Article original

© zedecoh, 28 avril 2008. Source (CC BY 2.0)

Fabrication de nouveaux modèles identificatoires :

un des effets de l’assistance médicale à la procréation (AMP)

et


Dominique LAUFER

Dominique Laufer est médecin spécialiste FMH en psychiatrie / psychothérapie d'enfants et d'adolescents, responsable de la recherche intitulée « Les représentations et les significations développées par les parents au sujet des zygotes "cryoconservés" », dirigée par les Professeurs François Ansermet et Marc Germond dans le cadre de la Fondation FABER (Lausanne).

Véronique MAURON

Véronique Mauron est titulaire d'un PhD, historienne de l'art. Elle participe à la recherche « Les représentations et les significations développées par les parents au sujet des zygotes "cryoconservés" ». Elle est collaboratrice scientifique à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL).

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Pour citer cet article :

Laufer D, Mauron V. Fabrication de nouveaux modèles identificatoires : un des effets de l’assistance médicale à la procréation (AMP). L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013, volume 14, n°2, pp. 205-212


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-originaux/fabrication-de-nouveaux-modeles-identificatoires/

Fabrication de nouveaux modèles identificatoires: un des effets de l’assistance médicale à la procréation (AMP)

Les biotechnologies liées à l’assistance médicale à la procréation (AMP) mettent en lumière des enjeux anthropologiques insoupçonnés qui dépassent les champs biologique et médical. L’analyse du discours des personnes ayant recours aux techniques de l’AMP révèle la création d’objets nouveaux, parmi lesquels l’embryon cryoconservé tient une place formidable. La définition de cet objet, ses facultés, les liens qu’il engendre sont discutés. Le besoin d’une identification à un modèle de filiation connu amène les couples à comparer avec l’adoption, liée comme l’AMP à la double problématique de l’abandon et de la récupération. Lorsque, en parallèle au traitement, les couples entreprennent les démarches en vue d’une adoption, la conception de l’enfant né par AMP est comme marquée de l’empreinte de l’adoption projetée. Le modèle de l’adoption s’avère insuffisant et un modèle de filiation reconfiguré est créé: un nouvel arbre généalogique, constitué des différents tiers intervenant en AMP.

Mots clés : adoption, arbre généalogique, cryoconservation, embryon, filiation, identité, modèle, parent, Procréation médicalement assistée.

The making of new identification models: a consequence of medically assisted procreation

Biotechnologies for assisted reproductive technology (ART) have shed light on new anthropological stakes that go surprisingly beyond the biological and medical fields. Analyzing the discourse of individuals who seek assisted reproductive technologies reveals the creation of new objects. Among these objects, the frozen embryo holds a potent position. This paper discusses the definition of the said object, its faculties and the relationships it creates. The need to identify with a known model of filiation brings couples to compare with adoption, connected as is the ART to the dual problematic of abandonment and recovery. When adoption procedures are initiated concurrently to assisted reproductive treatment, the conception of a child born with ART is marked by the impression of the projected adoption.

Keywords: adoption, cryopreservation, embryo, family tree, filiation, identity, medically assisted procreation, model, parent.

La fabricación de nuevos modelos identificatorios: una de las conse-cuencias de la procreación medicamente asistida

Las biotecnologías relacionadas con la procreación medicamente asistida (PMA) hacen emerger desafíos antropológicos insospechados que sobrepasan los campos biológico y médico. El análisis del discurso de personas que recurren a las técnicas de PMA revela la creación de nuevos objetos, entre los cuales el embrión crio-conservado ocupa un lugar preponderante. En este artículo se discuten la definición de este elemento, sus facultades así como los vínculos que provoca. La necesidad de identificarse con un modelo de filiación conocido induce las parejas a la comparación con la adopción, relacionada – como la PMA – a la doble problemática del abandono y de la recuperación. Cuando las parejas inician los trámites de adopción al mismo tiempo que siguen el tratamiento, la concepción del niño nacido por PMA está como marcada por la huella de la adopción proyectada. El modelo de la adopción resulta insuficiente, creando así un modelo de filiación reconfigurado: un nuevo árbol genealógico, constituido por las diferentes personas que intervienen en el procedimiento de la PMA.

Palabras claves: adopción, árbol genealógico, crio-conservación, embrión, filiación, identidad, modelo, padres, Procreación medicamente asistida.

