Débat

© Myriam Harleaux, Conques, 2012. Vitrail Soulage Source D.G.

Filiation et affiliation : complexité d’une articulation


Nathalie ZILKHA

Nathalie Zilkha est Pédopsychiatre et Psychanalyste, membre fondateur de la Société Suisse de Psychanalyse.

Pour citer cet article :

Zilkha N, Filiation et affiliation : complexité d’une articulation. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2011, volume 12, n°3, pp. 92-100


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/debats/filiation-et-affiliation-complexite-dune-articulation/

Keywords:

Palabras claves:

Faire travailler, ensemble, les concepts de filiation et d’affiliation est une idée féconde, et je prendrai ici l’adoption comme paradigme de ce qui fait pont entre les deux1. Les enjeux soulevés par ces questions fondamentales dépassent évidemment le cadre strict de l’adoption, comme celui de la migration, occurrences dans lesquelles ils se mettent toutefois au travail de manière particulière.

Filiation et affiliation sont d’une certaine manière indissociables ; l’une influence l’autre, et réciproquement. Le travail d’affiliation a partie liée avec la filiation, les lois qui la gouvernent et les ruptures qui l’ont marquée. Les aléas de notre filiation pèsent sur notre travail d’affiliation, et inversement, le travail d’affiliation, avec ses ouvertures et ses contraintes, exerce une certaine pression sur le travail de filiation.

Cette réflexion gagnerait à être pensée sur plusieurs générations. Notre filiation nous précède et, avec elle, les codes, les prescriptions et proscriptions concernant une affiliation nouvelle. Quels étaient les enjeux des affiliations de chacun de nos parents, et celles des générations précédentes ? Par quels ruptures et traumas, plus ou moins symbolisés, ont-ils été marqués ? Quel impact cela a-t-il sur notre propre travail d’affiliation ? De fait, la question pourrait se poser de savoir comment, en chacun de nous, et à un moment donné, les enjeux de filiation et d’affiliation s’articulent, ou a contrario manquent-ils de s’articuler. Dans le meilleur des cas, cette articulation n’est pas figée. Elle n’est, par ailleurs, jamais aboutie. Corrélative d’un certain travail psychique, elle fluctue suivant les circonstances extérieures et les enjeux intérieurs.

Nous pouvons considérer ces questions sous l’angle des identifications. Les identifications, celles issues de la filiation et celles en lien avec le travail d’affiliation, pourront-elles se mettre en tension et aboutir à issue singulière, propre au sujet ? Ou resteront-elles incompatibles, irrémédiablement condamnées à se jouer sur des terrains différents : pour le dire vite, la tradition et ses contraintes, à la maison, et l’identification aux pairs au dehors ? Si une telle division peut passer inaperçue dans la vie quotidienne et ne pas poser de problème apparent, certains événements de vie, portés par une charge affective importante pour l’individu ou pour le groupe (naissance, décès, mariage, divorce, voire le choix professionnel) manquent rarement de bousculer l’équilibre trouvé.

J’ai choisi de faire travailler ces questions en appui sur les développements de trois auteurs qui m’ont permis de mieux en saisir certains enjeux : Hans Christian Andersen et Le vilain petit canard, Ovide et ses Lettres d’Exil (Tristes et Pontiques), ainsi qu’Élias Canetti dans son autobiographie La langue sauvée.

Le vilain petit canard, ou l’historisation des enjeux de filiation et d’affiliation

L’expression « le vilain petit canard », qui renvoie au conte d’Andersen (1843), apparaît bien souvent dans le langage populaire, comme au décours du travail analytique. Cette formule permet de donner corps au sentiment, voire à la sensation, de ne pas véritablement appartenir au groupe d’origine, ou encore à l’impression d’être porteur de quelque chose de « vilain » qui fragilise la reconnaissance par ce dernier. Bien souvent, l’expression est implicitement corrélée à la perception ou au sentiment d’une différence vécue comme menaçante, pour l’individu ou pour l’entourage.

