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© Patrick Gripe D.G.

Manifeste pour l’adolescence


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

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Banals mais sublimes, familiers mais inquiétants, tels sont nos adolescents d’aujourd’hui et de demain, d’ici et d’ailleurs… On dit les aimer, souvent ils nous intriguent et trop souvent, ils nous font peur. Les regards sur nos adolescents doivent être interrogés, l’évolution des savoirs et des manières de faire avec eux, aussi.

On dit, en effet, que c’est le plus bel âge de la vie, et c’est souvent ainsi. Pourtant, en même temps, on l’associe à l’ennui, à la révolte, aux transgressions, aux questionnements identitaires ou au besoin d’utopie. On l’oublie dès qu’on en est sorti, au moins en partie et dans ses aspects les plus spécifiques. Pourtant, on cherche à retrouver notre adolescence dès que l’occasion se présente, c’est le fameux « jeunisme » auquel on a du mal à échapper, si on en croit les magazines.

Fascination et répulsion semblent caractériser notre regard sur nos adolescents, rares et précieux, dans nos sociétés occidentales. Adolescents qui semblent très vite décevoir leurs parents quand ils ne se comportent pas comme eux l’imaginaient et l’avaient anticipé. On attend tant de nos adolescents que, forcément, ils nous déçoivent. Cela est pour moi une constatation quotidienne dans mes consultations avec les adolescents et leurs parents d’où qu’ils viennent que je recevais d’abord à la maison des adolescents de l’hôpital Avicenne, Casita, dans la banlieue parisienne et maintenant à la maison des adolescents de Cochin, la Maison de Solenn, au coeur de Paris.

Ici et là-bas, je constate que les adolescents consultent beaucoup avec des souffrances qui s’expriment par le corps, corps affamé dans l’anorexie-boulimie ou alourdi à l’extrême dans l’obésité, corps mutilé avec des attaques de toutes sortes sur son intégrité, corps mis en danger par des risques de toutes sortes. Que ce soit par la vitesse et les accidents qui en découlent ou par la prise d’alcool ou de toxiques qui les lancent dans des escalades effrénées à la recherche de sensations et plus tard d’anesthésie.

Les adolescents se soumettent à de rudes épreuves, à de véritables auto-sabotages de leurs désirs et de leur énergie de vie. Car c’est la vie même qui est en jeu dans les tentatives de suicide à l’adolescence (toujours aussi nombreuses en France), quand ce n’est l’avenir qui est attaqué et le lien à l’autre dans les phobies scolaires en augmentation dans toute l’Europe de l’Ouest.

Ces adolescents après un événement parfois minime survenu à l’école ou sur le chemin de l’école, parfois sans qu’aucun facteur déclenchant soit mis en évidence, n’arrivent plus à assumer leur statut de collégien ou de lycéen : l’angoisse les étreint à l’idée même de se préparer pour se rendre à l’école et ils sombrent dans les angoisses incommensurables, impossibles à maîtriser.

Les facteurs de ce désordre contemporain sont multiples, certains ont d’ores et déjà pu être identifiés comme les attentes trop importantes sur des adolescents vulnérabilisés par notre désir et nos attentes trop lourdes, des facteurs de vulnérabilité individuelle en particulier des garçons ou encore des facteurs pédagogiques avec des méthodes qui mettent en échec, de manière profonde, ces adolescents en quête d’une reconnaissance trop grande.

Mais d’autres paramètres restent à identifier et à analyser. Et l’on voit apparaître de nouvelles formes d’expression de la souffrance adolescente, qui constituent des voies de recherche actuelles tant les mécanismes sont encore mal connus. Les addictions à Internet chez des adolescents qui petit à petit se retirent de leur monde familial et scolaire pour s’enfermer dans leurs chambres rivés à leurs écrans dont ils usent et abusent pour ne plus penser et s’extraire de relations qui les blessent et perdent tout sens.

Ou encore, ces nouvelles formes d’anorexies prépubères qui touchent de très jeunes filles intelligentes et dynamiques qui n’arrivent pas à entrer dans la féminité et refusent toute forme sexuée.

Les adolescents consultent plus et tout particulièrement les garçons qui sont les plus vulnérables, comme le montrent toutes les études cliniques et les rapports sur la souffrance des enfants et des adolescents comme par exemple celui de l’Inserm de 2005, à l’exception de l’anorexie qui touche surtout les filles. Ils consultent plus parce que les besoins augmentent mais aussi parce que le recours à la pédopsychiatrie est plus aisé qu’hier.

