Article de dossier

© affiche opéra, 1899. Source (CC BY 2.0)

Une lecture anthropologique du conte de Cendrillon dans ses versions vietnamienne et française

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Janine GILLON

Janine Gillon, agrégée de lettres modernes et Vice-présidente du CID (Centre d'information et de documentation du Vietnam) est décédée subitement en septembre 2012, peu après l’écriture de cet article.

Marie-Ève HOFFET-GACHELIN

Marie-Eve Hoffet-Gachelin est docteur en médecine et en psychologie (Unité Inserm 669), psychiatre-psychothérapeute en CMPP, équipe du Professeur Marie Rose Moro. CMPP, 91 rue Youri Gargarine, 92700 Colombes.

Cao VAN TUAN

Cao Van Tuan est psychiatre responsable de la clinique à l'Hôpital National de psychiatrie de la région Nord du Vietnam à Thuong Tin, Hanoï et Docteur en psychologie de l’Université PARIS 13.

Do-Lam CL. Contes du Vietnam. Enfance et tradition orale. Paris: L’Harmattan, Coll. « Les légendes du monde »; 2007.

Gagnon C. Tam et Cam, Conte vietnamien. Montréal (Canada): Éditions de l’Isatis; 2008.

Moise-Durand B. Le conte de Tam et Cam ou « la Cendrillon vietnamienne » Mémoire pour le DU de psychiatrie transculturelle. Bobigny: Université Paris 13; 2009.

Ngoc H, Correze F. Anthologie de la littérature populaire vietnamienne. Hanoï: The Goi 1984.

Pour citer cet article :

Gillon J, Hoffet-Gachelin M-È, Van Tuan C. Une lecture anthropologique du conte de Cendrillon dans ses versions vietnamienne et française. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013, vol. 14, n°2, pp. 198-204


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Une lecture anthropologique du conte de Cendrillon dans ses versions viet-namiennes et françaises

Le conte de Cendrillon et de Tam et Cam ont des similitudes, mais aussi des différences profondes. Trois différences sont essentielle : le roi choisit d’épouser Tam à la seule vue de son soulier et sans la connaître. L’histoire ne se termine pas avec le mariage de l’héroïne car la persécution par la belle-mère continue. Tam, redevenue reine, va punir ses persécutrices. Il s’agit donc de l’histoire d’un destin que nous avons vue comme l’initiation douloureuse d’une jeune fille à sa vie adulte.

Mots clés : anthropologie, Cendrillon, conte, culture, étude comparative, France, rite, rite initiatique, Vietnam.

Tam and Cam, a Vietnamese Cinderella story that reads as an initiatory journey

The two fairy tales « Cinderella » and « Tam and Cam » show similarities but also profound differences. Among their differences, we choose to discuss two essential ones. The Tam and Cam tale does not end with the wedding of the heroine. Tam, who regained her position as a queen will punish her persecutors. To us, « Tam and Cam » rather evokes the history of a destiny, which we read as an initiatory journey from juvenility to adult life.

Keywords: anthropology, Cinderella, comparative study, culture, France, rite of passage, tale, Vietnam.

Una lectura antropológica del cuento de la Cenicienta en sus versiones vietnamita y francesa

Los cuentos Cenicienta y Tam y Can tienen muchos parecidos, pero también diferencias profundas. Tres de ellas son esenciales : el rey elige a Tam como su esposa con solo ver su zapatilla y sin conocerla ; la historia no se acaba con el matrimonio de la heroína ya que la madrastra sigue persiguiéndola ; es Buda quien interviene para ayudarla. Se trata entonces de la historia de un destino que hemos visto como la iniciación dolorosa de una niña hacia su vida adulta.

Palabras claves: antropología, Cenicienta, cuento, cultura, estudio comparativo, Francia, rito iniciático, Vietnam.