Le conte est riche d’autres trouvailles heureuses qui évoquent la complexité des enjeux de filiation et d’affiliation. Je me propose d’en parcourir quelques-uns. Andersen décrit une cane qui souffrirait presque de couver ses œufs : « Cela durait depuis longtemps, et on venait rarement la voir »2. Naissent les premiers canetons, tous beaux, ils ressemblent à leur père, « ce scélérat qui ne vient pas [la] voir »3. Les jeunes canetons s’étonnent que le monde soit si grand. Leur mère les informe qu’il est bien plus vaste encore et ouvre ainsi à l’expérience de la diversité.

La tension de la cane ne fait évidemment que s’exacerber dans l’attente que le dernier œuf, celui qui contient notre héros, éclose : « Combien de temps ça va-t-il encore durer ? J’en ai bientôt assez »4. Tel un oracle, ou une « vilaine » fée autour du berceau, une cane plus âgée, prédit, en s’appuyant sur sa propre expérience, qu’il s’agit d’un œuf de dinde et que le petit qui en sortira aura peur de l’eau. Pourtant, même si notre héros naît effectivement « grand et laid et qu’aucun des autres ne lui ressemble »5, il s’avère qu’il nage bien. L’étrangeté n’est pas trop inquiétante. Il s’apparente suffisamment à la préconception de sa mère, répond en tout cas en partie à ses attentes, et elle peut le reconnaître pour sien. La prédiction de la vieille cane ne s’est que partiellement réalisée.

Andersen décrit alors l’hostilité de la fratrie envers le petit dernier. S’y ajoute, dans la cour des canards, l’hostilité du groupe élargi envers la famille, hostilité qui se concentre progressivement sur notre héros. La tension ne faisant que s’exacerber, même la mère cane se retourne contre lui : « Je voudrais que tu sois bien loin »6, lui dit-elle. Le caneton s’envole alors, seul.

La suite des mésaventures de notre héros et les particularités de ses rencontres avec différentes espèces (canards, jars, chien, chat, poule et fermière) est intéressante. J’aime à penser que le caneton rencontre la diversité. On l’interroge sur sa nature (son origine), et on le trouve bien laid, mais on est souvent prêt à lui faire une place, moyennant certaines conditions. Les canards sauvages concluent par exemple : « Tu es vraiment laid, mais ça nous est égal, pourvu que tu ne maries pas dans notre famille »7.

Cette série de rencontres m’évoque le travail d’affiliation qui se fait pour tout un chacun dans « le vaste monde », et au cours duquel essais, erreurs, aboutissements plus ou moins heureux ou malheureux se succèdent. Notre caneton a toutefois la particularité de faire de sa laideur la cause unique et ultime de ses échecs répétés.

Andersen laisse entendre qu’une affiliation malheureuse, contrainte (pour des raisons psychiques), pourrait coûter fort cher : l’abandon de son identité et de sa subjectivité. Notre héros se trouve par exemple depuis trois semaines chez une vieille dame qui habite avec un chat et une poule. Ces animaux, qui se prennent pour le maître et la maîtresse de maison, semblent peu ouverts à la diversité. Selon Andersen, ils répètent même à l’envi : « Nous et le monde, car ils croyaient en composer la moitié, et la meilleure »8. Le vilain petit canard exprime son désaccord, mais son opinion ne fait pas poids, sous prétexte qu’il ne sait pas pondre des œufs (l’exigence de la poule) ou faire le dos rond, ronronner et faire jaillir des étincelles (l’exigence du chat).

L’équilibre instable se rompt lorsque notre héros ressent un appel de sa propre nature, « un singulier désir de nager sur l’eau »9, que ses hôtes ne comprennent évidemment pas. On lui assène un véritable discours moralisateur qui débute par un : « Bon, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendrait ? » et qui se conclut par un : « Tu peux m’en croire, je te veux du bien ; je te dis des choses désagréables, c’est à cela qu’on reconnaît ses vrais amis tu n’as qu’à tâcher de pondre des œufs et apprendre à ronronner ou à faire jaillir des étincelles »10. C’en est assez pour le caneton qui s’en retourne à sa quête.

