L’activité en ergothérapie, une manière de tisser un lien

Nicolas RENAUD

Nicolas Renaud est Ergothérapeute en psychiatrie adulte, Fondation Nant, CH-Corsier-Sur-Vevey.

Pour citer cet article :

https://revuelautre.com/colloque/intervention-colloque/lactivite-en-ergotherapie-une-maniere-de-tisser-un-lien/

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L’activité en ergothérapie, une manière de tisser un lien entre des objets, des activités, des individus et des cultures. La matière première utilisée pour réaliser un objet ou une activité concrète est par principe inerte et sans connotation culturelle. Elle se marque par contre d’une empreinte culturelle dès que la personne façonne cette matière. Durant la construction d’un objet, les gestes ainsi que les pensées vont être en lien avec l’histoire et la culture de l’individu. La thérapie se déroule ainsi dans une transition entre cette histoire, cette culture individuelle et une réalité propre à la matière première dans l’ici et le maintenant. L’activité ergothérapeutique peut-elle avoir un rôle de médiateur entre deux cultures ? 


Comment pourrais-je vous présenter ce que je fais, mon rôle d’ergothérapeute dans l’hôpital psychiatrique et plus spécifiquement avec une population ayant une problématique entre autre liée à la migration. La meilleure formule me paraît être de vous présenter la situation d’un patient migrant que j’ai suivi il y a de nombreuses années mais toujours très présente dans ma mémoire, car elle est emblématique de la relation particulière autour de l’activité ergothérapeutique auprès de personnes migrantes.

C’est le médecin assistant qui me fait une demande de suivi ergothérapeutique pour un patient macédonien âgé d’une cinquantaine d’années, marié et père de 2 enfants. Il vit en Suisse depuis une dizaine d’années tout en parlant relativement mal le français. Chauffeur de poids lourd de profession, il a essayé de repasser son permis en Suisse mais s’est à chaque fois retrouvé en situation d’échec. Il s’est alors retrouvé dans de petits emplois de maçon ou manœuvre.

Le médecin me demande de le rencontrer et de tenter de revaloriser narcissiquement ce patient déprimé qui ne comprend pas très bien ce qu’on attend de lui à l’hôpital psychiatrique.

Dans un français basique et surtout avec beaucoup de gestes, je lui fais découvrir ce qu’est un atelier d’ergothérapie : c’est-à-dire un espace rempli d’activités artisanales, de matières premières de toutes sortes telles que des tissus, de la terre de potier, du bois, de la peinture, de la vannerie, etc.

Il est tout d’abord surpris de trouver un lieu si différent du reste de l’hôpital, l’atelier se trouvant dans un vieux bâtiment un peu à l’écart des autres locaux hospitaliers. Je lui présente ensuite le cadre de la prise en charge ergothérapeutique, à savoir la durée des séances (45 minutes), l’obligation d’être présent et le libre choix de l’activité. Je lui précise également que toutes les activités qu’il va réaliser à l’atelier lui appartiennent et que l’objet en cours de construction restera dans l’atelier jusqu’à ce qu’il soit terminé.

Dans un français très approximatif, il m’explique qu’il n’est pas intéressé par les activités que je lui propose, que je suis bien gentil mais que lui, ce dont il a besoin, c’est de reprendre son métier de chauffeur ou du moins d’avoir un travail car sa femme et sa fille travaillent et lui ne fait rien. Il me précise que ce n’est pas comme ça que ça doit se passer. Il accepte malgré tout de venir à l’atelier pour boire un café, tout au plus. Malgré tout le matériel à disposition dans l’atelier, le seul que l’on va utiliser durant une bonne semaine, c’est le café. Il va m’expliquer qu’il ne comprend pas ce qu’on veut de lui à l’hôpital, que son problème c’est le travail et surtout des douleurs de dos invalidantes qui l’empêchent de refaire le travail de maçon qu’il avait dans la dernière entreprise qui l’employait. Il ne voit pas comment je pourrais l’aider dans cette situation et moi-même je trouve que ces moments autour d’une tasse de café ne sont pas le « top » des activités thérapeutiques. Pour rappel, l’ergothérapeute travaille avec l’activité comme médiateur de la relation thérapeutique. Notre outil de soins, l’activité, n’est pas typiquement un instrument médical mais un outil très commun non seulement dans notre quotidien mais également dans toutes les cultures. La vannerie, la céramique, la mosaïque, la peinture, la couture, le travail du cuir sont des activités que l’on va retrouver traditionnellement dans de nombreuses cultures qui en ont les ressources. La transformation de la matière première, la construction d’un objet est le support aux paroles et nous permettent une rencontre particulière avec l’Autre, dans son histoire, son savoir-faire, son savoir-être ainsi que sa culture.