Au-delà des champs biologique et médical auxquels se rapporte l’assistance médicale à la procréation (AMP), d’autres disciplines s’avèrent essentielles pour comprendre les enjeux anthropologiques induits par les biotechnologies. Diverses études des champs de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la psychologie, de l’anthropologie, de la sociologie ou de l’éthique ont porté sur les dimensions imaginaires et symboliques mobilisées par la médecine de la reproduction autour des questions liées à l’origine, à la naissance, au début de la vie, à notre venue au monde. Ces dimensions, bien que mises au premier plan par les pratiques des biotechnologies, échappent à l’analyse du strict domaine médical et biologique.

A leur insu, les actes médicaux déclenchent des réactions subjectives et non prévisibles. Les sciences médicales se confrontent ainsi à des points de butée qu’elles ne parviennent pas à résoudre à l’intérieur de leur champ spécifique, nécessitant la recherche d’autres scènes.

Si l’AMP permet au couple de fonder une famille, elle engendre souvent une nouvelle forme de parentalité. Cette question émerge des effets immédiats de l’AMP mais ne peut être envisagée par la seule équipe médicale. Une réflexion plus large doit être menée afin d’aider les patients et les équipes médicales à envisager ensemble les répercussions nombreuses et imprévisibles de l’AMP.

Cet article a pour but d’identifier les modèles de filiations auxquels se réfèrent les parents ainsi que les nouveaux modèles de filiation qui apparaissent.

La recherche

Notre étude actuelle, Les représentations et les significations développées par les parents au sujet des zygotes cryoconservés, s’inscrit dans une ligne de recherche dirigée conjointement par les professeurs François Ansermet (pédopsychiatre, psychanalyste) et Marc Germond (gynécologue spécialiste en médecine reproductive), recherche qui a déjà donné lieu à la publication de deux ouvrages, le premier sur le vécu de la parentalité et l’investissement de l’enfant né d’une FIV1, le second sur les images fabriquées dans un laboratoire de biologie de la reproduction2. La création d’un dispositif artistique audio-visuel, Le Module, réunissant médecins, biologistes, historiennes de l’art et artistes a permis la présentation, lors d’expositions en Suisse, d’un film sur la formation d’un embryon3.

Cette étude se situe aussi dans une actualité confrontant éthique et législation. En effet, nous avons commencé cette recherche en 2006, en Suisse, alors que, pour la première fois, les couples étaient confrontés à la loi du 18 décembre 1998 (LPMA, première mise en application en 2001), qui impose, au terme du délai de cinq ans de conservation, de décider entre transfert ou destruction des zygotes cryoconservés (le don pour la recherche ou pour la procréation chez autrui étant illégal en Suisse). Nous nous sommes intéressés aux discours des couples détenteurs de zygotes cryoconservés, rencontrés un an avant la fin du délai légal de conservation, c’est-à-dire peu avant la décision à prendre concernant le destin de leurs zygotes.

En 2011, a eu lieu une consultation en vue de la révision de la loi sur le diagnostic pré-implantatoire (DPI) ; si la nouvelle version est acceptée, elle entraînera des changements importants concernant l’AMP : à savoir, la cryoconservation des embryons deviendrait légale, et le délai de conservation serait prolongeable de cinq ans sur simple demande des couples.

La méthode d’analyse

Nous avons rencontré neuf couples détenteurs d’embryons cryoconservés, au cours de deux entretiens : un premier entretien, libre, consistait à échanger autour de la décision concernant les embryons cryoconservés et l’AMP en général ; un second entretien, semi-structuré, intégrait une présentation d’images provenant de l’art contemporain, images évocatrices tant de l’aspect concret de la cryoconservation que de l’aspect symbolique des origines. Ces images avaient pour but de stimuler l’imagination, libérer une émotion, susciter une parole, faire resurgir un souvenir, provoquer une association d’idées. Elles ont permis de passer du mode conscient au mode inconscient, sans devenir outil diagnostic, sans grille de lecture, ni réponses codées. Le recours à l’art contemporain signait notre volonté d’éviter des œuvres trop suggestives (telles qu’auraient pu l’être des Annonciations, par exemple) : leur caractère abstrait ou au contraire leur hyperréalisme pouvait garantir davantage de liberté à l’interprétation suscitée.

Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits verbatim. Nous avons procédé ensuite à l’analyse des champs sémantiques : une analyse par couple et une analyse transversale. Ces analyses ont été réalisées séparément par chaque chercheur, puis confrontées afin d’entrecroiser les regards. Nous avons observé que l’assistance médicale à la procréation donnait naissance à des perceptions et phénomènes inédits concernant, entre autres, la naissance, la conception, la fratrie.