Sa rencontre avec les cygnes se fait en deux temps. Il les aperçoit tout d’abord sur leur trajet migratoire et en est ébloui. Son corps répond à leurs mouvements et à leur cri très singulier : « Ils volaient très haut, très haut, et le vilain petit canard éprouva une impression étrange il se mit à tourner en rond dans l’eau, comme une roue, tendit le cou en l’air vers ces oiseaux, poussa un cri si fort et si bizarre que lui-même en eut peur »11. Après un hiver glacial où il manque de mourir, il retrouve ces oiseaux royaux. Pris d’une « étrange tristesse », il est convaincu que s’il ose s’approcher d’eux, ils le massacreront en raison de sa laideur : « Mais peu importe ; plutôt être tué par vous que pincé par les canards, battu par les poules, poussé du pied par la fille de basse cour, et gelé pendant l’hiver »12.

C’est alors qu’il aperçoit son reflet dans l’eau, « sa propre image qui n’était plus celle d’un oiseau gris tout gauche, laid et vilain. Il était lui-même un cygne »13. À une image idéalisée de l’objet fait écho une image idéalisée de soi. La conclusion de notre héros va dans le même sens : « Peu importe qu’on soit né dans la cour des canards, si on est sorti de l’œuf d’un cygne »14. On lui fait un accueil triomphal.

Si la figure du vilain petit canard est assez courante et qu’elle revient parfois avec insistance, la configuration de la fin du conte, soit la reconnaissance mutuelle du caneton et des cygnes, l’adoption, et le triomphe qui lui est associé, est bien souvent absente du discours manifeste. Elle semble oubliée, plus précisément refoulée, et avec elle les enjeux inconscients, infantiles et adolescents, qui participent de l’investissement de ce conte.

Il est évidemment toujours hasardeux et réducteur d’interpréter une œuvre, qui plus est de la lire à travers une perspective unique. J’ai été toutefois frappée par certaines similitudes du conte d’Andersen avec le texte de Freud Le roman familial des névrosés15. Filiation et affiliation y sont articulés à travers la fantaisie d’avoir été adopté.

Selon l’hypothèse freudienne, l’enfant est confronté à d’inévitables déceptions dans sa relation à ses parents. Par ailleurs, il doit aussi faire face à la douloureuse nécessité de se détacher d’eux, de prendre son envol. Pour l’aider dans cette tâche, il élabore et investit une fantaisie selon laquelle il est l’enfant d’un autre lit, ou un enfant adopté. « Or à l’époque en question, la fantaisie de l’enfant s’adonne à la tâche de se débarrasser des parents tenus en piètre estime et de les remplacer par d’autres, en général d’un rang social plus élevé »16. (Dans le cas du Vilain petit canard, nous aurions les canards d’un côté, les cygnes de l’autre). Freud souligne que l’on se souvient consciemment de cette idée mais que l’activité fantasmatique œdipienne dont elle émerge est soumise au refoulement.

Un autre point d’importance. Selon Freud « […] toutes ces fictions apparemment si hostiles ne témoignent pas en vérité d’une intention si mauvaise et préservent, sous un léger travestissement, la tendance originelle de l’enfant pour ses parents qui est maintenue »17. Corrélativement à l’idéalisation de la filiation, l’idéalisation des parents est également conservée. Freud précise : « Et même tout l’effort pour remplacer le père véritable par un père plus distingué n’est que l’expression de la désirance de l’enfant pour l’époque heureuse et perdue où son père lui est apparu comme l’homme le plus distingué et le plus fort, sa mère comme la femme la plus chère et la plus belle »18. J’ai mentionné l’idéalisation qui marque les processus de filiation et d’affiliation du Vilain petit canard.

