Article de dossier

 Myriam Harleaux, Sénégal 2002. Source

La double étrangeté de l’enfant venu d’ailleurs, accueilli en adoption internationale


Bernard GOLSE

Bernard Golse est pédopsychiatre-psychanalyste (membre de l’Association Psychanalytique de France), Chef du service de Pédopsychiatrie de l'Hôpital Necker-Enfants Malades, 149 rue de Sèvres, 75015 Paris, Professeur de Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université René Descartes (Paris 5) / Inserm, U669, Paris, France / Université Paris-Sud et Université Paris Descartes, UMR-S0669, Paris, France / LPCP, EA 4056, Université Paris Descartes / CRPMS, EA 3522, Université Paris Diderot, Membre du Conseil Supérieur de l’Adoption (CSA), Ancien président du Conseil National pour l’Accès aux Origines Personnelles (CNAOP), Président de l’Association Pikler Loczy-France, Président de l’Association pour la Formation à la Psychothérapie Psychanalytique de l’Enfant et de l’Adolescent (AFPPEA).

Alvarez L, Golse B. La Psychiatrie du bébé. Paris: P.U.F., Coll. «Que sais-je?»; 2008.

Brazelton TB. Points forts – Les moments essentiels du développement de votre enfant de 0 à 3 ans. Paris: Stock; 1993.

Bydlowski M. La transparence psychique de la grossesse. Études freudiennes 1991; 32: 2-9.

Bydlowski M. Je rêve un enfant. L’expérience intérieure de la maternité. Paris: Odile Jacob; 2000.

Cramer B, Palacio-Espasa F. La pratique des psychothérapies mères-bébés. Études cliniques et techniques. Paris: P.U.F., Coll. «Le Fil rouge»; 1983.

Ferenczi S. Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (1932), Le rêve du nourrisson-savant, extraits du «Journal clinique» (Préface de G. Hanus-Revidi). Paris: Payot, Coll. «Petite Bibliothèque Payot»; 2004.

Freud S. L’inquiétante étrangeté (1919). In: Essais de Psychanalyse appliquée. Paris: Gallimard, Coll. «Idées»; 1971. p. 163-210.

Kristeva J. Étrangers à nous-mêmes. Paris: Fayard; 1988.

Lebovici S. En l’homme, le bébé. Paris: Flammarion, Coll. «Champs»; 1994.

Mahler MS, Pine F, Bergman A. La naissance psychologique de l’être humain (1975). Paris: Payot, Coll. «Science de l’homme»; 1980.

Missonnier S. La consultation thérapeutique périnatale. Un psychologue à la maternité. Ramonville Saint-Agne: Érès, Coll. «La Vie de l’enfant»; 2003.

 

Pour citer cet article :

Golse B. La double étrangeté de l’enfant venu d’ailleurs, accueilli en adoption internationale. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2012, volume 13, n°2, pp. 144-150


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La double étrangeté de l’enfant venu d’ailleurs, accueilli en adoption internationale

L’enfant accueilli par le biais d’une adoption internationale est un « étranger » à double titre : comme support des projections parentales inconscientes (comme tout enfant, y compris les enfants biologiques) d’une part, et du fait de l’étrangeté ethnique souvent en cause dans ce cadre, d’autre part. Après avoir rappelé les principales représentations parentales concernant l’enfant à venir, l’auteur propose alors de penser la procédure d’agrément comme une sorte d’équivalent imaginaire et symbolique de la grossesse psychique habituelle. Le travail se conclut sur une réflexion concernant les différents types d’altérité que l’enfant peut et doit revêtir pour ses parents, adoptants ou non.

Mots clés : adoption internationale, agrément, altérité, enfant adopté, enfant imaginaire, parentalité, processus psychique, représentation.

The twofold strangeness of internationally adopted children

The internationally adopted child is a « stranger » in two respects : as support for parental projections (as every child is, even a biological one) on the one hand, and due to his ethnic strangeness on the other hand. After describing the principal parental representations of the child to come, the author proposes to think of the agreement procedure as an imaginary and symbolic equivalent of the usual mental pregnancy. The article concludes with a reflection about the different types of alterity that a child can and must endorse for his parents, whether they are adoptive parents or not.

Keywords: adopted infant, imaginary child, international adoption, otherness, parenthood, psychological process, representation.