Le décor : assistance médicale à la procréation, fécondation in vitro, cryoconservation, décongélation

Quelques mots de technique pour planter le décor : la fécondation in vitro (FIV) consiste en la mise en contact des ovocytes (dont la production aura été stimulée par traitement hormonal) et des spermatozoïdes. La fécondation des ovocytes donne naissance aux zygotes4, stade précédant la formation de l’embryon. Un ou deux embryons sont ensuite transférés dans l’utérus pour donner une grossesse. La législation suisse n’autorisant que la cryoconservation des zygotes, et non celle des embryons, les zygotes « surnuméraires » sont cryoconservés, pour une durée légale de cinq ans.

Les objets créés par l’AMP

L’AMP crée un objet nouveau, l’embryon, doté d’une identité complexe, variable, plastique, que les couples construisent au cours du temps. Ceux-ci tentent, par la parole, de lui donner une existence. Mais son identité est multiple et contradictoire : « C’est ni, ni, pas, pas, des cellules, pas un enfant, pas un bébé, pas une chose, rien ». Il est innommable. C’est une négation : « C’est pas ». C’est aussi « un rien », ce qui n’est pas rien…

L’embryon peut susciter de l’attachement : « Nos petites cellules, c’est nos petites cellules… je leur parlais déjà… ils existent » ; « C’est ma chair et mon sang ». Parfois c’est plus flou, difficile à cerner : « C’est inclassable, c’est vraiment heu dans les, les limbes », ou « une zone de… d’entre-deux, entre-deux mondes et qui peut être un peu, un peu angoissant ».

Les embryons ont le pouvoir de féconder : « Je me sentais maman dès qu’on m’a mis, transféré des petits embryons ». La femme relie dans un même acte l’incorporation, l’incarnation et le devenir mère. L’AMP brouille la notion du temps.

Les embryons cryoconservés sont dotés de qualités comportementales : ils s’accrochent, ils tiennent, ils résistent. Ils ont des aptitudes : ils regardent, ils attendent, ils parlent, ils ont des sensations corporelles. Ils éprouvent des sentiments : ils souffrent, ils font des reproches.

Ils habitent la conscience des parents. Même ailleurs, ils restent dans leur tête. Bien qu’on les croie oubliés, ils sont vite rappelés à la conscience : il suffit d’une « petite lettre »5 pour les y faire revenir : présence agitée, dérangeante, encombrante, on ne se débarrasse pas facilement d’eux.

Ce nouvel objet a une existence : il peut vivre ou mourir. Les couples doivent en prendre la décision : « On a le droit de vie ou de mort… on est en train de dire ça ». « C’est la notion de destruction moi qui me dérange… si on me dit, soit vous les détruisez après cinq ans, soit vous les donnez à la science pour la recherche, pour moi c’est, c’est moins pire ». L’impossibilité légale du don d’embryon à la science ou dans un but de procréation pour autrui oblige les couples à trancher entre transfert ou décongélation, c’est-à-dire entre vie et mort ; « on les prend, on les met à la poubelle… » ; les couples se défendent de ce pouvoir qui les dépasse, et se mettent en demeure de préciser la différence entre mort et congélation : « il était conservé pas, il était pas mort, on l’a pas tué… il est pas mort… non ? ». L’embryon, cet être minuscule, microscopique devient immensément important : « C’est lourd un embryon » (Alfred Senn, biologiste en AMP).

La présence de l’embryon dans la famille. Un modèle apparaît : l’adoption

Abandon et récupération

La technologie de la FIV rend indispensable le fait de penser cette nouvelle forme de conception, d’essayer de la rattacher à des modèles de filiation connus : les couples recourent alors au modèle existant de l’adoption. L’adoption s’insert naturellement dans le processus de l’AMP. C’est un moyen familier pour avoir un enfant et la plupart des parents qui ont recours à l’AMP ont considéré la question de l’adoption. « L’adoption était d’actualité aussi ». On pense à adopter, mais la plupart des parents n’entreprennent pas les démarches. Parfois, l’adoption ne sera envisagée qu’au terme des échecs de l’AMP. D’autres couples refusent toute idée d’adopter un enfant.