Mais au moment où les adolescents, leurs parents ou les professionnels qui s’occupent d’eux sont enclins à demander de l’aide précocement et de manière le plus souvent adaptée, le paradoxe est complet : les structures susceptibles de les accueillir et de les aider affichent des délais d’attente de plus en plus longs, allant parfois jusqu’à plus de six mois, ce qui, à l’échelle d’un adolescent, n’a aucune signification.

Aujourd’hui, je ressens un sentiment d’ennui, de mal-être, de difficultés à trouver de la force en moi : dans six mois, ces prémices de la dépression souvent mal repérée à l’adolescence seront devenues des urgences avec un risque suicidaire dépassé et une perte de confiance en l’adulte à vous aider quand c’est nécessaire et vital. On pousse, à juste titre, à la détection précoce, mais ensuite on n’organise pas les systèmes d’accueil et de soins pour assurer des suivis adaptés, suffisamment longs et patients pour qu’ils modifient en profondeur le cours de la vie de ces adolescents.

Cela est particulièrement criant à l’adolescence comme le montre le dernier rapport du Conseil économique et social qui dénonce les délais d’attente en pédopsychiatrie ou comme l’avait montré le rapport de la Défenseure des enfants de 2007 sur la santé mentale des enfants et des adolescents. Il y a un paradoxe qu’il faut dénoncer avec vigueur entre les demandes de la société pour qu’on s’occupe de ses enfants et ses adolescents et le peu de moyens donnés à la pédopsychiatrie ces dernières années malgré les mobilisations collectives, les rapports, les études… Et aujourd’hui, on va même jusqu’à faire disparaître une de leurs porte-parole, la Défenseure des enfants…

De là vient mon intérêt pour m’engager dans ce champ de l’adolescence, pour participer activement à la réflexion de la clinique et de la société sur les nouvelles modalités d’approche de la souffrance à l’adolescence, sous toutes ses formes. Depuis quelques années en effet, avec l’aide de quelques aventuriers, je me suis engagée activement dans la construction de nouveaux dispositifs d’accueil et de soins des adolescents, en particulier dans ce que l’on appelle aujourd’hui les maisons des adolescents. Ces maisons ont pour principe de prendre en charge les adolescents dans toutes leurs dimensions somatiques, psychologiques, scolaires, éducatives, psychiatriques…

D’accueillir sans conditions les adolescents qui ne sont pas encore suivis, tous seuls ou accompagnés de leurs parents ou de l’école par exemple. Accueillir, mais aussi conseiller sur le plan juridique avec les points d’accès aux droits installés dans ces maisons des adolescents, « MDA » comme ils les appellent souvent, et ensuite orienter si besoin ou prendre en charge l’adolescent et sa famille.

Le deuxième temps est celui de la consultation individuelle ou familiale et, en fonction des lieux, des spécificités ont été développées : à la Maison de Solenn ou à Casita, il existe des consultations pédiatriques, gynécologiques, diététiques, sociales, psychologiques ou psychiatriques, mais aussi transculturelles pour les enfants de migrants, des consultations pour les mineurs étrangers isolés ou des consultations adoption internationale pour les enfants de l’adoption…

Mais aussi des groupes de parole pour les parents d’adolescents en souffrance, des groupes de frères et soeurs d’adolescents en souffrance… Et en fonction des besoins du contexte, d’autres consultations peuvent être développées. Enfin, vient la possibilité d’une hospitalisation à temps partiel ou pour la Maison de Solenn des lits d’hospitalisation. Mais reste un point supplémentaire qui caractérise l’adolescence et qui est largement utilisé dans les maisons des adolescents et tout particulièrement à la Maison de Solenn, pionnière en la matière : c’est la nécessité de passer par la créativité artistique pour accéder à ce qui est propre à l’adolescence, à savoir un besoin de chercher son être par toutes les voies possibles et l’art est un média privilégié.

D’où ces ateliers, musique, radio, slam, danse, écriture, lecture, ateliers philosophiques ou ateliers théâtre mais aussi les modes de réappropriation de soi que sont le sport, l’esthétique ou la cuisine. Ressentir, exprimer et rendre beau ce que l’on ressent, créer de nouvelles formes de soins et d’engagement dans le lien à l’autre, devient alors une nécessité lorsqu’on cherche la rencontre avec l’adolescent et sa transformation.

Il y a donc une nécessité d’inventer, d’innover, d’imaginer des manières de soigner qui s’adaptent aux adolescents et à leur temporalité, à leur subjectivité aussi. Vouloir, par exemple, faire des psychothérapies à l’adolescence sans prendre en compte ces caractéristiques intimes des adolescents et de leurs liens à l’autre est peine perdue.