Mais qu’en est-il du père de notre héros ? À la naissance des premiers canetons, Andersen fait dire à la mère cane qu’ils ressemblent à leur père, absent. En revanche, lorsqu’il s’agit du vilain petit canard, Andersen choisit de figurer une filiation qui ne semble portée que par la lignée maternelle. Dans la perspective freudienne, nous pourrions proposer une lecture œdipienne de cette disparition ; le père pourrait être un prince (cygne) qui a séduit la mère avant de l’abandonner. Mais je suis presque tout autant tentée de suivre le texte manifeste d’Andersen. Il m’évoque aussi une certaine réduction, voire une clôture, des processus de filiation et d’affiliation lorsqu’ils sont corrélés à des expériences traumatiques non symbolisés. Lorsqu’une expérience traumatique de l’un des parents pèse trop lourd sur la réalité psychique de l’individu, tant son travail de filiation que son travail d’affiliation sont menacés de perdre de leur complexité et de leur jeu. À la place de permettre ouverture et transformation, ils peuvent alors se réduire à des positions rigides. À l’extrême – et la clinique avec des migrants nous en donne des exemples bien trop fréquents – la filiation semble perdre le double ancrage qui la caractérise, ne se réduire qu’à une ligne… et contraindre à des positions radicales : une appartenance absolue ou une rupture tout aussi radicale.

J’aime aussi à penser à ce conte comme une illustration de ce que le travail d’affiliation, comme celui de filiation, se fait de part et d’autre, du côté de l’individu et du groupe. De fait, l’aboutissement pourra être différent suivant que notre quête d’affiliation nous conduise à un système clos, ou dans un groupe où l’on aime les apports nouveaux.

La rupture, en revanche, peut être décidée unilatéralement : c’est le cas du bannissement, et de la condamnation à l’exil.

Les lettres d’exil d’Ovide ou le traitement des ruptures à travers l’écriture

Tristes et Lettres du Pont sont deux recueils de lettres extraordinairement poignantes qu’Ovide a écrites pendant son exil à Thomes, au bord de la Mer noire. Rédigées sous forme de poèmes, elles sont adressées à sa femme, ses amis et ses ennemis, et à l’empereur César qu’il espère amadouer par sa Muse.

Condamné par César à l’exil en l’an VIII de notre ère, Ovide y passa une dizaine d’années, les dernières de sa vie (il y meurt en 17 à l’âge de soixante ans). Officiellement, il est banni de Rome pour son ouvrage L’art d’aimer, écrit pourtant dix ans auparavant. Le délit officieux reste mystérieux. Ovide fait allusion à ce qu’il a vu et qu’il n’aurait pas du voir.

De manière bouleversante, le poète décrit son arrachement de Rome et de sa femme, les témoignages de certains de ses amis, le silence ou l’absence des autres. Il expose sa situation, implore le retour, ou du moins une terre d’exil moins reculée. Il se trouve dans un pays de Barbares, les Gètes et les Sarmates, qui ne parlent ni le grec (pour la plupart), ni le latin.

De ce bout du monde, il écrit. Même si son œuvre a pu être la cause de sa condamnation, écrire est aussi ce qui le sauve, ce qui lui permet de trouver un état de « trêve » intérieure, et de garder un lien avec Rome. Les lettres qu’il regroupe mettent quelques mois pour parvenir à destination, un trajet qu’il lui coûte atrocement de ne pas pouvoir faire lui-même. Ovide débute ainsi le livre premier de Tristes :

« C’est sans moi, petit livre (et je ne t’en veux pas), que tu iras à Rome ;

Hélas ! À moi, ton maître, il n’est pas permis d’y aller !

Vas-y, mais sans apprêts, comme il convient aux exilés »19.

Plus loin, Ovide souligne encore son identification au livre sur ce chemin :

« Mais toi, va pour moi, toi qui le peux, va voir Rome :

Si les dieux pouvaient faire que mon livre soit moi ! »20.

