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Sur le démantèlement du camp de la Jungle : souffrances et silences


Emilie GRILLET

Emilie Grillet est psychologue clinicienne, Médecins Sans Frontières.

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Le camp de la Lande faisait beaucoup parler. Tout le monde en France avait entendu parler de ce lieu, au moins par les médias. Ces images n’étaient pas habituelles pour notre pays développé. Cela ressemblait à un autre pays, mais entre l’effroi et l’incompréhension, nous n’en étions pas moins fascinés. Aujourd’hui le camp n’existe plus mais les histoires des personnes que j’y ai rencontrées demeurent…

Ils étaient des milliers : hommes, femmes, enfants, venus de pays instables politiquement ou économiquement. Ils recherchaient la paix, la sécurité, la justice, la liberté… Pour beaucoup, Calais représentait la porte de l’Angleterre, terre idéalisée. Mais pour d’autres, ce camp était leur chance d’obtenir l’asile en France. Ici, les associations leur apportaient de l’aide. Dans ce camp appelé « Jungle » par les habitants eux-mêmes, comme dans n’importe quelle société, il y avait des histoires de vie bien différentes : des bons et des moins bons, des rêveurs, des violents, des artistes, des assoiffés de travail, des trafiquants, des courageux, tous rescapés de la vie… Au lendemain de cette expérience de quelques mois, je suis surprise de l’intensité des souvenirs qu’il m’en reste. Je n’oublie pas les visages, les parcours de vie, la détresse de mes patients, leur courage. Et si j’avais douté de la pertinence de mon travail au sein d’un camp de réfugiés, j’en saisis aujourd’hui l’importance. Dans un lieu de consultation improvisé, nous permettions la Reconnaissance de leur existence. Le sentiment d’existence, base de vie psychique pour tout un chacun, avait été bien malmené par les multiples traumatismes vécus. Confrontés à la mort réelle, survivants mais traumatisés, il s’agissait pour mes patients de sentir la vie en eux. C’est en se racontant qu’ils tissaient leur histoire, lui donnant une forme réelle, incarnée, inscrite dans le temps. En mettant des mots sur les événements vécus, ils redonnaient une continuité à leur vie. Également, en s’appuyant sur leurs relations avec les traducteurs et avec moi-même, ils ré-expérimentaient la bienveillance, ils retrouvaient peu à peu confiance en l’autre. Les tortures subies avaient mis à mal leur capacité à être en relation, c’était ce que nous tentions de réanimer.

Et, alors que ce travail était à peine amorcé, le camp a été démantelé, mes patients ont été déplacés… Au-delà des images transmises par les médias, qu’est-ce que le démantèlement du camp a fait vivre aux exilés ? Quelles réponses avons-nous trouvées pour les accompagner dans cette nouvelle rupture dans leur vie ? Comment faire évoluer nos pratiques sur ce type de terrain ? L’ombre du démantèlement planait au-dessus du camp depuis plusieurs mois. Celui du mois de mars l’avait déjà réduit de moitié. Fantasme ou réalité, les habitants de la Jungle sentaient bien qu’on ne voulait pas d’eux ici. Nous, Français, savions bien que cet énorme bidonville ne pourrait être toléré bien longtemps. C’était sale ici, les gens vivaient dans d’affreuses conditions. Dans notre pays développé, c’était inacceptable.

Mais… pour continuer professionnels comme exilés, faisions « comme si » cela n’arriverait pas. C’était important pour pouvoir se projeter, pour continuer à penser. Un jour, la nouvelle est tombée sans filtre, dans la brutalité et la violence de ce qu’elle représentait. Le démantèlement avait été décidé, il surviendrait un jour, avant la fin de l’année. Après une longue semaine de silence, et certainement de sidération, les langues se déliaient et l’anxiété s’exprimait. « Quand ? Les structures de l’État aussi ? Pour aller où ? » Nous n’avions aucune information et donc pas de réponse. Je recevais les interrogations de mes patients, je voyais l’anxiété se développer, chaque jour un peu plus. Pour certains, cela n’était que rumeur et il ne fallait pas y croire. Pour d’autres, c’était les images du mois de Mars qui revenaient. Certains patients cherchaient une solution : trouver un endroit où aller, c’était choisir sa vie. Et il y avait malheureusement davantage de tentatives de passages « sans espoir » en Angleterre, les passeurs profitant de la situation. Tout cela me faisait vivre beaucoup d’impuissance et de colère… Il avaient tout perdu et on leur enlevait la seule chose qu’il leur restait : un lieu où exister.