Là aussi, il y a un défi à relever, un défi collectif, comme tous les grands défis qui changent les manières de penser et de faire de tous. C’est aussi un de nos axes de recherches actuels, ô combien nécessaire dans la mesure où très peu de travaux sont disponibles dans le monde sur ces soins de l’être à l’adolescence.

D’où la nécessité de réunir tous ceux qui vivent avec ces adolescents, qui les éduquent, qui les soignent quand c’est nécessaire et qui, tous, se soucient d’eux. Confronter les regards, essayer de comprendre leurs besoins et d’anticiper les nouvelles demandes. Apprendre d’eux aussi, se laisser toucher par eux et par leurs parents qui ont un métier difficile, celui d’être parents d’ados, une étape à inventer parfois dans le doute et la souffrance.

Car, autant on s’est intéressé, ces dernières années, à la parentalité au début de la vie des enfants, autant on a négligé la parentalité à l’étape adolescente. Comme si cela allait de soi, comme si l’essentiel était déjà joué. En observant le terrain et en convoquant professionnels et experts, on cherche à tirer des leçons pour agir. Certaines sont déjà connues, d’autres restent à analyser. Citons pêle-mêle : se souvenir qu’à l’adolescence tout est possible, tout est encore possible et qu’il faut donc ne pas renoncer à éduquer, à comprendre la souffrance, ne pas renoncer à consoler, soigner, ne pas renoncer à protéger. Les adolescents ont le droit à une première mais aussi une seconde chance, quand c’est nécessaire.

Se rappeler encore que punir de manière brutale et en ignorant la notion de développement de l’adolescent, punir sans éduquer, sans protéger, sans soigner d’abord et avant tout, c’est se condamner à la rupture des liens qui définissent l’humain, se condamner à la répétition du traumatisme et de la violence contre soi et contre les autres, se condamner à une société qui perdrait son âme en introduisant la violence au début même de la vie d’adulte.

La leçon encore des professionnels de terrain qui savent que bien traiter les adolescents et en particulier les plus vulnérables, ne pas mépriser leurs parents, en particulier les plus modestes, c’est prévenir au sens noble du terme, c’est éduquer, enfin c’est soigner, autant d’étapes vitales qui, en ces temps frileux, sont trop souvent ignorées ou dénigrées.

La leçon encore de la diversité des adolescents et des parcours à reconnaître et à accepter dans notre société multiculturelle qui n’accorde pas à tous ses adolescents les mêmes chances.

En effet, ayant appris mon métier de pédopsychiatre dans la banlieue parisienne, j’ai très vite été sensibilisée à la diversité linguistique des adolescents de notre société française, à la diversité de leurs histoires familiales et collectives mais aussi à l’impact de la grande histoire et en particulier de l’histoire coloniale sur leur destin de minorités en France.

Adolescents, ils le sont, d’abord et avant tout, Français aussi la grande majorité d’entre eux. Ils sont français et… autre chose parfois dans des identités complexes qui n’effacent pas l’histoire qui les a précédés et qui leur a légué une autre langue maternelle ou une autre couleur de peau que celle de la majorité. Et obliger ces adolescents à vivre dans une culture de retrait du monde, à rester aux marges, à effacer leur altérité a un coût psychique fort et un coût pour la société bien inutile à payer.

Leur donner une place active et créative au sein d’une société qui reconnaît tous ses adolescents et assume la question de la diversité est bien plus enthousiasmant. Ce modèle, par ailleurs, permet d’inclure plutôt que d’exclure ce qui, comme l’a si bien montré Barack Obama, est un facteur de cohésion sociale. La question culturelle doit sortir des banlieues pour s’inscrire dans le coeur des villes et de nos sociétés devenues, en France et dans toute l’Europe de l’Ouest, multiculturelles.

Et les adolescents par leur nécessité de se confronter aux normes et aux fondements mêmes du lien social et de la société nous le rappellent, en particulier les enfants de migrants, de couples mixtes, les enfants de l’adoption internationale… et tous ceux qui pour une raison ou une autre traversent des langues, des univers familiaux ou des mondes multiples. Ces adolescents nous obligent aussi à avancer dans la création d’imaginaires de la diversité si importants pour ne pas renoncer à changer le monde ou du moins son lien au monde dans sa diversité.

D’où l’importance de penser ensemble et de manière pluridisciplinaire pour, ensuite, pouvoir agir de manière intelligente et sensible, de manière individuelle et collective.

Publié le 30 août 2010 – Le Monde