L’histoire de Cendrillon figure dans les contes et légendes du monde entier. Une version vietnamienne, Tam et Cam, a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs vietnamiens ou français. Citons entre autres Do Lam Chi Lan : elle privilégie une lecture éducative et morale à la vietnamienne. Huu Ngoc et Françoise Corrèze en donnent une version simplifiée en accentuant le caractère surnaturel des évènements, Cécile Gagnon en le traduisant en fait un conte pour enfant. Plus récemment Brigitte Moïse-Durand privilégie une lecture ethno-psychanalytique de la petite fille qui devient femme dans son DU de psychologie transculturel.

Ces différentes lectures et interprétations sont toutes intéressantes. Pour notre part nous avons choisi, en restant au plus près du récit, de comparer la version vietnamienne aux versions occidentales1, et de dégager d’éventuelles spécificités vietnamiennes. Nous avons ainsi eu la surprise de découvrir des éléments que nous n’avons trouvés dans aucune des lectures rencontrées.

Dans le titre déjà, la version occidentale nous parle d’une héroïne au prénom très péjoratif, Culcendron ou Cendrillon et mentionne dans le texte deux sœurs dont on ne nous dit pas les prénoms, montrant ainsi l’importance centrale qui sera donnée à l’héroïne. Dans la version vietnamienne l’héroïne n’a qu’une seule sœur présentent l’une et l’autre dans le titre avec leurs prénoms, issus de la culture du riz. Ceci suggère sans nul doute, une comparaison entre les parcours opposés des deux sœurs.

L’histoire de Cendrillon est bien connue : une petite fille, orpheline de mère est traitée en souillon par sa marâtre et sa ou ses demi-sœurs ; elle finit par sortir miraculeusement de sa triste condition, elle épouse le Prince et devient reine. On trouve dans les différentes versions du récit, de troublantes similitudes, que tout le monde connait, par exemple : la protection de l’héroïne par un personnage doté de pouvoirs surnaturels, la perte par l’héroïne d’un de ses souliers ; le soulier est trouvé par un prince qui jure d’épouser la jeune fille du royaume capable de le chausser…

Nous avons négligé volontairement certaines différences contextuelles (le cache-sein, le plaqueminier…) explicables par des différences de climat ou de coutumes.

Et c’est en nous en tenant aux différences les plus importantes, dans l’ordre chronologique du récit, que nous avons relevé trois différences essentielles dans les étapes du récit, qui nous permettent de dégager une originalité propre au conte vietnamien : 1) La perte du soulier et la reconnaissance par le soulier ; 2) La poursuite de la persécution de Tam par sa marâtre après le mariage ; 3) Le châtiment final des deux « bourreaux » par la victime.

1) La perte du soulier et la reconnaissance par le soulier

Cette reconnaissance existe dans tous les contes. Voyons comment elle se déroule :

Le début est le même dans les deux versions : le prince donne une fête à laquelle, contrairement à sa ou ses sœurs, l’héroïne ne peut se rendre, car d’une part la marâtre lui a donné une tâche insurmontable à accomplir auparavant, et d’autre part elle est vêtue comme une souillon. Le personnage surnaturel (la fée pour les V. O, le Bouddha pour la V. Vn) l’aide miraculeusement à accomplir sa tâche et lui fournit de façon magique les beaux atours, parures, chevaux etc… qui métamorphosent la souillon en femme sublime. Elle se rend à la fête et c’est alors que les deux versions divergent :

  1. O : Cendrillon est si belle, lorsqu’elle paraît à la cour, qu’elle séduit tout le monde, même ses sœurs qui ne reconnaissent pas en cette superbe créature la souillon qu’elles ont laissée à la maison, et surtout le prince : il ne danse qu’avec elle, il est visiblement amoureux de la belle inconnue… mais celle-ci s’échappe, « avant le douzième coup de minuit », et elle perd en courant un de ses souliers… le prince ramasse le soulier et jure qu’il n’épousera que la jeune fille capable de le chausser.
  2. Vn : Parée de ses plus beaux atours, Tam se rend également à la fête qui n’est pas un bal mais la fête de la demi-lune. Et c’est avant d’y arriver, qu’elle perd un de ses souliers qui tombe dans un lac. On peut penser que c’est son impatience et la violence de son désir de sortir de sa condition qui lui font perdre son soulier. Le roi précisément, vient à passer sur le pont qui surplombe ce lac, et alors « l’éléphant monté par le roi s’arrêta brusquement et se mit à barrir, « le Roi » commanda à sa garde de sonder le lac ». Et très vite, « on lui apporta la pantoufle brodée d’or, et c’est alors que, émerveillé par sa petitesse, le roi jura de n’épouser que celle à qui elle appartenait ».