La date du démantèlement était tue par l’État français. Nous devions travailler une fin de suivi « à l’aveugle », préparer la séparation sans qu’un désinvestissement prématuré ne mette à mal les entretiens. Il fallait se dire au revoir sans savoir si on se reverrait la semaine suivante. Et dans tout cela, il fallait essayer de penser la suite des prises en charge… Où iraient nos patients ? De quel accompagnement bénéficieraient-ils ? L’inquiétude allait grandissante, les informations nous manquaient cruellement dans cette attente. J’étais face à mes patients vulnérables et, témoin de leur parcours et de leur souffrance, je supportais difficilement l’insécurité qu’on leur faisait vivre. Puis, nous avons appris que l’État avait prévu de déplacer les habitants du camp vers des Centres d’Accueil et d’Orientation un peu partout en France. Du fait de cette information, nous avons dégagé plusieurs axes de travail. S’assurer d’une prise en charge adaptée pour nos patients dits « vulnérables » était notre priorité. Il nous fallait également anticiper un passage de relais avec d’hypothétiques professionnels. L’OFII1 s’était engagé à proposer à nos patients des lieux d’accueil dans lesquels ils auraient un accompagnement plus adapté. Ainsi, chaque jour, avec l’accord des patients, j’envoyais les  informations nécessaires à l’OFII afin que les départs puissent s’organiser avant le démantèlement. J’avais confiance. Il s’agissait pour moi de les protéger du vécu violent d’un démantèlement alors qu’ils étaient déjà bien en souffrance sur le plan psychique. Mais seulement trois de mes patients sont partis grâce à l’OFII avant le démantèlement…

En parallèle, nous rédigions et donnions aux patients des attestations de suivi. Le patient, informé du contenu, devait montrer ce document à l’équipe du lieu où il se trouverait. Cette équipe pourrait alors connaître la demande de suivi psychologique et/ou psychiatrique du patient et l’accompagner dans sa démarche. Elle pourrait également se mettre en contact avec nous grâce à un numéro de téléphone donné au patient. C’était en quelque sorte un passage de relais vers l’inconnu que nous organisions. Le médecin psychiatre, en plus de cela, donnait à ses patients un mois de traitement. Nous rédigions aussi des certificats psychologiques/psychiatriques afin que les personnes suivies puissent apporter à leur dossier de demande d’asile des éléments étayant leur récit de vie et témoignant de leur souffrance psychique. Je demandais aux traducteurs de traduire en détails le contenu de ce document aux patients et j’ai été surprise de lui découvrir une autre fonction. Les patients se reconnaissaient dans la description, ils étaient touchés par les mots que j’utilisais pour décrire leur souffrance et émus d’entendre leur histoire racontée par un autre. Ce document devenait la conclusion de notre suivi, un accusé de réception d’une histoire souffrante, il prenait la forme d’un témoignage. Pressés par un démantèlement menaçant, nous nous efforcions de munir nos patients de ces divers documents, au détriment de la qualité de nos entretiens cliniques. Le récit des vies traumatisées avait disparu derrière l’urgence du démantèlement et la stabilité menacée du quotidien. Dans ma pratique, je me trouvais face à des personnes vulnérables et démunies, à qui on faisait vivre un nouveau déplacement forcé vers l’inconnu. Pour les moins autonomes, sans réponse des services de l’État, nous avons dû trouver des solutions d’hébergement alternatives afin de les mettre à l’abri. Au moins, cela nous permettait d’anticiper, de préparer le départ, de transmettre et faire du lien avec le lieu qui accueille. Car, sans préparation, sans anticipation, tout se passe dans l’insécurité, ce qui est potentiellement source d’angoisse.

La date du 17 octobre était pressentie par les journaux mais finalement, il ne se passait rien. Les patients continuaient à se présenter même sans rendez-vous. Ils avaient besoin de déposer leurs angoisses, de s’accrocher quelque part, d’être rassurés. Dans leur parcours d’exilés, ils connaissaient les départs précipités, les chemins hasardeux, le risque d’être à chaque instant renvoyés dans le pays qu’ils fuyaient. Cela se repassait ici. Les patients nous confiaient leur détresse. Le sentiment d’insécurité avec lequel ils avaient appris à vivre devenait alors insupportable. Par-dessus tout, ils craignaient d’être renvoyés chez eux, ils avaient peur d’avoir traversé tous ces dangers pour rien. Le démantèlement venait réactiver les mauvais souvenirs, ces moments de rupture dans leur vie, ces temps de séparation, d’arrachement.