L’adoption discutée par les couples s’énonce par la double problématique de l’abandon et de la récupération. Dans l’adoption, il faut que des parents abandonnent un enfant pour qu’ensuite d’autres viennent le récupérer ; de la même façon il faut dans un premier temps que les parents abandonnent leur embryon au congélateur, le laissent, le délaissent… pour ensuite venir le rechercher. Les couples établissent un parallèle, une comparaison avec l’adoption : des parents qui abandonnent, d’autres qui récupèrent. Ici ce sont les mêmes qui abandonnent et récupèrent, mais on ne récupère pas tous les embryons, ceux qui restent étant les surnuméraires. A l’orphelinat aussi, les enfants qui ne sont pas élus deviennent surnuméraires. On le voit, la double problématique de l’abandon et de la récupération est commune à l’adoption et à la possession d’embryons. Comme les enfants de l’orphelinat, les embryons attendent les parents. Dans les deux cas, adoption et possession d’embryons, il y aura une trace laissée, de la parenté d’origine chez les adoptés, du passage dans l’entre-deux de la congélation chez les embryons.

Toutefois une gradation est introduite par les parents : les embryons, ce sont les leurs, ils les ont voulus, fabriqués : ils ne vont pas pouvoir les oublier une fois l’enfant arrivé, d’ailleurs les embryons les rappellent, les attendent, ils peuvent leur adresser des reproches : « pendant toutes ces années tu m’as laissé au froid, au congelé, t’as aimé Marie [l’enfant née d’un embryon cryoconservé], tu l’as élevée et… on était là, congelés, […] et si tu n’avais pas voulu de nous ». Car les embryons sont leurs enfants presque au même titre que Marie, Charlotte, Pierre ou Paul : « des petits embryons qui étaient là, qui nous attendaient… C’est mes enfants » ; « c’est les petits frères, petites sœurs de Charlotte ».

Un modèle insuffisant

Généralement les couples s’engagent dans un traitement avant de se résoudre à aborder l’adoption. Toutefois un des couples procède d’une autre manière et entreprend les démarches pour adopter un enfant, en parallèle au traitement d’infertilité. « Pour Charlotte on a fait les démarches ». Cette phrase recèle une certaine ambiguïté. Charlotte est l’enfant née par FIV. Or, le terme de démarches s’applique aux démarches pour l’adoption. Cela sous-entend-il que Charlotte née par FIV est aussi perçue comme une enfant adoptée ?

Avec l’AMP, on rencontre des cristallisations de sens, des inversions et des paradoxes. L’AMP redistribue les cartes de la filiation. Ici on est face à un paradoxe que l’on pourrait énoncer comme suit : Charlotte serait conçue par adoption. L’adoption s’invite comme modèle connu et familier pour une filiation. Charlotte est née par AMP alors que le couple faisait les démarches pour l’adoption. Il y a donc une superposition de deux manières d’avoir un enfant : l’adoption et la FIV. L’enfant qui résulte de la FIV porte les traces de sa conception, c’est-à-dire aussi des démarches pour l’adoption effectuées par ses parents. Elle est perçue comme une enfant biologique du couple mais aussi comme une enfant adoptée. L’adoption vient ici comme une surimpression.

L’identité des enfants issus d’AMP est complexe car elle est façonnée dès le départ et bien avant la naissance par les différents processus (médicaux et sociaux) qui ont présidé à sa venue au monde. L’adoption et l’AMP sont parallèles et partagent un temps commun, celui de la pré-conception de l’enfant. Dans l’esprit des parents, Charlotte pourrait être adoptée puisque les démarches ont été entreprises. On glisse facilement de l’enfant née par AMP à l’enfant adoptée, ces deux modèles s’imbriquant et créant un modèle inédit de filiation.

Un autre couple envisage l’adoption : « c’est comme si on avait adopté Marie, c’est notre enfant ». Marie est une enfant née par AMP, mais elle est aussi vue comme une enfant adoptée. S’ajoute un élément supplémentaire surprenant : un enfant adopté est le véritable enfant du couple. S’il y a un doute sur l’enfant né par FIV, il semble ne pas y en avoir pour l’adoption (« c’est notre enfant »). La mère demandera qu’un test ADN soit effectué pour être certaine que Marie est bien sa fille. Mais il n’y aurait pas de doute sur une enfant adoptée. On sait qui elle est et d’où elle vient. On se retrouve à nouveau face à un paradoxe. L’AMP, dans son processus médical et biologique, certifie la filiation biologique. Les médecins et les biologistes restituent à chaque couple leurs gamètes transformés en embryons. Mais, face à cette certitude, se creuse pourtant une incertitude quant à l’origine de l’enfant. L’adoption paraît alors plus sûre pour authentifier la filiation, alors que l’AMP, qui dans son processus est la preuve même de la filiation biologique, engendre le doute.

Recherche d’un modèle de filiation. Création d’un nouvel arbre généalogique

Quelles que soient les modalités de la conception, accueillir un nouvel enfant dans une famille remodèle l’arbre généalogique : une case s’ajoute, qui permettra la continuité de la famille. On retrouve cet arbre généalogique traditionnel chez les parents qui ont recours à l’AMP.