La personne migrante est souvent dans une situation de rupture avec sa culture d’origine. Les objets d’investissement culturel ainsi que ceux liés à l’histoire du patient sont pour la plupart absent. L’individu se trouve dans une situation où les objets psychiques internes, ceux qui ont fait sens dans l’histoire du patient, ne sont plus en lien avec les objets environnementaux actuel. Je fais donc l’hypothèse que le moment d’ergothérapie peut-être un temps privilégié durant lequel le patient peut retrouver ou créer un lien entre les objets internes et les objets environnementaux.

Je cite ici Serge TISSERON dans la revue l’autre concernant l’objet concret : « l’être humain est poussé, à tout moment, à se donner des représentations du monde, et celles-ci ne sont pas seulement verbales. Elles constituent aussi en images – psychiques et matérielles – et en représentations corporelles engageant les gestes, les attitudes et les mimiques correspondant à des émotions, des sensations et des impulsions motrices. Et les objets ont le pouvoir, autant que les personnes, d’engager ces diverses formes de symbolisations » (« l’autre, clinique, cultures et sociétés » 2001, vol 2 n°2 page 239). Je cite également L. Berges dans « ergothérapie en psychiatrie » nous disant : « l’ergothérapie en psychiatrie est ce champ de créativité partagée qui tend, dans une invite à transformer une matière accessible, à favoriser les capacités d’élaboration psychique et de symbolisation et donc la mobilité, sinon le changement, des représentations sur une réalité vécue » (« bien faire et laisser dire » ergothérapie en psychiatrie, L. Berges, 2007, p. 67)

Pour revenir à la situation thérapeutique, je me demande comment je vais pouvoir amener le patient vers une activité plus constructive et demande alors s’il ne voit pas d’inconvénients à ce que je fasse une activité de vannerie en sa présence. J’ai dans l’idée que si le patient n’arrive pas à venir aux activités traditionnellement proposées dans le cadre de l’atelier, c’est à moi de rejoindre le patient. Mais pour cela, il me faut trouver un objet permettant la transition entre « ma culture » et la sienne.

Le patient accepte ma proposition et il est même curieux de me voir construire une corbeille. Il va s’intéresser non seulement au matériel que j’utilise, à la provenance du rotin, mais également à la technique de vannage. Alors qu’il passait la séance à se plaindre des soins inadaptés à ses problèmes, il va commencer à m’expliquer que lorsqu’il était adolescent en Macédoine, il gardait les moutons et fabriquait des corbeilles pour passer le temps et également gagner un peu d’argent. Chez lui, il utilisait du bois de noisetier ou d’autres arbustes et il n’avait pas du tout la même manière de construire une corbeille. Il va ensuite me demander s’il peut essayer d’adapter sa technique avec le matériel présent dans l’atelier. Tous ces objets, ces matières inertes dans l’atelier jusque là étrangers pour le patient semblent petit à petit prendre sens. Ils se chargent de souvenirs, de représentations liées à son passé. Pour que ce processus puisse se réaliser, il a fallut que je rende vivante – par la construction d’un objet – la matière inerte, et ainsi, que le patient puisse l’investir, et surtout la transformer en un objet représentatif. Je pense ici à ce que Françoise DOLTO disait pour qu’un objet soit intéressant pour l’enfant : il faut que l’objet soit « mamaïser » c’est-à-dire présenté, touché par la mère. Cette passion de l’enfant pour l’extérieur se construit avec sa mère : ensemble ils mettent du vivant dans l’inerte.