Le meilleur moyen d’aider un être humain à accepter et investir une nouvelle situation n’est-il pas de lui donner les moyens de s’y préparer ? Donner du temps, donner les informations nécessaires sont des façons d’aider l’autre à se protéger psychiquement. Mes patients n’ont rien eu de cela… C’est le premier jour du démantèlement, soit le 24 octobre 2016, que nous avons découvert la stratégie du gouvernement pour vider et détruire le camp de la Lande. Un hangar, plusieurs files d’attente, deux propositions de ville en France, un choix, un bus et adieu Calais. Les patients nous demandaient quelle destination ils devaient choisir. Tout en France leur était inconnu. La tension était palpable même si nous étions à l’écart du camp dans le petit hôpital improvisé. Ce jour-là, la présence des forces de police était écrasante, celle des médias du monde entier était étouffante. Certains patients en état de stress passaient la journée avec nous, transformant notre lieu de consultation en un lieu d’accueil de jour. Pensant leur éviter les tensions des longues files d’attente, nous avions donné rendez-vous à nos patients afin de les conduire en petits groupes dans la file des « personnes vulnérables ». Ils n’étaient pas moins seuls face à l’inconnu. Le troisième jour, un incendie a embrasé le camp, motivant les plus récalcitrants à abandonner leur lieu de vie et monter dans les bus. Ce feu a tout détruit en quelques heures. En trois jours, tout avait disparu. La rapidité des événements a laissé en moi un goût amer. Tout est allé trop vite, dans une violence latente, un lieu de vie s’est éteint, des personnes en souffrance ont été déplacées… Et puis il ne restait que le silence.

Quelques semaines sont passées…

Après un premier sentiment de soulagement, certainement lié au fait de ne plus être face à cette situation d’une grande violence, je restais avec de réelles préoccupations au sujet de mes patients. Le camp n’existait plus mais les personnes rencontrées en souffrance psychique étaient quelque part en France. Je me questionnais sur les fins de suivi engendrées par le démantèlement et sur ce que cela avait fait vivre à mes patients. Comme pour tout suivi, il était question de la notion de séparation ainsi mise au travail. Chaque séparation rappelant les séparations antérieures dans la vie du sujet, comment cela ne réactivait-il pas les différents traumatismes vécus ? Beaucoup de patients m’ont narré des séparations tragiques : mort violente d’un ou plusieurs proches, départ précipité de leur pays, départ sans adieu, familles perdues, perte des moyens de communication… La séparation pour eux était toujours connotée de brutalité et de violence. Ainsi, le lien à l’autre et par extension le processus de liaison est d’une grande fragilité. Ces personnes sont coupées : de leurs racines, de leur culture, de leurs proches, de leur propre identité même… Notre travail de clinicien est de recréer du lien, de proposer alors une séparation qui n’est pas délétère. Dans un contexte de démantèlement, nous aurions pu, au-delà du simple passage de relais entre professionnels, symboliser la permanence du lien à l’autre. On peut se séparer sans pour autant disparaître de la vie de l’autre, on peut se dire adieu sans que tout soit détruit, on peut garder une trace psychique de cette rencontre à tout jamais. Une simple prise de contact, du professionnel investi dans la relation thérapeutique, dans l’après démantèlement, pourra signifier tout cela. Il s’agit de permettre à ces personnes d’expérimenter la continuité dans leur parcours chaotique et cela peut être thérapeutique. Le traducteur connu et investi pourrait échanger avec le patient, prendre de ses nouvelles. Le clinicien pourrait échanger avec la nouvelle équipe et le patient informé comprendrait qu’on se préoccupe de son devenir, que le lien a survécu à la séparation. Aujourd’hui, les retours sont pauvres concernant des suivis mis en place par les centres d’orientation et d’accueil (CAO) pour nos patients. La nécessité d’un traducteur pose un réel problème dans leur prise en charge par les institutions françaises. Et pourtant leur souffrance psychique est grande…

  1. Office Français de l’Immigration et de l’Intégration