Los niños adoptados desde otro país : dos veces extraños-extranjeros

Los niños recibidos por vía de una adopción internacional es un “extranjero” por partida doble : como soporte de las proyecciones parentales inconscientes (como todo niño, incluso los hijos biológicos) de una parte, y del hecho del carácter de extranjería étnica a menudo implicado en este contexto. Después de haber evocado las principales representaciones parentales que conciernen el niño a venir, el autor propone una reflexión sobre el proceso legal de autorización de la adopción como una especie de equivalente imaginario y simbólico del embarazo psíquico habitual. El trabajo concluye en una reflexión acerca de los diferentes tipos de alteridad que el niño puede y debe encarnar para sus padres, adoptantes o no.

Palabras claves: adopción internacional, alteridad, autorización de adopción, niño adoptado, niño imaginario, parentalidad, proceso psíquico, representación.

Sur les 4000 adoptions réalisées en France chaque année, 3000 environ concernent des enfants originaires de l’étranger, ce qui correspond à trois adoptions internationales pour une adoption nationale. La question est donc d’importance quantitative et qualitative car nos procédures d’agrément se doivent de tenir compte de cette dimension statistique.

Après avoir rappelé que l’enfant, biologique ou adopté, est toujours porteur d’une part d’étrangeté pour les adultes qui l’accueillent et qui l’élèvent, nous dirons quelques mots des représentations mentales des adultes quant à l’enfant ou à l’enfance, avant d’aborder la question de la dynamique psychique qui se joue dans le cadre de la procédure d’agrément, et de conclure sur l’enfant en tant qu’autre obligé, d’abord dérangeant, puis familier, pour tous ceux qui sont amenés à en prendre soin, dans quelque cadre que ce soit. Ce dernier point nous amènera à préciser les différents types d’altérité que l’enfant doit pouvoir revêtir dans le regard de ses parents, au prix d’une fort subtile dynamique processuelle initiale, à la fois développementale et interactive.

L’enfant, cet étranger à demeure

Tout enfant qui arrive dans une famille, par essence, dérange l’ordre relationnel qui lui préexiste et il importe d’ailleurs qu’il en aille ainsi, sinon à quoi bon naître ou arriver dans une famille ? Le contraire serait inquiétant car un enfant qui ne dérangerait rien serait un enfant non investi par son entourage, soit un enfant dont l’existence ne serait pas prise en compte, véritable déni d’existence à valeur d’affront narcissique majeur ! Bien entendu, dans la plupart des cas, il s’agit d’un « dérangement » structurant, donnant lieu à ce qu’on a pu appeler une crise d’identité familiale grâce à laquelle chacun doit, rapidement, trouver ou retrouver de nouvelles marques identificatoires, les parents, comme les éventuels frères et sœurs aînés, voire les grands-parents et les autres membres proches de la famille nucléaire. Dans certains cas, rares et pathologiques, ce remaniement psychique intrafamilial s’avère délétère par le biais d’une souffrance psychique de tel ou tel membre du groupe qui ne parvient pas à intégrer l’arrivée du nouveau venu.

Ceci étant dit, si dérangement il y a, c’est parce que l’arrivée de tout enfant, qu’il soit biologique ou adopté, est porteuse en elle-même d’une part d’étrangeté, et même d’une double étrangeté en cas d’adoption internationale. Tout enfant représente en effet un lieu d’élection pour les projections parentales bien étudiées, actuellement, dans le cadre de la psychiatrie du bébé (Alvarez & Golse 2008 ; Cramer & Palancio-Espasa 1983 ; Missonnier 2003). Ces projections, supports des mandats transgénérationnels inconscients (Lebovici 1994), font de l’enfant le réceptacle de certaines parties de l’inconscient parental, inconscient dont on sait qu’il représente, par essence, une part de notre psychisme étrangère à nous-mêmes, selon l’expression de J. Kristeva (1988).

Tout enfant, même biologique, se présente donc d’abord comme un étranger, un étranger à demeure qu’il va falloir adopter tout au long de sa vie – et qui doit aussi nous adopter, afin qu’un sentiment d’appartenance mutuel et réciproque s’établisse et s’instaure durablement. L’enfant venu d’ailleurs, via l’adoption internationale, se trouve ainsi être porteur d’une double étrangeté puisqu’à cette étrangeté fondamentale, liée à la projection sur lui de notre propre inconscient, vient s’ajouter l’étrangeté liée à son origine géographique lointaine et à son apparence ethnique parfois très différente de celle de ses parents adoptifs, le choix du terme « d’étrangeté » nous renvoyant au concept « d’inquiétante étrangeté » que S. Freud a proposé pour évoquer la perplexité qui se saisit de nous, face à certains objets, ou face à certaines situations dont la dimension de vivant, d’humain ou de pareil que nous, nous interroge profondément, en suscitant une certaine angoisse ou une certaine anxiété (Freud 1919).