Se sentant abandonné de Rome (donc désaffilié), Ovide tente, me semble-t-il de recréer un lien qui lui restituerait sinon un sentiment de filiation (un banni, n’est-ce pas celui qui est envoyé loin de la mère patrie… ?), du moins celui de pouvoir faire ce qu’il faut pour pouvoir demander une affiliation. Sa demande qui reste lettre morte est à activer sans cesse, et au fil du temps il semble abdiquer. Mais, au fil du temps, l’ombre de la mélancolie semble aussi planer sur le travail d’écriture d’Ovide ; elle pourrait prendre la forme d’un certain investissement de la figure de l’exil, ou d’un accrochage particulier à ses origines.

« Tout au bout d’un monde inconnu », Ovide est souffrant :

« Je ne supporte pas le climat, je ne m’habitue pas à cette eau

Et, je ne sais pourquoi, je n’aime pas cette terre […]21 ».

Lui manque aussi l’ami qui le réconforterait, lui parlerait.

Une affiliation nouvelle est difficile. Même la langue s’y oppose. A propos des hommes autour de lui, il écrit :

« Certains d’entre eux conservent des vestiges de la langue grecque,

Encore que l’accent gète finisse par les rendre barbares.

Il n’y a pas un seul homme, issu de la masse de ce peuple,

Qui soit capable de s’exprimer correctement en latin »22.

Et au pays des barbares, Ovide sent que le barbare c’est finalement lui-même :

« Ils ont une langue commune pour communiquer entre eux

Alors que je suis obligé de m’exprimer par gestes.

Le barbare ici, c’est moi qui ne suis compris de personne […] »23.

Il semble qu’il se sente radicalement étranger.

Avec le temps, Ovide ressent pourtant douloureusement l’empreinte de son exil sur son maniement de la langue latine. Elle ne lui paraît plus aussi familière. Il en a honte. L’intime qu’est la langue est infiltré d’étranger auquel Ovide ne peut s’identifier. Alors qu’il cherche à traiter la désaffiliation par l’écriture, l’écriture lui rappelle qu’il est exilé, qu’il se sent désaffilié :

« Si l’on voit par hasard des termes non latins

C’est que la terre sur laquelle il écrivait est barbare.

Dites-moi, lecteurs, si ce n’est pas trop vous demander, quelle route prendre

À quelle adresse aller pour un livre étranger à Rome24 ».

Dans cette lettre, le livre ne représente plus l’exilé mais un étranger, « parti de l’autre côté du monde »

À travers l’adoption de son œuvre par le lecteur, Ovide espère vivre avec douceur dans sa patrie. Il explicite la relation de filiation qui le relie à ses lettres, comme à ses autres ouvrages. Pourront-ils tous se trouver réunis comme une fratrie dans une bibliothèque, ou ses lettres s’en verront-elles refuser l’entrée ?

« Mes poèmes sont nés de moi, sans mère, à l’exemple de Pallas ; ils sont ma progéniture, ma descendance »25.

Tristes et Lettres du Pont, deux chefs d’œuvres littéraires, constituent un bouleversant témoignage de l’exil. Ils révèlent aussi le travail singulier de leur auteur pour traiter, à travers l’écriture, des enjeux de désaffiliation. Loin de sa famille, et de ses amis, abandonné par d’autres, Ovide renforce son affiliation aux poètes. Et nourrissant la confiance que son œuvre lui survivra, il espère s’inscrire dans la postérité. Cette filiation a traversé les temps.

Mais comment fait-on avec l’inévitable hétérogénéité constituée par notre filiation et nos affiliations ?

Diversité culturelle, contraintes et liberté

Mon troisième exemple nous conduits, près de deux millénaires plus tard, en 1905, au bord du Danube, à Routschouk en Bulgarie, lieu de naissance d’Élias Canetti. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1981, il est notamment connu pour son roman Autodafé et son essai magistral Masse et puissance.