Le patient change complètement d’attitude dans l’atelier. Il utilise l’espace de l’atelier pour trouver ce dont il a besoin, comme les outils et le matériel. Il n’y a plus de plaintes somatiques mais beaucoup de réflexions pour savoir comment il va pouvoir adapter le matériel à disposition dans l’atelier à son savoir-faire. L’objet se construit, dans sa tête et dans l’atelier. Il m’explique qu’il avait beaucoup moins de matériel pour travailler et qu’il fallait faire avec peu de moyens. Ces gestes sont sûrs, il manipule le couteau avec une grande dextérité et ses gestes semblent refaire surface derrière une apathie et une fatigue physique jusque-là omniprésente. Toute une partie des ressources du patient semblent avoir été mises en veille et refaire surface maintenant avec l’utilisation de ses mains pour construire un objet significatif.

J’essaie de suivre le patient dans la construction de sa corbeille sans trop comprendre comment il va faire.

C’est ainsi, par la construction d’un objet somme toute banal, sans connotation sociale ou culturelle particulière que va s’établir un lien entre le patient et la matière inerte, entre le patient et son savoir faire, entre le patient et son passé ainsi qu’entre le patient et le thérapeute. Durant la construction du petit panier en rotin, les gestes et les pensées vont être en lien avec l’histoire et la culture de l’individu tout en étant objectivement présent dans l’ici et maintenant. L’activité joue un rôle de transition entre la Macédoine et l’atelier d’ergothérapie, entre l’histoire passée et présente du patient, mais également entre la réalité interne du patient et la réalité externe. De l’objet inerte et sans signification particulière pour l’individu, on passe à un objet qui fait sens, qui relie à des émotions, des savoir-faire, une histoire. je fais ici le rapprochement avec la citation de René Roussillon concernant les conceptions de WINNICOTT : « les objets ainsi produits appartiennent autant au monde du-dehors qu’au monde du-dedans, ils reposent sur la suspension de l’opposition hallucination/perception, de l’opposition dedans/dehors, de l’opposition Moi/non-Moi. Les objets « matériels », l’attachement que le sujet peut leur adresser, reflètent ainsi aussi bien les potentialités psychiques du sujet, que le fait que celle-ci n’ont pas encore reçu de statut psychique dématérialisé proprement représentatif. Les objets matériels sont les représentants-matériels, les « signifiantsmatérialisés » des processus qui n’ont pas encore un lieu intrapsychique convenable, qui n’ont pas encore eu lieu bien qu’ils soient pressentis ou préconçus dans la psyché. » (l’objet « médium malléable » et la conscience de soi, René ROUSSILLON Revue l’autre 2001, volume 2, n°2 page 241)

Par la suite, le patient va m’expliquer comment il a conçu sa corbeille et je vais apprendre une nouvelle manière d’utiliser la vannerie. Je vais construire ma propre corbeille, pas tout à fait identique à la sienne. Il va vouloir ensuite que je lui apprenne la technique traditionnellement employée à l’atelier. Ce va-et-vient entre nos deux cultures manuelles va se faire sur plusieurs séances avec toujours l’évocation de souvenirs liés à cette activité. Il quittera l’atelier avec ses deux corbeilles.

Je n’ai jamais revu le patient depuis et n’ai plus de nouvelle de lui, toujours est-il que ces moments lui ont permis, je pense, de trouver à l’atelier d’ergothérapie, un espace de transition et de liaison entre plusieurs mondes, celui de la Suisse et de son pays, celui de son histoire et son présent, celui de ses mains et ses pensées et entre le monde interne et la réalité de l’activité.

Ce patient m’a permis de comprendre que, d’une matière inerte telle que le rotin, mais également la terre, le tissu, le bois, va se construire, dans l’espace de la thérapie, un objet emprunt de la culture, des gestes, de l’histoire du patient. L’objet peut alors être utilisé comme un support à la discussion, un médiateur entre l’ergothérapeute et le patient. L’espace relationnel créé autour de l’objet concret et en construction, permet d’engager des discussions sur la transition entre la culture d’origine, le pays d’accueil, son savoir-faire et les possibilités actuelles. Ces discussions font écho avec l’histoire de migration du patient, entre ce qui est perdu et nouveau, les similitudes et les différences et surtout trouver une manière adaptée de se construire, se reconstruire.