Les « bébés-dans-la-tête » des adultes

Il s’agit de groupes de représentations mentales concernant l’enfant, ou plus généralement l’enfance, et qui s’organisent progressivement dans le psychisme, c’est-à-dire dans la tête des adultes (parents ou professionnels). Le concept « d’enfant imaginaire » a ainsi été décliné par S. Lebovici dans ses quatre aspects principaux : l’enfant fantasmatique, l’enfant rêvé, l’enfant narcissique et l’enfant mythique ou culturel (Lebovici 1994). L’enfant fantasmatique correspond à un groupe de représentations inconscientes, très profondément inscrites dans le psychisme de tout un chacun, car s’étant mises en place tout au long de l’existence, et renvoyant aux représentations que chacun se donne des bébés et des enfants. L’enfant rêvé correspond à un groupe de représentations conscientes ou préconscientes forgées par le couple parental dès que celui-ci s’est rencontré et a commencé à élaborer un désir d’enfant avec toutes les rêveries qui s’y attachent. L’enfant narcissique est celui qui a mission de faire mieux que nous, de compenser nos espoirs déçus, nos illusions perdues et nos attentes trompées… C’est l’enfant qui va venir réparer nos échecs éventuels, nous prolonger au-delà de nos limites et de notre propre finitude, lourde charge à l’évidence et toujours ambivalente. L’enfant culturel, enfin, correspond aux représentations collectives qu’une société ou un groupe socioculturel particulier, se donne, à un moment de son histoire, des enfants et de l’enfance. On sait qu’aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, l’enfant est ainsi souvent perçu comme rare, précieux, se devant d’être parfait, de plus en plus tardif dans la vie des couples et se voyant, alors, sommé d’être de plus en plus vite autonome. L’enfant imaginaire et l’enfant réel ne sont pas superposables, il existe toujours entre eux un certain écart qui ne doit être ni trop petit, ni trop grand, afin que l’imprévu soit intégrable. Or, ces différentes représentations qui composent l’enfant imaginaire ont tendance à se figer avec le temps et l’on sait que plus on attend quelque chose de précis, plus l’on risque d’être déçu.

Les parents adoptants étant, dans la grande majorité des cas, sensiblement plus âgés que les parents biologiques (du fait d’un parcours préalable d’assistance médicale à la procréation lié à leur infertilité), le risque d’un trop grand écart entre l’enfant réel (l’enfant de chair et d’os qui sera accueilli) et l’enfant imaginaire se trouve alors augmenté, la trop longue durée de l’attente d’un enfant pouvant également, par elle-même et indépendamment de l’âge des parents, accentuer cet écart. Le risque est encore plus grand en cas d’adoption internationale, du fait de la double étrangeté évoquée ci-dessus.

La « grossesse psychique » des candidats à l’adoption

Sous le terme de « grossesse psychique », nous entendons l’ensemble des remaniements représentationnels qui se jouent dans la tête des futurs parents au cours de la grossesse physique de la mère. Ces remaniements préparatoires semblent tout à fait nécessaires à l’accueil du nouveau-né dans des conditions psychoaffectives satisfaisantes, afin de mettre en place un juste écart (ni trop petit, ni trop grand) entre l’enfant réel (celui qui se trouve accueilli, en chair et en os) et l’enfant imaginaire. Notre hypothèse est que la procédure d’agrément va, dans les cas favorables, donner aux candidats à l’adoption, futurs parents adoptifs, l’opportunité de vivre un équivalent de cette grossesse psychique et que ceci, en dépit de l’absence de grossesse physique, s’avère éminemment favorable quant à l’accueil de l’enfant qui leur sera confié.

Dans notre pays, la durée maximum de cette procédure d’agrément a été fixée, de manière symbolique, à neuf mois (entre la date d’ouverture du dossier et celle de la réunion de la commission d’agrément), ce qui va bien dans le sens de notre propos de considérer cette période de la procédure d’agrément comme une période de « grossesse psychique ». Il est clair que certains candidats à l’adoption, mus par l’intensité de leur désir d’enfant, jugent ces dispositions lourdes et pénibles. En réalité, nombre de candidats ont un avis moins négatif et considèrent que cette période de la procédure d’agrément a pour eux un effet bénéfique en les amenant à se poser des questions auxquelles ils n’avaient pas encore forcément pensé, en les invitant à préciser leur projet spécifique et en les conduisant à se formuler à eux-mêmes leurs attentes de manière plus dynamique.