Nous remarquons que dans la V. Vn :

Le roi, n’a pas vu l’héroïne lorsqu’il décide qu’elle sera son épouse, alors que dans les V. O, le Roi ramasse le soulier d’une jeune fille dont il est tombé amoureux : ce soulier lui servira à re-trouver une inconnue dont il est certain qu’elle pourra chausser ce soulier, puisque c’est le sien.

Le roi a eu besoin de circonstances surnaturelles pour « trouver » ce soulier : il a fallu que sa monture2 s’arrête et qu’il fasse sonder le lac, pour qu’on trouve ce soulier, dont il ne sait absolument pas à qui il appartient. Il décide néanmoins comme dans les V. O, que seule celle qui « aura le pied assez menu » pour le chausser sera sa femme. Le destin de Tam s’accomplit à son insu.

On peut certes penser que dans la société vietnamienne, où le mariage était la seule affaire des parents, il aurait été inconvenant que Tam séduisît le roi par la beauté de son visage ou la grâce de son corps, mais l’organisation très précise des évènements du récit, indique plutôt que tout se passe comme si, depuis sa petite enfance, le destin de Tam était écrit. Rappelons-nous en effet que les pots d’où sont sortis les beaux atours, ont été jadis remplis par elle, sur l’injonction de Bouddha, avec les os du petit poisson (son ami) que la marâtre avait mangé. Ce destin s’accomplit, malgré les réticences de Tam et malgré les manœuvres de la marâtre et de la sœur.

Dans les V. O, Cendrillon s’est laissé prendre à des rêves de grandeur qui lui permettent de supporter sa condition. Grâce à une bonne fée, elle est proche de réaliser ses rêves, mais qui est-elle vraiment ? Il faut qu’elle soit identifiée par le prince grâce à un indice fiable et qu’elle se prête au jeu de cette identification pour devenir reine. Dans la V. Vn, c’est Bouddha qui organise et permet l’accomplissement du destin. On constate que la fée et Bouddha n’ont pas le même statut et jouent des rôles différents auprès de leurs protégées respectives. Bouddha, dans la V. Vn, est un personnage d’ordre divin, qui pour les bouddhistes (et la majorité des vietnamiens le sont) a une existence « réelle » et intervient dans la vie des humains, à moins qu’il ne l’organise. La fée quant à elle est un personnage dont tout le monde sait qu’il n’existe que… dans les contes de fées.

Dans les deux versions, l’héroïne épouse le Roi, mais alors que dans les V. O, l’histoire s’arrête là, dans la V. Vn, une deuxième partie commence, dont nous allons voir maintenant les péripéties :

2) Après le mariage de Tam, les persécutions de la marâtre et de la sœur continuent

