nous observons aussi que dans leurs activités quotidiennes, les bilingues naviguent entre différents modes langagiers appartenant tous au même continuum. A l’une des extrémités, ils sont dans un mode langagier monolingue, soit avec des monolingues qui ne connaissent pas leur autre langue, ou des bilingues avec qui ils ne partagent qu’une seule langue, et avec lesquels ils se trouvent dans l’obligation de se servir d’une seule langue. A l’autre bout du continuum, ils sont avec d’autres bilingues qui parlent les mêmes langues qu’eux et qui acceptent le mélange des langues à l’occasion (le « parler bilingue »). Entre ces deux extrêmes, nous trouvons une série de modes intermédiaires.

Quant aux effets du bilinguisme, nous savons que les bilingues réussissent mieux que les monolingues dans certaines activités métalinguistiques et tâches cognitives qui requièrent une attention sélective ou un contrôle inhibitoire. Ces avantages, que l’on trouve également chez les enfants en programme d’immersion après quelques années, semblent ensuite perdurer durant toute la vie de l’individu bilingue.

Mais peut-être l’aspect qui m’a frappé le plus en préparant cet ouvrage concerne l’évolution des représentations que l’on se fait du bilinguisme. Il n’y a pas si longtemps, le phénomène était vu comme nocif ayant un impact négatif sur la croissance intellectuelle de l’enfant et limitant son développement normal. On prônait même, de manière tout à fait erronée, qu’il fallait que l’enfant termine son apprentissage du français avant qu’il acquière une autre langue, mais les opinions ont changé substantiellement et le bilinguisme, précoce ou tardif, est maintenant considéré par beaucoup comme étant un formidable atout.

Les nombreux aspects positifs du bilinguisme font désormais leur apparition dans les ouvrages de très grande diffusion tels que le compagnon de millions de jeunes parents francophones, J’élève mon enfant, de Laurence Pernoud. On y lit, par exemple, que l’enfant bilingue doit continuer à entendre et à parler sa première langue s’il ne s’agit pas du français, que les langues ne créent pas de confusion mentale, et que le bilinguisme précoce ne provoque pas de retard de langage.

Pour qu’un ouvrage grand public comme celui-ci émette enfin de tels propos, il a fallu des dizaines d’années de recherche, des centaines de débats et tables rondes, et beaucoup d’énergie, de patience et de persévérance chez ceux qui ont soutenu le bien-fondé du bilinguisme : parents, psychologues, éducateurs, orthophonistes, chercheurs, personnages politiques, etc. Certes, beaucoup reste à faire mais ils peuvent être fiers du chemin déjà parcouru !

Lire aussi : le blog de François Grosjean, sur Psychology Today2.

  1. François Grosjean, Parler plusieurs langues : le monde des bilingues. Paris : Albin Michel ; 2015. Lien
  2. http://www.psychologytoday.com/blog/life-bilingual