À la lumière de l’expérience qui est la nôtre au sein du Conseil Supérieur de l’Adoption, et en tant que pédopsychiatre recevant régulièrement des candidats à l’adoption dans le cadre d’une consultation centrée sur les problèmes de filiation (au sein de l’association Phymentin), l’hypothèse que nous souhaiterions défendre, ici, est que, dans les cas favorables, cette période de la procédure d’agrément peut avoir valeur, véritablement, de « grossesse psychique » pour les futurs parents adoptifs et qu’elle a alors un rôle très important pour préparer un accueil constructif de l’enfant qui leur sera confié (en cas d’agrément accordé). Il nous semble en effet que les divers entretiens qui sont proposés aux candidats par des professionnels d’horizons différents leur offrent l’occasion – quand ils sont bien conduits, c’est-à-dire sans aucune dimension de pouvoir ou d’inquisition déplacée – de redonner un espace de liberté aux différentes représentations mentales de l’enfant imaginaire, ainsi qu’aux différentes thématiques qui s’y attachent.

Il n’y a, bien sûr, pas de recette technique qui puisse être donnée. Chaque professionnel va intervenir avec les références qui sont les siennes, son tact personnel et sa sensibilité particulière à la problématique de l’adoption. Ceci étant, le récit par les parents de l’histoire de leur projet d’adoption (ses motivations, ses liens avec leur propre histoire, son vécu…) est susceptible de favoriser leur accès à la parentalité en venant tranquilliser les représentations qu’ils se font de leur propre enfance et, si cela se trouve au cœur même de la dynamique de la procédure d’agrément, le pédiatre éventuellement consulté peut fort bien également travailler dans ce sens.

À partir de là, c’est l’écart entre l’enfant imaginaire et le (futur) enfant réel qui va pouvoir être ajusté en redonnant une place à l’acceptation de l’imprévu. Mais c’est aussi une certaine forme de « transparence psychique » décrite par M. Bydlowski (1991, 2000) qui, dans les cas les plus heureux, va pouvoir être enclenchée et il y a certainement là un indice précieux, et émouvant, de l’efficacité de la procédure d’agrément. Sous le terme de « transparence psychique », on désigne l’abaissement des résistances psychiques qui s’observe souvent au cours du dernier trimestre de la grossesse et qui fait que toute une série de matériaux psychiques habituellement refoulés vont alors pouvoir apparaître, se dire et devenir conscients, matériaux ayant trait à la petit enfance de la femme et concernant, notamment, la nature de ses conflits avec sa propre mère. Ce processus, assez fréquent dans la dynamique psychique de la grossesse biologique, peut donc également s’observer, dans les bons cas, au cours de la procédure d’agrément elle-même.

Bien entendu, en cas d’adoption, ce processus ne se joue pas entre un enfant-dans-le-ventre et un enfant-dans-la-tête, mais entre un enfant-dans-la-tête et un enfant-réel-encore-ailleurs, ce qui, mutatis mutandis, peut tout de même comporter quelques analogies. Finalement, on a parfois le sentiment que ces entretiens, et surtout si l’on a l’occasion de les répéter, vont fonctionner comme des moments comparables aux touchpoints de T.B. Brazelton (1993), et ce n’est certes pas là le moindre de leurs intérêts. Les touchpoints ont été décrits par T.B. Brazelton, principalement au cours des premières années de la vie, comme des moments particuliers du développement au cours desquels a lieu un mouvement évolutif particulier chez l’enfant qui offre une fenêtre d’action particulièrement efficace quant à un éventuel remaniement, en profondeur, des liens et des relations qui se sont instaurés entre l’enfant et ses partenaires interactifs principaux (parents et fratrie). Tout se passe ici comme si la procédure d’agrément donnait alors accès à un (ou à des) touchpoint(s) durant la période précédant l’accueil de l’enfant, soit entre ses futurs parents et leur enfant (encore) imaginaire, à l’image du touchpoint prénatal qu’on observe, souvent, en fin de grossesse biologique, et qui se trouve précisément lié à la transparence psychique évoquée ci-dessus.