Dans la première partie, Tam nous était apparue comme une enfant naïve, qui tombait dans les pièges les plus grossiers tendus par une sœur pourtant plus jeune qu’elle. Certes on pouvait expliquer sa naïveté par sa grande solitude ; elle n’a plus ni père ni mère, alors que sa sœur cadette a une mère très présente. Mais voilà que, pourvue d’un mari, qui est le Roi, c’est à dire l’homme le plus puissant du pays, Tam se trouve à nouveau seule face à ses ennemies et fait preuve de la même déconcertante naïveté. D’abord, c’est elle qui vient sans méfiance se jeter dans la gueule du loup. Elle quitte la demeure royale ; certes il s’agit de piété filiale (anniversaire de la mort de son père) et on ne peut lui reprocher sa démarche, mais pourquoi se rend-elle seule dans une maison habitée par deux femmes qui la haïssent ? Si son royal époux était trop occupé, peut-être aurait-elle pu solliciter l’accompagnement d’un garde ? La naïveté de Tam devient incroyable, lorsque grimpée au sommet d’un arbre à la demande de la marâtre, elle entend un bruit étrange : « Que fais-tu là Belle Maman ?  » demande-t-elle. Et la marâtre qui est en train de scier le tronc répond : « Je chasse les fourmis  ». Tam se satisfait de cette réponse, la marâtre continue sa criminelle besogne et quand l’arbre tombe… Tam « est projetée dans l’étang voisin  », où elle se noie. Tam est morte. La marâtre aussitôt, « habilla Cam avec les beaux vêtements de Tam et l’envoya au palais prendre la place de sa sœur aînée  »3. L’histoire s’arrêterait là s’il n’y avait le bouddhisme et la réincarnation des morts. Vont suivre en effet, quatre métamorphoses de Tam, sur lesquelles Cam, conseillée par sa mère, s’acharnera. A la troisième métamorphose, une réaction de Tam se produit : elle est devenue un métier à tisser, et lorsque Cam l’utilise, « elle entend le métier chanter : Tu m’as volé mon mari, je te crèverai les yeux  ». Cam est effrayée et comme le lui conseille sa mère, elle brûle le métier et « jette les cendres au bord d’un chemin loin du palais  ».

– Arrêtons-nous un instant sur cette réaction du métier à tisser : pour la première fois, Tam, puisque c’est elle, se rebelle et menace sa sœur. L’enfant timide semble être devenue quelqu’un qui dit non : elle a franchi une étape importante ; elle a découvert le monde tel qu’il est et distingue le bien du mal, elle a renoncé à la rêverie ; désormais elle pourra passer à l’action.

Venons-en à l’ultime métamorphose de Tam : là où les cendres ont été jetées,
« un beau plaqueminier poussa (…), il ne donna qu’un fruit  ». Le fruit tomba dans le panier d’une vieille dame qui le déposa dans sa maison ; mais depuis que le fruit est là, la dame, « trouvant toujours sa maison propre, du riz et du potage chaud, du thé infusé  », est très intriguée ; un jour, elle revint sur ses pas, pour surprendre la raison du miracle et « de la fenêtre, elle vit une jeune fille belle comme une immortelle, qui cuisait le riz. Ce n’était autre que Tam. La vieille dame déchira l’écorce vide et serra Tam dans ses bras  ». Cette ultime réincarnation a permis à Tam de redevenir une femme ; pour concrétiser ce retour à la vie, il a fallu l’intervention d’une femme (une femme ordinaire et pas une fée), qui en déchirant la coque vide (une matrice ? une peau de mue ?) donne une nouvelle naissance à celle qu’elle nomme sa fille. Tam connaît peut-être enfin la mère qui lui a tant manqué et qui va lui permettre d’accéder au statut de femme. Son époux peut revenir… En effet, le roi vient à passer et lorsque la vieille dame lui offre « du thé et des chiques de bétel  », il s’écrie : « Qui a préparé ces chiques de bétel ? elles ont la forme d’ailes de phénix, une forme que seule Tam savait leur donner  ». Reconnaissance alors de l’épouse et retour au palais…

S’il a fallu à Tam, cette série d’épreuves après son mariage, pour devenir une femme accomplie, il a fallu aussi à l’époux, après une première reconnaissance par la beauté (le pied menu) une autre reconnaissance par la vertu (l’art de fabriquer les chiques de bétel). Une mère aimante a pu réaliser ce miracle. Contrairement à ce qui se passe dans les V. O, le mariage n’était pas une fin en soi : il n’a pas suffi à faire de Tam une femme autonome et responsable. Ce sont les épreuves postérieures au mariage qui ont transformé la petite fille timide et apeurée en une femme lucide, sachant distinguer le bien du mal, prête à combattre le mal : c’est ce que nous allons voir maintenant avec…

3) Le châtiment et la mort des coupables

Dans les V. O, l’héroïne ne se préoccupe jamais de châtier les coupables : elle pardonne, et dans certaines versions, elle fait mieux : « elle marie (ses sœurs) le jour même à deux grands seigneurs  ». Dans d’autres versions, le jour du mariage, deux colombes « crèvent les yeux des deux sœurs  ». Cendrillon ne semble même pas s’en apercevoir. Dans d’autres versions encore, les sœurs sont punies, parfois très cruellement. Cendrillon reste toujours extérieure à un châtiment qui semble venir du ciel.