J’évoquerai ici quelques passages du premier tome de son autobiographie. Son titre, La langue sauvée26, se réfère autant à des souvenirs, et des souvenirs-écrans, de la petite enfance de l’auteur, qu’à son investissement de la langue allemande, dont il a fait sa langue d’écriture.

Tel que le décrit Canetti, l’atmosphère à Routschouk est au multiculturalisme, à la diversité culturelle et identitaire. « Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origines diverses vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée »27. Canetti raconte son expérience de cette diversité : « Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire »28.

Il me semble intéressant que l’inscription de Canetti dans la diversité culturelle dès son enfance ne l’ait pas empêché de consacrer des décennies de travail au phénomène de masse, dans laquelle, comme il l’a si bien décrit, toute différenciation disparaît au profit d’une expérience d’unité29. Peut-être l’a-t-elle même favorisée ? Nous le ne saurons évidemment jamais, mais j’aime à penser que son travail d’une vie a pu constituer pour Canetti une solution subjective parmi d’autres aux enjeux liés à son « métissage culturel » (Françoise Sironi).

Le multiculturalisme n’empêche évidemment ni les tensions, ni les contraintes. A Routschouk, comme ailleurs, des idéaux régissent les filiations et règlementent les affiliations. Dans le groupe d’appartenance de Canetti, celui les Juifs sépharades espagnols, l’identité définie par la filiation est fortement investie. Les différentes corrélatives du sentiment d’identité le sont aussi : « La position des sépharades espagnols était un peu spéciale. C’étaient des Juifs croyants, donc très attachés à la communauté. Mais si cette dernière était présente, quoique sans ostentation, au centre de l’existence de chacun, il n’en reste pas moins vrai qu’ils se prenaient pour des Juifs d’une espèce particulière, ce qui était en rapport direct avec une longue tradition espagnole »30. C’est en particulier dans la pérennité de la langue que semble se nicher le sentiment d’identité, et le secret de son investissement particulier : « L’espagnol qu’ils parlaient entre eux était pratiquement le même que celui qu’ils parlaient des siècles auparavant quand on les avait chassés de la péninsule. Quelques mots turcs avaient été incorporés à cette langue mais cela restait des mots turcs, reconnaissables comme tels, et l’on disposait d’ailleurs presque toujours du mot espagnol correspondant »31. Je suis tentée de penser que dans cet investissement groupal d’une langue qui survit au temps de manière continue sans se perdre ni se déformer, sont en jeu autant l’importance de la filiation qu’une limite donnée à l’affiliation. À suivre le propos de Canetti, l’affiliation nouvelle ne semble tolérée que dans la mesure, dans les limites, où la filiation dans son essence est respectée. À l’extrême, l’assimilation, même réduite au langage, semble représenter une menace pour le sentiment d’identité issu de la filiation. De ce fait, elle semble devoir être combattue.

À un tel investissement de la filiation empreint d’idéalisation fait écho un investissement particulier des différences : « Les autres juifs, on les regardait de haut, avec un sentiment de naïve supériorité. Un mot invariablement chargé de mépris était le mot « Todesco », désignant un Juif allemand ou un Ashkénase. Il eût été impensable d’épouser une « Todesca » et je ne crois pas qu’aucune exception ait jamais été faite à cette règle, parmi les nombreuses familles dont j’ai entendu parler à Roustchouk »32.

Comme le décrit Canetti, la filiation impose des règles d’affiliation, certaines explicites, d’autres implicites. Dès notre naissance, nous ne manquons d’être pris dans des enjeux qui dépassent notre personne : ils nous précèdent et nous survivront. Qui plus est, ils comportent une dimension groupale. Comment tout un chacun trouve-t-il une position subjective qui ne soit ni soumission, ni révolte, ni allégeance, ni contre-pied ?