L’enfant en tant qu’autre

On parle souvent de fusion ou de symbiose pour décrire les premiers temps de la rencontre et de la relation entre ses parents, et singulièrement sa mère, et le nouveau-né. Toute une vision de la psychopathologie infantile telle que celle proposée par M. Mahler et coll. (1975) s’est ainsi développée à partir de ce concept qui a pu faire méconnaître, nous semble-t-il, les bienfaits d’une fusion initiale qui ne soit pas entravante ou délétère (psychotisante). En réalité, il y a fusion et fusion, de même qu’il y autre et autre.

Expliquons-nous un tant soit peu. Le nouveau-né fait toujours figure d’intrus dérangeant, comme nous l’avons indiqué dès l’introduction de cet article, et ceci peut d’ailleurs être difficile à reconnaître et à admettre dans le cadre d’une certaine imagerie idéalisante, imagerie qui sous-tend encore, on le sait, toute une série de résistances collectives et socioculturelles à l’égard des dépressions maternelles, par exemple. Même pour des parents biologiques, la rencontre concrète avec leur bébé nouveau-né peut être à l’origine d’un sentiment d’étonnement, pour ne pas dire de désarroi, face à ce nouvel être qui leur appartient en quelque sorte sans qu’ils se le soient pourtant encore approprié. L’étonnement se centre alors souvent sur la complétude somatique de ce bébé qui ne reconnaît cependant pas encore ses parents comme tels, qui est porteur de toute une histoire prénatale encore impartageable et qui n’est pas encore entré dans un véritable processus d’humanisation. Ce « nourrisson-savant » selon l’expression de S. Ferenczi (1932) est-il bien à nous, est-il bien le nôtre ? Que sait-il encore de là d’où il vient ? Est-il plus initié que nous aux mystères des origines, de ses origines ? Est-ce vraiment nous qui l’avons fait ? Telles sont quelques-unes des questions qui peuvent ainsi assaillir les parents au moment de la naissance de leur enfant, et qui sont sans doute importantes pour préparer la future altérité constructive de ce nouvel individu. Ces questionnements sont évidemment, on le sent bien, maximalisés en cas d’adoption, et singulièrement d’adoption internationale, l’enfant étant accueilli plus grand et déjà porteur de toute une histoire qui échappe généralement en grande partie aux adultes qui vont devenir ses parents. Autrement dit encore, la fusion ne serait pas première, mais plutôt une défense contre un risque d’altérité initiale ressentie par les parents comme trop inquiétante, l’altérité véritablement structurante et nécessaire – soit celle qui amènera un jour les parents à considérer leur enfant comme une personne à part entière – ne pouvant peut-être se mettre en place que secondairement, après un mouvement de fusion apprivoisante et appropriative. Tout ceci pour dire qu’en cas d’adoption internationale, le risque d’altérité initiale excessive est grand et que la phase fusionnelle, aussi délicate soit-elle à vivre dans ce cadre, demande à être soigneusement accompagnée afin que l’enfant puisse devenir, un jour, un autre familier et familial, un enfant dont les parents adoptifs puissent, comme tout parent, se dire : c’est un autre-que-moi, mais un autre-qui-est-le mien.

Conclusion

À l’heure actuelle, la procédure d’agrément des candidats à l’adoption ne peut plus être pensée sans faire référence à tout ce nous avons appris quant aux processus de parentalisation. La période de la procédure d’agrément peut alors être conçue en des termes nouveaux qui font d’elle l’équivalent d’une authentique « grossesse psychique ». Cette vision dynamique de cette situation particulière fait désormais partie intégrante de la psychiatrie périnatale, et plus précisément de la partie prénatale de celle-ci, impliquant à la fois la future mère et le futur père dans la perspective d’une rencontre fructueuse avec l’enfant qui va devenir le leur. Cette « grossesse psychique » de la procédure d’agrément est encore plus précieuse en cas d’adoption internationale qui va réclamer un ajustement délicat entre les parents adoptifs et l’enfant venu d’ailleurs.

Même l’enfant biologique est d’abord un autre pour ses parents, mais un autre dont les processus d’affiliation et d’inscription dans ses filiations vont permettre qu’il passe, plus ou moins progressivement, d’un statut d’autre menaçant à un statut d’autre familier (ou familial).

Il va de soi qu’un accompagnement des parents, au-delà de la période d’agrément, s’avère souvent utile et que, de ce fait, il nous reste à penser des lieux d’écoute des parents qui leur soient facilement accessibles, après l’accueil de l’enfant, le processus d’adoption s’avérant finalement un processus chronique qui se déploie dans la durée.