Il en va tout autrement dans la V. Vn, où nous voyons Tam en personne décider, organiser et réaliser le châtiment des deux femmes qui l’ont naguère persécutée. Elle n’a pas prémédité son châtiment, c’est Cam qui le provoque ; les rôles des deux sœurs sont inversés : dans l’enfance Cam, conseillée par sa mère, tendait sans cesse des pièges à sa sœur, qui n’avait d’autre ressource que de pleurer et demander l’aide de Bouddha. Mais désormais Cam, qui est restée au palais comme épouse de second rang est seule alors que Tam a retrouvé l’amour du Roi et son statut de première épouse ; de plus, elle est devenue une femme volontaire et déterminée. Donc quand Cam lui demande « comment faire pour avoir la peau aussi blanche » qu’elle, elle n’hésite pas : « pour être belle, feras-tu ce que je veux ? » et Cam ayant aussitôt acquiescé, « Tam fit creuser un trou profond, invita sa sœur à y descendre et ordonna qu’on l’asperge d’eau bouillante ».

Cam est morte, mais reste la marâtre et Tam décide alors de la punir également : elle met le corps de Cam dans une jarre avec de la saumure, puis elle fait « porter la jarre chez la marâtre, en disant que c’est un cadeau de Cam ». La marâtre se délecte, « sans se douter de rien, jusqu’au jour où au fond de la jarre, elle découvrit la tête de sa fille. Horrifiée, elle tomba raide morte ».

Mais regardons de plus près ces châtiments, sur lesquels nous ferons trois remarques :

Tam agit seule, alors qu’enfant, elle recevait l’aide de Bouddha ; elle est devenue autonome et volontaire et agit avec lucidité et efficacité. Cam au contraire, tombe naïvement dans le premier piège tendu : sans sa mère, elle est perdue. L’une a appris à « grandir », l’autre n’a rien appris auprès de sa mère.

Ces châtiments respectent une sorte de loi du talion. Pour punir Cam, Tam utilise de l’eau, or c’est dans l’eau que Cam lui a infligé sa première brimade et que plus tard, la marâtre l’a noyée. Mais il s’agit d’eau bouillante, c’est à dire de feu dans lequel Cam a récemment brûlé le métier à tisser. Quant à la marâtre, Tam lui fait manger sa propre fille, comme la marâtre avait mangé jadis le petit poisson, et naguère le loriot. Ce qui la tue, car elle
« tombe raide morte » lorsqu’elle découvre son forfait : « œil pour œil dent pour dent ». Doit-on en conclure que toute victime a le droit de se faire justice elle-même ? Ce n’est pas sûr, car il faut se rappeler que Tam n’est pas une victime ordinaire, elle est la Reine et à ce titre, n’a-t-elle pas le droit de prononcer une sentence ? Remarquons qu’elle n’exécute pas elle-même les châtiments. Pour Cam : « elle FIT creuser un trou… et ORDONNA qu’on l’asperge  ». Quant à la marâtre, Tam ne la tue pas non plus, celle-ci « se » tue toute seule (dans d’autres V. Vn, la marâtre se jette dans la mare, horrifiée par son forfait). Ce n’est donc jamais Tam qui tue, de ses mains, celles qui ont jadis tenté de la tuer. Néanmoins, c’est elle qui a décidé que les deux femmes devaient être punies. Elles ont suivi leurs instincts, elles subiront un châtiment à la hauteur de leur faute : référence à une loi ontologique, reprise par de nombreuses traditions, qui dit qu’« on est toujours puni par où l’on a pêché ».