Si le groupe dont Canetti est issu investissait l’espagnol comme emblème de son identité et témoin de sa force irréductible, les enjeux de filiation et d’affiliation de l’écrivain vont se jouer à travers un investissement très particulier de la langue allemande. Canetti nous invite à penser à la nature complexe et pluri-déterminée de cet investissement. D’une part, ses parents parlaient l’allemand entre eux lorsqu’il n’était pas censé comprendre ce qu’ils disaient. Son inévitable sentiment d’exclusion, porté par la sexualité infantile, ne pouvait manquer d’exciter sa curiosité face à cette « langue secrète ». Après le décès de son père, quelques années plus tard, sa mère lui enseigne cette langue avec autorité et intransigeance.

Mais la langue allemande renvoie aussi au Todesco, au Juif ashkénaze allemand, et, corrélativement, à une affiliation réglementée. Dans cette perspective, l’investissement privilégié que Canetti fait de la langue allemande, et que j’apparenterais à une affiliation nouvelle, tout à la fois s’inscrit dans la lignée parentale, et met en tension la filiation au groupe élargi. Ou du moins, constitue-t-il un pas de côté par rapport au groupe plus élargi. Ce n’est qu’une illustration de la complexité de l’articulation des processus de filiation et d’affiliation.

Filiation et affiliation sont intimement liées. Leur articulation, toujours en mouvement, est complexe, régulée par des contraintes explicites et implicites. Leurs enjeux, souvent inconscients, sont individuels et groupaux. La force d’une quête d’affiliation a partie liée avec la fragilité de la filiation ou avec sa fragilisation, que celle-ci soit portée essentiellement par des circonstances extérieures ou par des mouvements psychiques internes.

Le vilain petit canard conduit à la question de l’historicisation singulière et subjective des processus de filiation et d’affiliation. Les lettres d’Exil d’Ovide invitent à une réflexion sur le traitement d’une expérience de désaffiliation, avec une oscillation entre un accrochage mélancolique dans l’exil, et un mouvement d’ouverture sur des affiliations nouvelles. Avec l’autobiographie d’Élias Canetti nous avons approché l’entrelacs entre l’histoire singulière et l’histoire du monde. Avec ses différents fils, mon propos pourrait refléter un irréductible écart et une inévitable tension entre filiation et affiliation.

  1. Ce texte reprend le contenu d’une communication prononcée lors du 13e colloque international de la revue L’autre qui s’est tenu à Genève (Suisse) le 2 et 3 décembre 2011 sur le thème « Filiations, affiliations, adoptions ».
  2. Andersen HC. Contes. Paris : Éditions du Chêne-Hachette ; 2005. p. 143.
  3. ibid., p. 344.
  4. ibid.
  5. ibid., p. 345.
  6. ibid., p. 352.
  7. ibid., p. 353.
  8. ibid., p. 355.
  9. ibid., p. 356.
  10. ibid.
  11. ibid., p. 358.
  12. ibid., p. 361.
  13. ibid., p. 363.
  14. ibid.
  15. Freud, S. (1909). Le roman familial des névrosés. In : OCP VIII. Paris : PUF ; 2007. p. 251-256.
  16. ibid., p. 254.
  17. ibid., p. 256.
  18. ibid.
  19. Ovide, Lettres d’amour, lettres d’exil. Paris : Acte Sud ; 2006 (I, I, 1-3). p. 233.
  20. ibid. (I, 1, 58-59), p. 235.
  21. ibid. (III, III, 7-8), p. 307.
  22. ibid., p. 401 (V, VII, 51-54).
  23. ibid., p. 407 (V, X, 35-38).
  24. ibid., p. 301 (III, I, 17-21).
  25. ibid., p. 339 (III ; XIV, 13-14)
  26. Canetti E. La langue sauvée. Histoire d’une jeunesse 1905-1921 (trad. fr. B. Kreis). Paris : Albin Michel ; 1980.
  27. ibid., p. 12.
  28.  ibid., p. 12.
  29. Canetti E. (1960). Masse une Macht. (trad. fr. Robert Rovini). Paris : Gallimard. 1966.
  30. Canetti (1980), op. cit., p. 13
  31. ibid., p. 13.
  32. ibid., p. 13.