Mais ici cet arbre généalogique se complexifie. Les couples ayant recours à un traitement par FIV sont privés de leur intimité : au moment de la conception, entrent en ligne de compte les différents acteurs, moments et lieux qui président à la venue d’un enfant dans ce nouveau modèle de filiation.

On le sait, dans toute parentalité, des tiers sont convoqués, mais ils n’interviennent qu’une fois la grossesse commencée, voire la naissance passée. Le recours aux techniques de la FIV convoque les tiers avant et pendant la conception. La « scène primitive » de la conception en AMP ne dispose pas d’intimité. Ces tiers sont ici incontournables : point d’enfant sans médecin de la procréation, sans biologiste ; point d’enfant sans laboratoire, sans bonbonne d’azote, sans lieu où se pratiquent les injections. Les couples utilisent d’ailleurs un vocabulaire éloquent : le médecin devient démiurge, procréateur, créateur ; le laboratoire devient nid d’embryons, l’aire d’autoroute devient refuge. Même d’autres couples que le hasard place dans la salle d’à côté peuvent intervenir dans la conception et faire craindre un échange d’embryons.

A l’arbre généalogique traditionnel se superpose donc un nouvel arbre où apparaissent les multiples actants de l’AMP. Ce nouvel arbre que les parents construisent peu à peu est constitué par trois types de tiers qui président à la naissance de l’enfant.

Tiers-personnes

Les nombreuses personnes qui gravitent autour de l’AMP entrent dans le vécu intime des parents. Issues de différents milieux : médical, familial, amical, sociétal, professionnel, religieux, elles participent au processus à titres divers. Elles sont perçues par les couples comme directement actives.

Tiers-abstraits

Des éléments abstraits, moins rationnels que magiques ou religieux, sont convoqués par les couples pour influencer l’AMP afin que tout réussisse au mieux. Prières, croyances, superstitions et lectures de signes concourent à créer un climat favorable au bon déroulement du traitement. Cela déplace l’AMP du domaine biologique au domaine plus mystérieux de la conception miraculeuse.

Tiers-lieux

Les lieux (laboratoire, clinique) où se passe la fécondation sont porteurs de haute signification. Ils sont les nids, les réceptacles ou les sanctuaires où ont été conçus les embryons et où ils sont conservés. Ils deviennent des lieux de mémoire pour les parents, en tant que porteurs des repères tangibles, témoins d’une histoire, et sources d’émotion liée à l’AMP.

Figure 1 : Arbre généalogique engendré par l’AMP

Figure 1 : Arbre généalogique engendré par l’AMP

Conclusion

L’AMP introduit un objet nouveau, l’embryon, ni homme ni chose, minuscule et important, que les couples ont peine à définir, mais qui provoque attachement et culpabilité puisqu’il donne droit de vie ou de mort.

L’AMP donne naissance à des  « effets collatéraux » : paradoxes, transformations, mutations, formes imprévues par les médecins, les biologistes, le législateur. La société aurait tort de les ignorer tant ils sont porteurs de nouveaux concepts. La clinique devra s’en inspirer pour rester en phase avec la réalité vécue et imaginaire des couples.

L’AMP oblige à créer de nouveaux modèles identificatoires. Le modèle de l’adoption s’invite en surimpression, mais, insuffisant, suscite la création d’un nouvel arbre généalogique, constitué de tous les tiers intervenant lors d’un traitement d’infertilité.

  1. Mejia Quijano C, Germond M, Ansermet F. Parentalité stérile et procréation médicalement assistée : le dégel du devenir, Ramonville Saint-Agne : Erès ; 2006.
  2. Ansermet F, Germond M, Mauron V, André A, Cascino F. Clinique de la procréation et mystère de l’incarnation. L’Ombre du futur, Paris : P.U.F. ; 2007.
  3. Le Module a été exposé au Musée d’Ethnogaphie de Neu-châtel (MEN), à la Frauenklinik de Lucerne, à la Fondation Claude Verdan à Lausanne, à la Maternité des HUG de Genève, au Rolex Learning Center de l’EPFL à Lausanne.
  4. Le zygote est la forme pré-embryonnaire sous laquelle sont cryoconservés, en Suisse et dans quelques autres pays, les embryons destinés à la procréation.
  5. La « petite lettre » fait référence au courrier du laboratoire rappelant aux parents le délai de cryoconservation de leurs embryons pour qu’ils se déterminent face à la décision, transfert d’embryon ou décongélation.