La fin de la V. Vn est particulièrement atroce et de nombreuses versions récentes, notamment celles qui sont destinées aux jeunes enfants, l’éludent en partie ou en totalité. Nous avons pourtant interrogé plusieurs vietnamiens, qui, enfants, avaient entendu la version intégrale de ce conte : ils nous ont tous affirmé que, malgré son horreur, cette fin macabre leur avait semblé très juste, qu’ils en avaient même ri, heureux de voir punies et mortes les deux méchantes femmes. Les enfants comprennent la symbolique des images fortes, et retiennent qu’une punition terrible attend les méchants.

De quoi s’agit-il dans ce conte ? Il y est question du parcours initiatique d’une enfant, d’une jeune fille, puis d’une femme : il s’adresse davantage aux filles qu’aux garçons. Aux filles, en effet, il dit comment devenir « grandes » et au prix de quelles épreuves parfois très douloureuses, elles acquerront leur autonomie d’adulte. Il leur dit que le mariage n’est pas une fin en soi, que la beauté d’une femme ne suffit pas pour séduire un époux, que la famille n’est pas forcément un nid douillet, un cocon où l’on ignore l’envie, la haine, la jalousie, le mensonge, la violence…

Mais il y a tout de même une chose frappante dans ce conte (que l’on retrouve d’ailleurs aussi dans les V. O), c’est l’absence des hommes. Nous avons là un monde presque exclusivement féminin où des femmes entre elles, se haïssent, s’affrontent, s’entretuent. Le père a disparu très vite du récit et quand un époux apparaît, il est absolument absent de tous les affrontements : il est incapable de prévoir (ni même de voir) les dangers qui menacent son épouse et de la protéger, lui le roi, c’est à dire un homme tout puissant. Il se laisse berner avec un manque de discernement étonnant ; quand on lui annonce la mort de sa femme, il ne cherche pas à savoir comment elle est morte, et encore moins, si elle est vraiment morte, il se contente d’être « désolé » ! Lorsqu’il comprend que le loriot n’est autre que sa femme, il est incapable de le protéger. Enfin, nous l’avons vu, à la fin du récit, c’est Tam elle seule, qui se libérera, en éliminant définitivement les deux méchantes femmes. Bien sûr, il y a Bouddha, qui depuis toujours veille sur elle, jouant un rôle important dans son parcours, mais Bouddha est-il un homme ?

Il s’agit, nous l’avons précisé plus haut, d’une transcendance (pour les vietnamiens, une divinité qui vient en aide aux faibles et aux malheureux) et non pas d’un homme au sens charnel du terme.

Ce conte dit donc encore deux choses essentielles, et il le dit aussi bien aux filles qu’aux garçons : premièrement, il suscite une réflexion sur la place et le rôle des hommes et des femmes, dans la société, dans le couple et dans la famille, (et cela au sein d’une société plutôt rigide en ce qui concerne la place primordiale de l’homme) et deuxièmement, il dit que tout être humain a un destin décidé par une force qui le dépasse et qui finira par s’accomplir, si on accepte de se laisser guider par lui, quels que soient les agissement d’autres humains pour le contrecarrer. L’acceptation de son destin sert de tiers pour mettre à distance les pulsions de désir, de haine et de jalousie qui animent les humains.

C’est assez dire la portée universelle et intemporelle de ce conte, dans sa version vietnamienne.

  1. Nous utiliserons principa-lement dans notre étude com- parative : pour la version occi-dentale (que nous appellerons V. O) les textes de Grimm et de Perrault, pour la version vietnamienne (V.Vn) la première version écrite, traduite en français par Do Lam Chi Lan.
  2. Selon Huu Ngoc (2007) l’élé-phant représente la douceur, la docilité, l’intelligence, la fidélité et la force. Il est considéré comme une monture royale et même divine.
  3. Il ne s’agit pas d’un subterfuge, mais d’une pratique courante dans la famille traditionnelle du Vietnam.